La Russie vise à triompher dans la bataille pour la «suprématie culturelle»

Vladimir Poutine a signé le 5 septembre 2022 le concept de la politique humanitaire de la Russie à l’étranger. Ce document définit les objectifs de la politique humanitaire de la Fédération de Russie à l’étranger : former une perception objective du pays dans le monde, aider les étrangers à comprendre les subtilités de l’histoire de la Russie et sa place dans l’histoire et la culture mondiales. Le décret présidentiel stipule également que la composante humanitaire est une partie importante de la politique étrangère et que la culture a un rôle particulier à jouer à cet égard.


Le conflit en cours en Ukraine a révélé, au-delà des considérations géopolitiques et géostratégiques qui sont elles évidentes, l’immense enjeu culturel derrière le choc actuel des civilisations. Cela apparait désormais clairement par la déclaration du Président russe Vladimir Poutine qui veut gagner la bataille pour la «suprématie culturelle».  C’est ainsi qu’il a signé le décret sur le “concept de la politique humanitaire de la Fédération de Russie” le lundi 5 septembre 2022 où il affirmait que la Russie est le “gardien des valeurs traditionnelles” sans interférer dans les affaires des autres pays, face à l’Occident “libéral”.

Le décret appelle la politique étrangère du pays à contrer ce qu’elle appelle une campagne visant à discréditer la Russie et ses objectifs. Il affirme que la Russie est de plus en plus considérée à l’étranger comme un gardien des valeurs morales, sociales et familiales traditionnelles contre ce qu’il décrit comme «l’imposition agressive de vues néolibérales par un certain nombre d’États», rapporte Bloomberg. «La bataille pour la suprématie culturelle s’intensifie sur la scène mondiale», selon la déclaration signée par Vladimir Poutine. “Des siècles d’histoire ont donné à la Russie un riche patrimoine culturel et un potentiel spirituel qui l’ont placée dans une position unique pour diffuser avec succès les valeurs morales et religieuses traditionnelles russes”.

“Sur la scène mondiale, la lutte pour l’influence culturelle continue de s’intensifier avec la large implication de nouveaux centres de pouvoir en son sein. La mondialisation non seulement contribue encore à l’enrichissement mutuel des cultures nationales, mais menace également l’identité culturelle des pays et des peuples. À cet égard, lors de la mise en œuvre de ce concept, il convient de prendre en compte l’augmentation du nombre de tentatives visant à minimiser l’importance de la culture russe et des projets humanitaires russes, à diffuser et à imposer une interprétation déformée des véritables objectifs de la Russie pour familiariser la communauté mondiale avec son héritage culturel et ses réalisations dans divers domaines humanitaires, discréditent le monde russe, ses traditions et ses idéaux, en les remplaçant par des pseudo-valeurs”, lit-on au point 9 du décret.

La bataille mondiale pour la suprématie culturelle

L’étude du pouvoir de la culture dans la politique internationale est une question très compliquée et difficile car elle a été moins explicitement utilisée dans les analyses et la théorisation des éléments culturels. D’où le fait que le rôle de la culture comme facteurs politique, sécuritaire et économique, n’est pas apparent dans le théorie des relations internationales. De nombreux chercheurs ont constaté qu’il n’est pas possible d’atteindre la profondeur des relations entre les nations uniquement en s’appuyant sur les facteurs politiques et économiques purs. Ils prescrivent de se concentrer aussi sur les questions culturelles afin de parvenir à une connaissance réaliste des relations internationales.

Dans la tradition et la coutume communes de la politique internationale, la culture est essentiellement appelée soft power (puissance douce). Ce qu’il est évident et compris du contenu des propos des universitaires, dans l’explication du soft power, c’est que le soft power est le produit et le résultat d’une imagination positive, d’une présentation autojustificatrice, d’une acquisition de crédibilité dans les pensées publiques nationales et internationales, du pouvoir d’influence indirecte avec satisfaction sur les autres etc., de sorte qu’aujourd’hui, cette interprétation du pouvoir est utilisée contre le hard power et les facilités qui s’accompagnent en quelque sorte de violence physique et de force. Par conséquent; on peut dire que le soft power est la capacité de former les préférences des autres et son style est la persuasion tandis que le hard power force et oblige.

Joseph Nye, l’un des pionniers de la discussion sur le soft power, dans le livre intitulé The Application of Soft Power, estime que le soft power est l’attention particulière portée à l’occupation de l’espace mental d’un autre pays par l’attraction et qu’un pays atteint également le soft power quand il est capable d’utiliser l’information et la sagesse pour régler des sujets conflictuels et tirer les conflits pour en tirer profit (Nye, 2003, p.10). Ce qui double l’importance de cette question, c’est son effet sur la politique mondiale et ses applications notamment dans le choc des civilisations, dans le dialogue entre les peuples, dans l’idée de la fluidité culturelle et devant les idéologies controversées, etc.

C’est clairement sur cette lancée que se trouve Vladimir Poutine quand il présente la Russie comme un bastion des valeurs conservatrices. Le mois dernier, il a relancé un titre de l’ère soviétique de “Mère héroïne” pour les femmes qui ont eu au moins 10 enfants, un prix créé pour la première fois sous Joseph Staline. En même temps, la Russie a longtemps reproché aux États-Unis et à l’Europe de faire progresser les droits des minorités sexuelles et a affirmé la priorité des intérêts sociaux collectifs contre l’individualisme libéral. Il a interdit le mariage homosexuel dans la constitution l’année dernière et les législateurs font pression pour une législation qui resserrerait les restrictions déjà strictes sur la propagande LGBTQ. Tout cela s’inscrit dans le cadre d’une lutte culturelle hardie entre les superpuissances mondiales.

Ainsi, Vladimir Poutine compte donc désormais sur la culture pour renforcer l’influence de la Russie en essayant de consolider les valeurs culturelles de son peuple et en les présentant non plus comme un archaïsme selon le modèle conceptuel occidental “libéral”, mais comme une affirmation décomplexée de soi et une résistance conquérante dans le domaine de la politique culturelle mondiale.

Pour aller plus loin

Nye, Joseph S., Jr. 2005. Soft Power: The Means to Success in World Politics. PublicAffairs Books. Copy at http://www.tinyurl.com/mug36ku

Nye, Joseph S., Jr. 2004. The Benefits of Soft Power. Harvard Business School Working Knowledge. https://hbswk.hbs.edu/archive/the-benefits-of-soft-power

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