Souffrance et désespoir : crise humanitaire au Congo

Témoignage d’Anne C. Edgerton de Refugees International devant le Sous-comité des opérations internationales et des droits de l’homme du Comité des relations internationales de la Chambre des représentants des États-Unis lors du cent septième congrès, première session, 17 mai 2001, volume 4 | Source : Refugees International | Traduction et mise en forme de Baraka B. Joseph.


Je tiens à remercier la présidente de la sous-commission des opérations internationales et des droits de l’homme, la représentante Ileana Ros-Lehtinen, d’avoir donné l’occasion à Refugees International (RI) de témoigner sur la crise humanitaire actuelle qui se déroule au Congo et sur la question du recrutement des enfants soldats. Je suis revenu il y a exactement une semaine d’une mission d’évaluation humanitaire de cinq semaines du RI dans la région des Grands Lacs d’Afrique, y compris la République démocratique du Congo, une région dans laquelle j’ai travaillé, étudié et écrit depuis janvier 1995. Mon focus sur cette mission portait sur les questions suivantes : les déplacements internes causés par l’insécurité persistante ; l’accès humanitaire aux populations déplacées ; l’ampleur du retrait des forces étrangères du Congo et son impact ; et la démobilisation des enfants soldats. Dans chacun de ces domaines prioritaires, la situation était pire que ce que RI avait prévu.

RI reconnaît qu’il y a eu des développements positifs au Congo cette année : la destitution de Laurent Kabila ; l’installation à la présidence de son fils Joseph, qui s’est engagé à œuvrer pour la paix ; le déploiement de soldats de la paix de l’ONU ; et les engagements des pays ayant des troupes au Congo à se retirer de la RDC et à soutenir l’accord de paix de Lusaka. La participation de 12 des 15 membres du Conseil de sécurité des Nations Unies à une vaste visite en RDC et dans les pays voisins souligne qu’il s’agit d’un moment d’opportunité pour la paix au Congo et dans la région des Grands Lacs.

Ces évolutions n’ont toutefois que peu d’impact positif immédiat sur le peuple congolais qui souffre depuis longtemps. Les déplacements se produisent toujours dans les zones reculées alors que les armées se retirent et se redéployent vers de nouveaux territoires du pays. L’accès à certaines populations s’est amélioré, mais les meurtres récents de six travailleurs du Comité international de la Croix-Rouge envoient un message dur selon lequel l’accès peut encore être problématique et que les travailleurs humanitaires peuvent être des cibles. Le recrutement d’enfants soldats non seulement se poursuit, mais augmente, le recrutement forcé ayant désormais lieu dans des zones plus reculées et dans des camps d’entraînement. En bref, je ne vois aucune raison, basée sur mon dernier voyage en RDC, de modifier la conclusion de RI sur la situation humanitaire dans ce pays en décembre 2000 : nulle part dans le monde l’écart entre les besoins humanitaires et la réponse de la communauté internationale n’est plus grand qu’en RDC. Ce fossé ne pourra être comblé que si la paix est instaurée et si l’aide humanitaire augmente considérablement.

Comme l’International Rescue Committee l’a récemment documenté, et comme ce Comité l’a déjà entendu ce matin, 2,5 millions de femmes, d’enfants et d’hommes sont morts rien que dans l’est du Congo à cause de la guerre qui a commencé en août 1998. L’estimation actuelle est de que deux millions de Congolais sont déplacés. À mesure que de nouvelles zones s’ouvrent, il est devenu possible de mener des enquêtes nutritionnelles qui révèlent des niveaux inquiétants de malnutrition. Dans certaines zones récemment accessibles, 35 % de la population interrogée souffre de malnutrition, dont 22% est sévère. Claude Jibidar du Programme alimentaire mondial à Bukavu, dans l’est du Congo, a rapporté que les résultats d’une évaluation nutritionnelle du PAM à Kasika montraient des données apparemment confuses : il y avait des taux de malnutrition plus élevés chez les adultes que chez les enfants. Lui et son équipe ont alors réalisé les implications : la plupart des enfants étaient déjà morts.

Ce qui se passe actuellement au Congo, notamment dans l’est, n’est rien de moins qu’un holocauste au ralenti. Pourtant, face à cette catastrophe humanitaire, la réponse de la communauté internationale, y compris des États-Unis, est incroyablement maigre. Les programmes d’urgence du système des Nations Unies sont sous-financés à 70% pour l’année civile 2001. Un récent bulletin d’information du Bureau de réponse humanitaire de l’Agence des États-Unis pour le développement international tente d’impressionner le lecteur occasionnel avec un chiffre de 68 millions de dollars d’aide à la RDC au cours de l’exercice 2001 en cours. Le problème est que la majeure partie de ce financement, soit 42,4 millions de dollars, prend la forme d’une aide alimentaire et d’une assistance médicale qui ne sont pas spécifiquement ciblées sur les régions orientales du Congo, où la mortalité est la plus élevée. Les engagements spécifiques pris par les responsables de l’administration précédente de faire de la crise au Congo une priorité humanitaire et politique majeure ont fait long feu après une réunion prometteuse de coordination et de planification de l’aide internationale à Genève en octobre 2000.

Les obstacles à l’acheminement de l’aide qui parvient au Congo sont énormes. L’accès aux civils touchés par la guerre est limité par deux grands facteurs : l’énorme territoire du Congo, non desservi par des routes en service, ce qui en fait le pays le plus coûteux au monde pour acheminer l’aide, et l’insécurité généralisée, résultat de la violence entre et entre trois mouvements rebelles, deux milices armées et cinq armées nationales sur le sol congolais, ce qui complique encore davantage l’acheminement dans la partie orientale du pays et empêche souvent l’accès aux populations vulnérables pendant des mois. L’effort symbolique de la communauté internationale pour résoudre le conflit et faciliter la mise en œuvre de l’Accord de paix de Lusaka est le déploiement à ce jour de 1 784 observateurs et soldats collectivement connus sous le nom de MONUC. Lorsque les troupes de la MONUC ont été déployées, le peuple congolais les a accueillies avec beaucoup d’enthousiasme et d’attente. Cependant, au fil du temps, de plus en plus de questions se posent quant à l’étendue de leur mandat. Leur nombre limité les empêche de protéger les travailleurs humanitaires, et encore moins la population civile. En effet, le rôle premier de la majorité des troupes de la MONUC est simplement de protéger les 484 observateurs qui les composent.

Démobilisation des enfants soldats

Il ressort clairement de la récente mission de RI que toutes les parties continuent de recruter des enfants soldats. Le recrutement forcé, répandu dans les villes il y a quelques mois, n’a pas cessé, mais suite aux protestations locales et internationales contre ce phénomène, l’attention s’est déplacée vers les zones rurales moins visibles. Toutes les parties continuent d’exprimer publiquement leur soutien à la démobilisation des enfants, mais, sur la base de dizaines d’entretiens, le point de vue de RI est qu’aucun parti, armée ou milice dans le conflit en cours au Congo ne s’est abstenu de recruter des enfants soldats. L’UNICEF, la principale agence des Nations Unies s’occupant de l’utilisation d’enfants soldats, tente d’aborder ce dilemme sur deux fronts : empêcher le recrutement et préparer la réintégration des enfants soldats. Cependant, comme toutes les parties continuent de recruter ouvertement, l’ONU a adopté deux normes minimales : ne pas recruter de nouveaux enfants soldats et ne pas envoyer d’enfants soldats sur les lignes de front. Aucune de ces normes n’est actuellement respectée. Même pour que ces normes minimales soient atteintes, l’ONU a besoin d’un soutien international. Alors que les donateurs expriment leur engagement en faveur des efforts de démobilisation des enfants, ils démontrent un manque évident de volonté de donner suite. L’année dernière, l’UNICEF-Kinshasa a demandé 15 millions de dollars pour ses programmes de démobilisation des enfants mais n’a reçu que 4 millions de dollars. L’UNICEF a déclaré à RI que cette année, ils avaient demandé encore moins et avaient jusqu’à présent reçu moins de promesses de don.

Recommandations

À la lumière de l’analyse ci-dessus, Refugees International formule les recommandations suivantes pour une réponse des États-Unis à la catastrophe humanitaire au Congo :

1. Les États-Unis devraient participer activement, soit de manière indépendante, soit par l’intermédiaire des Nations Unies, aux efforts visant à rétablir la paix en République démocratique du Congo. La paix en RDC est la clé pour parvenir à la paix et mettre fin aux souffrances dans la région des Grands Lacs, y compris le conflit actuel au Burundi.

2. Les États-Unis doivent fournir une aide humanitaire beaucoup plus importante à la RDC, en particulier dans la partie orientale du pays. Cette assistance doit être considérée comme un investissement dans la paix, donnant aux Congolais l’espoir que si le conflit commence à s’atténuer, leurs besoins fondamentaux pourront et seront satisfaits. Une priorité urgente est de soutenir les programmes de démobilisation afin d’offrir des alternatives économiques aux jeunes hommes qui n’ont connu que la vie militaire.

3. Les États-Unis devraient soutenir une expansion du mandat et de la taille de la MONUC. Le mandat doit inclure un soutien logistique aux efforts d’aide humanitaire en mettant les infrastructures de la MONUC, telles que les équipements de communication, le transport aérien, les camions et les entrepôts, à la disposition des agences humanitaires. La MONUC devrait au moins augmenter son déploiement initialement prévu de 5 500 soldats et il faudrait envisager de l’étendre davantage à mesure que la mise en œuvre de l’Accord de paix de Lusaka progresse.

4. Sur la question des enfants soldats, les États-Unis devraient augmenter le financement des programmes de démobilisation destinés aux enfants. Les déclarations publiques devraient se concentrer sur cette question, lorsque des preuves sont disponibles, démontrant que le recrutement se poursuit. Les États-Unis peuvent clarifier à toutes les parties, y compris aux pays étrangers impliqués dans le conflit, que le respect des droits de l’homme, y compris les droits des enfants, est un déterminant important de la légitimité internationale. Les États-Unis peuvent encourager et fournir les moyens à la RDC de mettre en œuvre la législation existante, adoptée il y a un an, pour démobiliser et réintégrer les enfants soldats.

5. Dès que possible, les États-Unis devraient travailler avec l’aide multilatérale et les institutions financières pour commencer la planification et la mise en œuvre d’un programme majeur de reconstruction des infrastructures pour la RDC. Il s’agit d’une occasion rare d’avancer vers la paix et de mettre fin à cinq années de combats en RDC, combats qui ont contribué à l’instabilité et à la pauvreté dans de nombreux pays voisins.

Les États-Unis et la communauté internationale doivent saisir cette occasion. Un investissement plus important dans la paix aujourd’hui permettra de sauver des milliers, voire des millions de vies demain et de remplacer le désespoir par l’espoir.

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