Pouvons-nous tirer les leçons du génocide au Rwanda ?

Par Uwe Friesecke. Cet article paraît dans Executive Intelligence Review – Volume 31, Number 18, May 7, 2004.


Le monde commémore l’horrible phase finale de la guerre au Rwanda, il y a dix ans, lorsque des centaines de milliers de Rwandais ont perdu la vie. Les Nations Unies, le gouvernement rwandais et de nombreux soi-disant experts ont défini comme génocide uniquement les événements survenus entre avril et juillet 1994 et insistent pour que la discussion soit limitée à ce qui s’est passé à l’intérieur de la zone contrôlée par le gouvernement du Rwanda pendant cette période. Certes, l’ampleur de la violence et de la brutalité que les êtres humains infligent à leurs concitoyens, souvent leurs plus proches voisins, est incroyable. Le massacre systématique de civils sélectionnés pour être assassinés en raison de leurs caractéristiques de groupe dépassait les limites de la compréhension humaine. Le meurtre d’environ 800 000 personnes en quatre mois au Rwanda n’a d’égal que les massacres de la population civile du Cambodge entre 1975 et 1978. Il s’agit clairement de l’une des pires catastrophes humaines depuis la Seconde Guerre mondiale.

Il faut déplorer que les quatre gouvernements occidentaux qui auraient pu intervenir militairement en avril 1994 pour mettre fin aux massacres – les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et la Belgique – ne l’aient pas fait, même s’ils étaient pleinement conscients des conséquences. Nous devrions également nous demander quelles leçons les Nations Unies devraient tirer de l’expérience de l’échec total de 1994. Mais, malheureusement, jusqu’à présent, ce débat a plutôt servi à disculper ceux dont les actions avant 1994 ont déclenché la dynamique du génocide, plutôt qu’à clarifier les leçons nécessaires à tirer.

Lorsque Yoweri Museveni et Paul Kagame, les actuels présidents de l’Ouganda et du Rwanda, ont commémoré les morts de 1994 lors d’une cérémonie d’État à Kigali (Rwanda), le 7 avril 2004, c’était une insulte cynique envers les innombrables victimes des guerres des 14 dernières années au Rwanda, au Burundi, en République démocratique du Congo (anciennement appelée Zaïre) et en Ouganda, car ces deux dictateurs en portent une part de responsabilité. Les aveux apparemment sincères du secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, et des gouvernements occidentaux pour leur échec en 1994 dissimulent malheureusement le fait que leur culpabilité va bien plus loin que le fait de ne pas avoir arrêté les massacres. Malgré toutes les protestations contraires, ni l’ONU ni les gouvernements occidentaux n’en ont tiré les leçons.

Le désastre du Rwanda s’est produit comme partie intégrante d’une méchante politique néocoloniale anglo-américaine pour le continent. L’essence de cette politique est que les conflits peuvent être manipulés pour établir des structures de pouvoir en Afrique, qui continuent le pillage des matières premières par des entreprises anglo-américaines, avec des entreprises françaises comme partenaires juniors. Et de ce point de vue, les conflits en Afrique sont nécessaires pour empêcher les gouvernements africains d’utiliser les richesses de leurs pays pour le développement et le bien-être économique de leurs populations. Les tragédies de l’Ouganda, du Rwanda, du Burundi et du Congo montrent clairement à quel point les gouvernements occidentaux méprisent régulièrement les principes du droit international lorsqu’ils entrent en conflit avec la réalisation de leurs propres intérêts de pouvoir.

Ironiquement, c’est le Times qui, le 7 avril, a reconnu la culpabilité de l’establishment anglo-américain. “Nous entendons rarement parler des péchés de commission les plus récents de l’Occident”, a écrit Mick Hume. “Paul Kagame, le président rwandais, a accusé la France d’aider à préparer le génocide en soutenant le régime dominé par les Hutu. On parle plutôt moins du soutien américain et britannique à l’autre camp dans la guerre civile au Rwanda, le Front patriotique rwandais dirigé par les Tutsis de Kagame. Le FPR était basé et soutenu par l’Ouganda, le principal mandataire anglo-américain dans la région. Les rebelles rwandais de l’armée ougandaise ont reçu une formation des Britanniques. Kagame a fréquenté une école d’état-major et de l’armée américaine au Kansas”. Le commentaire accuse même les institutions financières internationales de leur rôle : «En 1994, l’ingérence occidentale – et un programme d’«ajustement» sévère de la Banque mondiale – avaient contribué à transformer le Rwanda en une poudrière».

Le génocide de 1994 au Rwanda a été le point culminant d’un processus de réorganisation des structures de pouvoir en Afrique orientale et centrale au cours des années 1990, une politique de «changement de régime», même au prix d’un génocide. Cette politique était poussée depuis les années 1980 par une faction de l’establishment anglo-américain. Elle a réussi et a porté au pouvoir des gouvernements qui dépendent encore aujourd’hui des Anglo-Américains. Les dictatures de Kampala (Ouganda) et de Kigali (Rwanda), ainsi que les fragiles coalitions de régimes de Bujumbura (Burundi) et de Kinshasa (Congo), maintiennent sous contrôle cette région riche en matières premières et y pillent sans limite l’or, les métaux stratégiques comme le coltan, ainsi que des diamants et du bois. L’affirmation de ces régimes et de leurs soutiens à l’ONU et dans les gouvernements occidentaux selon laquelle ils ont apporté la démocratie, la bonne gouvernance et le développement économique à leurs pays est une grossière plaisanterie. Partout, la population continue de souffrir d’une pauvreté et d’une violence accrues, comme c’est le cas le plus dramatique dans le nord de l’Ouganda de Museveni. Au Rwanda, la vieille oligarchie, qui a dirigé le pays jusqu’en 1959, est revenue d’exil et a établi une emprise de fer sur le pays et, avec la bénédiction de l’ONU et de la communauté internationale, a fait taire toute opposition. Comme le souligne également le Times, le gouvernement de Kagame a habilement manipulé la mémoire du génocide de 1994 à son propre avantage. Il a notamment réussi à éviter d’être tenu pour responsable des crimes bien documentés que les troupes rwandaises ont commis plus tard, lors de la guerre de 1998-99 au Congo.

Guerres parrainées par les Britanniques et les États-Unis

Alison Des Forges, conseillère principale de Human Rights Watch à New York, est un exemple typique des experts partiaux dans le débat sur le génocide au Rwanda. Lors d’un séminaire début mars 2004 à l’Académie protestante de Loccum, en Allemagne, elle a reproché aux gouvernements américain et britannique de ne pas être intervenus en avril 1994, mais elle a nié leur responsabilité dans l’origine du génocide. Elle a déclaré qu’ils devraient répondre à de nombreuses questions, mais pas à l’accusation de génocide. Cette accusation ne s’appliquerait qu’aux auteurs des crimes du côté du gouvernement rwandais en 1994, dirigé par le président Juvénal Habyarimana. La réalité de ce qui s’est passé est ainsi obscurcie et ceux qui sont politiquement coupables au niveau supérieur de la politique stratégique ne sont pas appelés à rendre des comptes.

Grâce à des documents récemment publiés par les archives de la sécurité nationale des États-Unis et à divers témoignages tels que celui du lieutenant-général canadien Roméo Dallaire, qui commandait la force de l’ONU à Kigali en 1994, les gouvernements américain et britannique tout au long de 1993 et 1994 étaient bien informés de l’escalade de la violence au Rwanda. Les appels à l’aide de Dallaire ont toujours été rejetés. Le général allemand Manfred Eisele, qui était en 1994 secrétaire général adjoint de Kofi Annan, puis secrétaire général des opérations de maintien de la paix à l’ONU, a confirmé lors du séminaire de Loccum qu’une intervention militaire aurait été possible en avril 1994 pour mettre fin aux massacres. Plus tard, avec l’opération Hope visant à aider les réfugiés à Goma, au Zaïre, l’armée américaine a donné un exemple de la rapidité avec laquelle une intervention militaire peut être organisée.

Mais, selon Eisele, en avril 1994, ni l’ONU, ni les gouvernements du Conseil de sécurité n’avaient la volonté politique de décider d’une telle intervention militaire. Outre la petite force mal équipée de l’ONU (MINUAR) au Rwanda, il y avait des troupes américaines au Burundi voisin, des troupes françaises au Rwanda et en République centrafricaine voisine, des troupes belges au Rwanda et des troupes britanniques en Ouganda. Certains d’entre elles ont été utilisées pour évacuer les citoyens occidentaux du Rwanda lorsque les massacres se sont intensifiés, mais utiliser ces troupes disponibles pour renforcer la MINUAR, comme l’exigeait le général Dallaire, n’était pas à l’ordre du jour. Seul le Nigeria a présenté le 13 avril 1994 au Conseil de sécurité un projet de résolution visant à renforcer la MINUAR. Cette proposition a été fermement rejetée par la Belgique, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Le 21 avril, le Conseil a voté en faveur d’une réduction des effectifs de la MINUAR à 270 soldats. Dans le même temps, le Conseil a voté le doublement des effectifs de la force de l’ONU en Bosnie.

Les actions des gouvernements américain et britannique au Conseil de sécurité montrent que ce n’est pas la négligence ou des circonstances malheureuses qui ont conduit à la décision fatidique de retirer la MINUAR, mais plutôt une politique délibérée. Les gouvernements anglo-américains étaient simplement déterminés à changer le régime de Kigali et à porter au pouvoir le FPR de Kagame. Atteindre cet objectif stratégique était considéré comme plus important que mettre fin aux massacres. Par conséquent, une intervention militaire était exclue et, en juillet 1994, entre 500 000 et 800 000 Rwandais étaient morts.

Amener le FPR au pouvoir était la stratégie anglo-américaine depuis le début de la guerre en 1990. Elle a guidé l’approche diplomatique britannique et américaine lors des négociations de paix à Arusha, en Tanzanie, en 1993, où le régime Habyarimana a été soumis à un chantage pour qu’il accepte des dispositions suicidaires en faveur du FPR. Et cela a motivé le soutien militaire secret que le FPR a reçu des États-Unis et de la Grande-Bretagne.

Violation de la Charte des Nations Unies

En octobre 1990, le FPR envahit le Rwanda depuis l’Ouganda, d’abord sous la direction de Fred Rigyema, puis de Kagame, qui, pour cela, revenait d’un cours de formation militaire à Fort Leavenworth, aux États-Unis. En réalité, le FPR faisait partie intégrante de l’armée ougandaise de Museveni. Le gouvernement ougandais, quant à lui, ne pouvait rien faire sans le consentement des gouvernements britannique et américain. L’attaque du FPR contre le Rwanda, encouragée par Museveni, était à tous points de vue un acte d’agression contre un gouvernement légitime. Cela viole clairement l’esprit et la lettre de la Charte des Nations Unies. Mais les membres permanents du Conseil de sécurité, les États-Unis et la Grande-Bretagne, n’ont rien fait pour condamner ou arrêter la guerre du FPR. Au contraire, après sa défaite initiale face à l’armée rwandaise, le FPR a pu se regrouper et sortir renforcé en hommes et en matériel, en janvier 1991, pour une nouvelle et durable invasion du Rwanda.

L’article 1 de la Charte des Nations Unies stipule : «”Les buts des Nations Unies sont les suivants : 1. Maintenir la paix et la sécurité internationales et, à cette fin : prendre des mesures collectives efficaces pour prévenir et éliminer les menaces à la paix et pour réprimer les actes d’agression ou autres ruptures de la paix, et provoquer par des moyens pacifiques et conformément aux principes de justice et du droit international, l’ajustement ou le règlement des différends ou des situations internationales susceptibles de conduire à une rupture de la paix ;…”».

L’article 33 précise : «Les parties à tout différend dont la persistance est susceptible de mettre en danger le maintien de la paix et de la sécurité internationales doivent, avant tout, rechercher une solution par la négociation, l’enquête, la médiation, la conciliation, le règlement judiciaire, le recours aux organismes ou arrangements régionaux, ou tout autre moyen pacifique de leur choix».

Les dirigeants du FPR ont affirmé qu’ils avaient envahi le Rwanda pour régler la question des réfugiés et pour changer le gouvernement Habyarimana, parce qu’il était, de l’avis du FPR, dictatorial. De toute évidence, les deux raisons invoquées ne justifiaient pas la guerre, d’autant plus que le gouvernement rwandais avait déjà accepté en 1990 des compromis substantiels. Une commission conjointe rwando-ougandaise avait, avec l’aide du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, élaboré différentes options pour réintégrer les réfugiés dans la société rwandaise, et le président Habyarimana était prêt à changer l’État à parti unique. Ainsi, le différend entre le gouvernement rwandais et l’importante communauté en exil était en passe de trouver ce que l’article 33 de la Charte des Nations Unies appelait «une solution par la négociation, l’enquête et la médiation». Mais malgré le langage clair de la Charte des Nations Unies, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont non seulement aidé le FPR à déclencher la guerre, mais ont ensuite légitimé l’agresseur, le FPR, en lui accordant un statut égal à celui du gouvernement rwandais dans les négociations d’Arusha.

L’argumentation utilisée par le FPR pour justifier la guerre contre le Rwanda en 1990 ressemble aux arguments avancés par l’administration G.W Bush pour justifier la guerre contre l’Irak. Dans les deux cas, la guerre constituait une violation du droit international et de la Charte des Nations Unies. En Irak, après que la prétendue existence d’armes de destruction massive s’est révélée être une fraude, la seule raison qui restait était que le régime de Saddam Hussein était dictatorial et oppressif. Si un tel raisonnement était accepté comme justification de la guerre, le monde plongerait dans des guerres sans fin. Mais si cela s’avère politiquement opportun pour les puissances anglo-américaines, cet argument est utilisé, quelles qu’en soient les conséquences. Ce n’est peut-être pas un hasard si les origines de la stratégie du FPR visant à «résoudre» le problème des réfugiés rwandais par la guerre remontent à l’époque de l’administration Bush en 1988, lorsque le Comité pour les réfugiés, financé par le gouvernement américain et dirigé par Roger Winter a aidé à organiser un congrès du FPR à Washington, où la stratégie de guerre, non seulement pour résoudre la crise des réfugiés, mais aussi pour que les dirigeants du FPR accèdent au pouvoir à Kigali, a été adoptée.

Depuis lors, les cercles des gouvernements américain et britannique s’organisaient activement pour le FPR, en partie directement et en partie par l’intermédiaire du gouvernement et de l’armée ougandais. Comme l’indique le rapport du juge français Jean Louis Bruguière (EIR, 26 mars 2004), ce soutien opérationnel au FPR se serait poursuivi jusqu’à l’abattage fatidique de l’avion le 6 avril 1994, tuant les présidents Habyarimana et Cyprien Ntaryamira (du Burundi). Si l’opération a été planifiée par Kagame et Museveni, elle soulève immédiatement la question de savoir ce que les services de renseignement américains et britanniques en savaient. Étaient-ils activement impliqués ? D’après leur bilan en Afrique depuis les années 1960, cela ne serait pas du tout surprenant.

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