Les personnages oubliés de l’Histoire congolaise

Entretien* avec Macaire MANIMBA, Historien, Professeur des universités | Propos recueillis par Bob KILONGO, journaliste.


Professeur, bonjour !

L’émission d’aujourd’hui est intitulée « Les personnages oubliés de l’Histoire congolaise ». Pourquoi un tel titre ?

Bien des personnes demeurent méconnues malgré leur grand apport à la construction de la Nation congolaise. A vrai dire, ces personnages sont restés dans l’ombre ou tout simplement oubliés alors qu’on aurait pu les retrouver dans nos manuels d’Histoire. Ils se comptent par milliers. Pour des raisons pratiques, je vais, au cours de quatre émissions, présenter quatre d’entre eux : Le Belge Jef Van Bilsen, le Congolais Mfumu Paul Panda Farnana, le Franco-Britannique Edmund Dene Morel et l’Afro-américain Williams. Ces quatre figures de proue ont fait l’Histoire congolaise avec un grand H, et pourtant elles sont peu connues du grand public.

Dans quatre émissions, on va voir comment ces hommes ont été volontairement effacés de l’Histoire congolaise tout simplement parce qu’ils faisaient partie d’une minorité dérangeante. Je vais prendre le risque de les présenter aux auditeurs afin qu’ils soient mieux connus. Et tout ce que je vais faire, c’est de replacer chacune de ces quatre destinées dans son contexte géopolitique et social de manière à les sortir définitivement de l’ombre et de l’oubli.

Professeur, aujourd’hui, vous allez nous présenter la figure de Jef Van Bilsen à travers un article devenu célèbre : Le Plan de trente ans pour l’émancipation de l’Afrique belge. Pour commencer, pouvez-vous très rapidement donner aux auditeurs une courte biographie de Jef Van Bilsen ?

Van Bilsen est né le 13 juin 1913 à Diest dans le Limbourg, d’une famille catholique flamande. Avant de mourir le 24 juillet 1996 à Kraainem, il était docteur en droit de l’Université catholique de Louvain, militant du parti de l’extrême droite Verdinaso et professeur à l’Université de Gand. A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, il devient rédacteur colonial de l’agence de presse Belga à Léopoldville en 1946 où il rencontre, dès son arrivée, le gouverneur général de l’époque Pierre Ryckmans.

En 1949, il accepte le poste de secrétaire flamand du Centre Harmel, mis en place afin de rechercher une solution aux problèmes communautaires rencontrés par la Belgique. Parallèlement à cela, il assure encore la fonction de chef-adjoint du cabinet de Pierre Harmel, ministre catholique de l’éducation publique, de 1950 à 1954. On peut donc dire que le professeur Van Bilsen connaissait bien les arcanes de la vie politique belge. Et c’est grâce à cette connaissance qu’il va publier en 1955 son Plan de trente ans pour l’émancipation de l’Afrique belge.

Avant d’aller dans les détails du Plan Van Bilsen, dites-nous quelle en était la vocation parce qu’en réalité ce document n’émanait pas des services du gouvernement belge ?

Lorsque le professeur Van Bilsen publia son Plan de Trente ans en 1955, beaucoup sont ceux qui, en Belgique et au Congo, s’interrogeaient sur le sérieux d’un tel document. Toujours est-il que ce plan avait pour vocation, par la suite, à devenir un manifeste de la décolonisation belge. Car, avec ce plan, Van Bilsen émettait l’hypothèse qu’une période de trente ans serait nécessaire pour préparer l’élite congolaise avant d’accéder à l’indépendance.

Ce plan préconisait à la Belgique d’admettre de manière définitive une politique d’émancipation nette pour sa colonie du Congo et des territoires sous tutelle du Ruanda-Urundi permettant ainsi une décolonisation progressive en l’espace d’une génération.

Quel est le contexte international au moment de la publication du Plan de trente ans ?

Le contexte international avant la publication du Plan de trente ans est celui dominé par le grand mouvement d’émancipation politique des territoires colonisés, un mouvement émergé au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Plusieurs facteurs significatifs ont contribué à accélérer ce processus de décolonisation en Asie et en Afrique. Déjà en 1920, Mfumu Paul Panda Farnana, premier nationaliste congolais, avait demandé aux autorités coloniales de tout faire pour impliquer les autochtones dans la gestion de la colonie : « Jusqu’ici, écrivait-il, la colonisation du Congo n’a été que du vandalisme de ‘‘civilisateur’’ au profit de l’élément européen».

A sa suite, le prophète Simon Kimbangu avait tenu un discours hautement égalitaire lors de son procès à Thysville (Mbanza Ngungu) en 1921 : « Les Blancs deviendront les Noirs et les Noirs deviendront les Blancs ». Dans l’entre-deux-guerres, les Congolais, lassés par la politique de substitution pratiquée par l’administration coloniale belge, n’avaient pas cessé de hurler leur ras-le-bol, en réclamant prioritairement l’émancipation politique de leur pays.
Pour permettre aux auditeurs de saisir la portée historique du mouvement en faveur de l’émancipation politique du Congo entre 1945 et 1960, il faut citer quelques facteurs ou événements saillants qui l’ont marqué et qui ont ainsi contribué à précipiter la chute du régime colonial belge, notamment la Charte de San Francisco signée le 26 juin 1945, la dynamique anticolonialiste des Nations Unies avec la Déclaration des Droits de l’Homme et la tenue de la Conférence de Bandoeng en 1955.

Il faut surtout dire que dans ce contexte, les Etats-Unis, l’Union Soviétique et la Chine ont beaucoup pesé dans le sens de pousser la Grande Bretagne et la France à déclencher sans attendre le processus de décolonisation en Asie et en Afrique.
On se souvient, à ce sujet, les propos de M. Summer Wells, Secrétaire d’Etat américain aux Affaires étrangères. Très opposé à l’impérialisme franco-britannique et connu pour son franc-parler, il annonça la fin de l’ordre colonial en ces termes : « Si l’on veut avoir un monde paisible, le vieil ordre colonial d’exploitation et de répression doit être abandonné ».

Au Congo, les Nations Unies avaient-elles joué un rôle dans ce processus de décolonisation ?

Effectivement, l’ONU tenta dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’imposer la nouvelle dynamique anticolonialiste à la Belgique, farouchement attachée au respect de la Charte coloniale qui, on le sait, ne prévoyait nullement de conduire les peuples colonisés vers l’autonomie. Pour le petit royaume bilingue, en effet, il n’était pas question d’accorder aux Congolais le droit de se gouverner selon leurs propres lois. Sur le terrain néanmoins, la brutalité des événements, au Congo même et partout ailleurs au monde, indiquait clairement que les entreprises coloniales étaient vouées à l’échec. La débâcle française à Dien Bien Phu en Indochine (Vietnam) en 1954 vint d’ailleurs confirmer cet état des choses.

La Belgique se retrouva ainsi dans l’obligation d’amorcer des réformes allant dans le sens d’une réelle prise en charge des affaires politiques par les Congolais. C’est justement dans ce contexte que le professeur Jef Van Bilsen, voulant à sa manière anticiper les événements, souleva en 1955 la question jusque-là taboue : l’émancipation des territoires sous occupation belge en Afrique. La même année, alors que le roi Baudouin rentrait de son voyage au Congo, il publia son célèbre Plan de trente ans, qui allait jeter le pavé dans la mare politique congolaise.

Quelle est la genèse du Plan de trente ans ? Quel est son contenu ?

En décembre 1955, le professeur Arnold Antoine Jef Van Bilsen, en phase avec l’évolution de la situation politique prévalant dans les territoires sous occupation coloniale belge en Afrique et réconforté dans ses convictions par la débâcle française à Dien Bien Phu, publie dans la revue flamande De gids op Maatschappelijk Gebied son Plan de trente ans pour l’émancipation politique de l’Afrique belge, dont la version française parut en février 1956 dans Les Dossiers de l’Action sociale catholique.

Un rappel avant d’aller plus loin. La proposition d’émancipation progressive sur une période de trente ans faite par Van Bilsen fut, en réalité, une stratégie, une manœuvre visant à briser un tabou et à provoquer le débat autour du processus de décolonisation. En ces sens, elle comportait un aspect strictement tactique : « Etant donné qu’à peu près personne n’acceptait l’idée d’une décolonisation à moyen terme et étant donné le retard du Congo, un délai plus long rendait la proposition plus crédible ».

Van Bilsen avait bien vu. Un délai de trente an « paraîtrait raisonnable, et de ce fait certains préjugés disparaîtraient de telle façon qu’on puisse établir immédiatement un plan avec la participation des Congolais ».
Cette invitation à établir dans les meilleurs délais un plan fut, de toute façon, très mal accueillie tant par la classe politique métropolitaine que par les milieux coloniaux au Congo.

On accusa Van Bilsen de vouloir brader l’empire colonial. Mais même marginalisé pour ses prises de position, le professeur flamand était néanmoins convaincu d’une chose : une fois le débat engagé dans les milieux intellectuels belges et congolais, le gouvernement métropolitain se verrait obligé de constituer « un groupe de travail composé de membres du parlement et de personnalités indépendantes chargés de présenter une nouvelle politique coloniale – qui devait être une politique de décolonisation ».

Quelles étaient les grandes lignes du Plan de trente ans ?

Dans son Plan de trente ans, Van Bilsen ne se contenta pas que de fixer un délai (1955-1985). Il indiqua aussi les voies à suivre pour accéder sans heurts et sans bouleversements économiques majeurs à l’indépendance politique des colonies belges en Afrique. Pour cela, convaincu que l’émancipation politique du Congo et du Ruanda-Urundi était irréversible, il proposa prioritairement l’africanisation des cadres aussi bien dans l’administration que dans l’armée, le développement quantitatif et qualitatif des réseaux de scolarisation et de formation pour les Africains, la participation progressive mais effective des Africains aux affaires politiques de la colonie, la réduction et la suppression des barrières de couleur et de ségrégation raciale tant dans la vie quotidienne que dans la vie collective, la reconnaissance effective du droit des Noirs aux libertés publiques d’opinion, d’association et de culte.

Homme de terrain, Van Bilsen était bien conscient des difficultés inhérentes à la réalisation de ce plan. Aussi prit-il le soin de préciser que ces engagements arriveraient à leur plein épanouissement en 1985, un temps raisonnable, selon lui, pour former une nouvelle génération de cadres.

Pourquoi un délai de trente ans ?

Parce que, d’après le professeur Van Bilsen, c’était la seule solution réaliste. Imaginez que le Congo était régi par un régime de ségrégation, un apartheid de fait. Jusqu’au milieu des années cinquante, guichets séparés pour les Blancs et pour les Noirs. Restaurants, cafés, hôtels et wagons de chemin de fer séparés. Pas d’école mixte. Pas d’accès aux Noirs à l’université. Pas d’officiers noirs dans l’armée. Dans les faits et sans que cela ne soit écrit nulle part, la fonction publique était barrée aux Noirs, l’enseignement s’arrêtait à l’école primaire.

A 18 heures, les Noirs devaient même respecter un couvre-feu. Van Bilsen était donc « convaincu que la maturité politique précédait la capacité administrative ; il soulignait la nécessité d’un dialogue belgo-congolais entre le Parlement, les partis politiques et la presse de la métropole d’une part, et tous les groupes représentatifs de l’opinion congolaise d’autre part, afin de préparer cette émancipation ».

Il faut également dire qu’à l’époque, on craignait que les partis conservateurs pèsent de tout leur poids pour empêcher le gouvernement d’envisager sérieusement un début de dialogue avec l’élite intellectuelle africaine. Van Bilsen mit alors en garde le gouvernement contre la tentation de vouloir persévérer à tout prix dans sa politique attentiste : « Si nous n’avons pas de Plan digne de confiance, dans quinze ou vingt ans, sinon avant, nous nous trouverons face à des tensions et des mouvements irrésistibles en plusieurs parties de nos territoires, et en premier lieu en Urundi, au Rwanda et à Léopoldville ». Il ne se trompait pas. Les développements politiques des années 1957-1960 lui donneront pleinement raison.

Quelles furent les réactions au Plan de trente ans en Belgique et au Congo ?

Les réactions suscitées par la publication du Plan de trente ans furent mitigées et parfois virulentes tant en métropole que dans la colonie. Van Bilsen allait très vite devenir un vrai paria après la publication de ses propositions pourtant très modérées. Dans les milieux coloniaux à Léopoldville « on le traita de fou et de bradeur d’empire ». Le ministre des colonies, Auguste Buisseret, le méprisa avec dédain, le qualifiant de « stratège irresponsable, qui fixe des dates montrant ainsi qu’il ne connaît rien, et ne comprend rien à l’Afrique ».

Evidemment, il s’agit là d’accusations gratuites de la part de l’administration coloniale, qui ne tient nullement compte de développements politiques en cours dans le continent. On a même l’impression que l’autorité coloniale feint d’ignorer les craintes déjà exprimées en 1952 par le Gouverneur général Léo Pétillon, qui remettait en question l’ancienne conception belge de l’administration indirecte.

A l’inverse des Belges, majoritairement encore acquis aux thèses de la Charte coloniale, les intellectuels congolais se montrèrent enthousiastes au débat suscité par la publication du Plan de trente ans. Cela servit d’ailleurs de détonateur et apporta suffisamment d’eau au moulin anticolonialiste de la discrète ‘‘classe politique indigène’’, jusque-là silencieuse. On eut la nette impression que les leaders congolais n’attendaient que cette occasion pour en découdre avec la puissance coloniale.

Parmi les réactions les plus significatives on pourrait retenir celles des Amis de Conscience africaine, de l’ABAKO et de l’Eglise catholique. Commencez par nous parler de la réaction des Amis de Conscience africaine.

Le Manifeste de Conscience Africaine peut être considéré comme la première véritable réaction politique de l’élite congolaise au Plan de trente ans. Quand celui-ci parut en français en 1956, Ileo et ses amis, réunis autour de l’abbé Albert-Joseph Malula, préparèrent discrètement leur réaction dans un document devenu célèbre, Le Manifeste de Conscience Africaine, publié le 30 juin 1956 dont voici les points saillants :

– Nous voulons être des Congolais civilisés, non des Européens à peau noire ;
– Les Congolais veulent assimiler dans leur vie nationale d’autres valeurs foncières de la civilisation occidentale qui sont encore absentes ou insuffisamment développées : le respect de la personne humaine et de ses libertés fondamentales, sans distinction de races ; la recherche plus poussée de la justice sociale ; le droit des peuples, arrivés à maturité, de se gouverner eux-mêmes ; la véritable démocratie basée sur l’égalité de tous les hommes et la participation du peuple au gouvernement du pays.
– Le plan de trente ans devrait exprimer la volonté sincère de la Belgique de mener le Congo à l’émancipation politique complète dans un délai de trente ans. Une déclaration sans équivoque sur ce point est le seul moyen de conserver la confiance des Congolais à l’égard de la Belgique.
– Il faut que beaucoup d’Européens modifient leur attitude vis-à-vis des Congolais.
– Notre position est nette, les partis sont nés de circonstances propres à la Belgique; au Congo, ces partis sont un mal et ils sont donc inutiles.
– Vive le Congo ! Vive la Belgique ! Vive le Roi !»
Les rédacteurs du Manifeste de Conscience africaine rappelèrent également à la Belgique ses engagements – en partie non tenus – à contribuer au développement politique et social de la colonie : « Le Congo était appelé à devenir une grande nation. C’est aux Congolais seuls qu’il revenait d’entreprendre cette œuvre, aidés par les Européens qui pouvaient être intégrés à condition de renoncer à des préjugés et à des privilèges ».

Par ailleurs, se prononçant en faveur de la communauté belgo-congolaise, « fruit d’une libre collaboration entre deux nations indépendantes, liées par une amitié durable », les amis de Conscience africaine surprenaient par leur refus d’introduire le multipartisme au Congo. En même temps qu’ils s’opposent au système de nominations, ils en appellent à l’établissement d’une véritable démocratie ainsi qu’à l’unité entre Européens et Africains.
Il est très probable que les amis de Conscience africaine n’aient pas tous lu à fond le document publié par Van Bilsen ou s’ils l’avaient fait, ils n’avaient tout simplement pas compris la raison pour laquelle son auteur l’avait rédigé.

En effet, en parcourant le Manifeste, on se rend compte qu’Ileo et ses amis continuent de considérer le Plan de trente ans comme un plan sur le point d’être élaboré par les autorités alors qu’en réalité, les idées exprimées par Van Bilsen sur l’urgence d’un processus de décolonisation n’engageaient nullement la responsabilité du gouvernement belge. Quoiqu’il en soit de cette lacune, le Manifeste de conscience africaine était fait pour durer longtemps. Car, pour la toute première fois, un document conçu par des Congolais exprimait les aspirations du peuple et rappelait au colonisateur que sa domination sur le Congo ne serait pas éternelle.

Comment l’administration coloniale a-t-elle réagi à la déclaration des Amis de Conscience africaine ?

L’administration coloniale avait ses méthodes. Elle fit semblant d’ignorer le contenu du Manifeste de Conscience africaine et chercha plutôt à connaître « les vrais rédacteurs coupables du document parmi les Belges, les professeurs de Lovanium négrophiles : Nicaise et Buchmann, auxquels fut joint l’animateur de la JOC, M. Meert ».
Mais dans un contexte d’éveil politique, le Manifeste de Conscience africaine péchait par une absence caractérisée d’accents revendicatifs, se terminant même par des vibrants vivats, qui appelaient encore les Congolais au loyalisme à la Belgique et à son roi.
Le ton modéré et conciliant employé par les amis de Conscience africaine n’avait pas plu aux leaders de l’ABAKO.

Comment ceux-ci avaient-ils réagi au Plan de trente ans ainsi qu’au Manifeste de Conscience africaine ?

La direction de l’ABAKO animée par Joseph Kasa Vubu fit connaître sa prise de position dans un document intitulé Le Contre Manifeste de l’Abako. En réalité, les leaders abakistes avaient été pris de court par la déclaration des Amis de Conscience africaine. Dans la précipitation, ils se réunissent, le 6 juillet 1956, en assemblée générale extraordinaire, encadrés par le professeur Van Bilsen, auteur du Plan de trente ans. Après avoir pris connaissance du texte du plan Van Bilsen (aidés par son auteur en personne) ; après avoir analysé le contenu du Manifeste de Conscience africaine, ils publient, le 16 août suivant, une déclaration, violemment dressée contre Ileo et ses amis, dans laquelle ils rejettent sans détour le délai de trente ans : « Pour nous, nous aspirons non pas à participer à l’élaboration de ce plan mais à son annulation pure et simple parce que son application ne ferait que retarder le Congo davantage comme cela est le cas ».

Autrement dit, les leaders abakistes exigent une indépendance totale et immédiate.
Connu pour la virulence de son contenu, le Contre Manifeste de l’Abako se divise en deux parties. La première partie traite longuement de questions politiques tandis que la deuxième aborde de façon laconique les questions sociales et économiques. C’est surtout sur le plan politique que l’Abako se montra pugnace. D’emblée, elle récusa la politique de substitution pratiquée par la Belgique au Congo, réclama les droits politiques et toutes les libertés ainsi que la création de partis politiques, nécessaire, selon elle, dans une démocratie.

Alors que les Amis de Conscience africaine proposaient de partir des institutions existantes pour amorcer le processus d’émancipation politique, l’Abako, elle, prôna leur remise à plat, les accusant d’avoir trop longtemps langui dans la politique de tergiversation. Pour l’Abako donc, l’urgence était de préparer les Congolais au jeu démocratique en leur laissant la liberté d’exprimer leur vote pour les candidats de leur choix. Et de s’interroger sur le rôle politique que les Congolais devront désormais jouer :
Chers amis de Conscience Africaine, le régime d’arbitrage a trop duré. On n’a plus que faire de ces façons de nous remplacer, de nous substituer.

Ne savez-vous pas que c’est dans ces conditions qu’ils ont fondé leur ‘‘fameux Etat Indépendant du Congo’’?

Il n’y avait personne des nôtres à la Conférence de Berlin. Et pourtant, tout était dit, tout était fait pour… nous.
Aux antipodes des amis de Conscience Africaine, les leaders abakistes fustigent également le projet de communauté belgo-congolaise. Le Congo étant une colonie d’exploitation (non de peuplement), ils y voient une manœuvre politique visant à maintenir indéfiniment le Congo sous la coupe du colonisateur. L’idée même de faire du Congo la dixième province de la Belgique leur paraît absurde, et ils s’interrogent : « Peut-on concevoir comment ce Congo, 80 fois plus grand que la Belgique, pourrait-il devenir sa ‘‘dixième province’’?

La Belgique pourrait-elle accepter que les habitants de sa ‘‘dixième province’’ forment la majorité des Représentants à la Chambre ? ». Ce raisonnement, très pratique, enterra définitivement le projet de communauté belgo-congolaise murmuré dans certains salons politiques à Bruxelles. Patrice Lumumba, au départ favorable, le rejettera lors d’un meeting tenu à Léopoldville en décembre 1958. Une fois n’est pas coutume, dit-on. Dans la seconde partie, qui abordait les questions sociales et économiques, l’Abako appuya généralement les idées avancées par les amis de Conscience Africaine. Elle exigea toutefois de l’administration coloniale une politique redistributive plus cohérente en vue d’améliorer les conditions de vie des populations : un bon salaire en vue d’une bonne retraite (pension) ; africanisation des cadres, création d’un Fonds d’Etudes (devant octroyer des bourses d’études), etc.

Et comme à son habitude, l’ABAKO ne manqua pas de fustiger la division des populations en couches évolués/masse populaire.
Le pavé jeté dans la mare par Van Bilsen ne laissa pas indifférente l’Eglise catholique, qui se vit obligée de prendre position en faveur de l’émancipation politique du Congo dans une déclaration de l’épiscopat du Congo belge et du Ruanda-Urundi. Dites-nous-en quelque chose.

A la parution de cette déclaration, le 29 juin 1956, tout le monde comprit que les évêques des territoires belges en Afrique, tout en poursuivant la mission de l’Eglise de pacifier les cœurs des indigènes par la conversion au christianisme, avaient sérieusement pris conscience des mutations politiques en cours dans le continent, qu’ils avaient récupéré, bien que tardivement, la dimension prophétique du message évangélique qui, en contexte colonial, leur faisait défaut. La hiérarchie catholique sortait finalement de son silence prudent et prenait ses distances vis-à-vis du Capital et de l’Administration, deux autres piliers de la trilogie coloniale belge au Congo.

Dans la foulée, elle fit savoir que « les habitants d’un pays ont le droit de prendre part à la conduite des affaires publiques » et exhorta la Belgique à « respecter ce droit et à en favoriser l’exercice par une éducation politique progressive ». Mais le ton employé par l’épiscopat du Congo et du Rwanda-Urundi, souvent accusé de collusion avec la puissance coloniale, surprit dans les milieux politiques aussi bien en Métropole qu’en territoires africains belges. Guy Mosmans, secrétaire de l’épiscopat du Congo belge et du Rwanda-Urundi, poussa loin l’audace de la hiérarchie catholique.

Dans un article intitulé Les impératifs de l’action missionnaire en Afrique, il prédit que « les aspirations des Noirs provoqueront, tôt ou tard, des frictions avec les autorités établies, car les intérêts sont trop divergents pour s’harmoniser sans heurts ». Il affirma également que « l’Eglise se doit de rester au-dessus de ces oppositions et des conflits possibles. Car la formule de collaboration, qui a été suivie fidèlement jusqu’ici, risque de faire apparaître l’Eglise comme ayant partie liée avec le gouvernement ». Pour cela, les missionnaires doivent « se désolidariser d’une manière plus nette des intérêts occidentaux ». Sans toutefois appuyer l’une des thèses principales défendue par le professeur Van Bilsen dans son plan, à savoir l’échéance de trente ans, Mosmans préconisa « une accélération du mouvement en faveur de l’indépendance » ainsi que le « transferts de pouvoirs aux ‘‘élites’’ locales ».

Comment comprendre la brusque volte-face de l’Eglise catholique ?

Je crois connaître la raison de cette brusque volte-face. Voyez-vous, l’Eglise catholique congolaise était réputée l’un des piliers de la trilogie coloniale belge. Cette Eglise est encore « en 1956, la seule à avoir formé les élites locales. Elle est assurée, si elle négocie bien le virage à venir, de se retrouver face à un personnel politique susceptible de la ménager, sinon de l’avantager. Attendre trente ans, c’est courir le risque de voir la classe des futurs gouvernants se diversifier et des tendances moins favorables, sinon hostiles à l’Eglise, s’y faire jour ». La haute administration coloniale interpréta cette prise de position comme un « coup de poignard dans le dos ».

A mon avis, deux facteurs expliquent le changement radical de la politique de l’Église catholique : d’une part, la politique suivie par Buisseret de 1954 à 1958 et, d’autre part, la création d’institutions professionnelles et sociales non catholiques brisant le monopole du mouvement d’émancipation et de promotion qu’elle avait contrôlé jusqu’alors. L’Église avait choisi de raccourcir le processus d’émancipation pour maintenir son avantage par rapport aux institutions concurrentes d’inspiration non catholique. C’est vrai que « ce renversement de politique pouvait s’assimiler à une marque d’ingratitude. Mais la nouvelle politique était surtout conforme à celle du Saint-Siège, où la Congrégation de la Propagande avait opté résolument pour la décolonisation.

Un mot pour conclure, Professeur…

On peut regretter que, pour répondre à cette amorce de dialogue souhaitée par le professeur Van Bilsen, le gouvernement belge n’ait pris aucune initiative significative sur le plan politique, préférant attendre le 13 janvier 1959 pour publier sa fameuse Déclaration sur l’avenir du Congo. Ainsi, « en ne prenant pas d’initiative, la Belgique opta pour un certain empirisme en matière de politique coloniale. Elle commit l’erreur de s’attacher à satisfaire le désir du bien-être des autochtones en méconnaissant leurs aspirations idéologiques ».

Cette erreur coûtera cher aux populations congolaises qui accéderont à l’indépendance impréparées, sans cadres en nombre suffisant pour animer les institutions de la jeune république née le 30 juin 1960. Si le gouvernement belge avait écouté le professeur Van Bilsen, le processus de décolonisation n’allait certainement pas accoucher d’une souris. Les conséquences de ce manque de préparation, nous les vivons encore aujourd’hui. On a parfois l’impression que la précipitation et l’atermoiement caractérisent encore la gestion de l’Etat congolais postcolonial.


Source image: https://fr.wikipedia.org/wiki/Plan_de_trente_ans_de_Jef_Van_Bilsen

* Cet entretien a fait l’objet d’une émission diffusée sur Radio Maria RDC, station de Kinshasa.

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