Lutte pour le pouvoir au Congo-Kinshasa (1960-1965)

Entretien* avec Macaire MANIMBA, Historien, Professeur des universités | Propos recueillis par Bob KILONGO, journaliste.


Professeur, Bonjour !

Vous parlez de lutte pour le pouvoir qui a mis le Congo à feu et à sang entre 1960 et 1965. Quels acteurs politiques avaient été impliqués dans cette lutte ?

Cette lutte a surtout opposé Kasa-Vubu, Mobutu à Lumumba, Kasa-Vubu aux députés nationalistes puis Kasa-Vubu à Tshombe. A chaque fois, Kasa-Vubu l’a emporté sur ses adversaires politiques. Mais en novembre 1965, Mobutu, appuyé par les Occidentaux, finit par évincer Kasa-Vubu et prendre le pouvoir sans effusion de sang. En réalité, il s’agissait d’une révolution de palais, comme cela se passe souvent au Congo.

Comment expliquez-vous aux le type de rapports qu’entretenaient Kasa-Vubu et Lumumba, tous deux leaders politiques et pères de l’indépendance ?
Dans l’histoire politique du Congo, Lumumba et Kasa-Vubu n’ont en commun que leur situation d’anciens colonisés, leur nationalisme mais aussi et surtout leur dévouement exemplaire dans la lutte pour l’Indépendance. En dehors de cela, les deux hommes, qui se rencontrent pour la première fois en 1958, ont passé leur temps à s’observer sans se comprendre. Figures de proue de l’indépendance nationale, ils n’étaient pas amis. Ils ne se fréquentaient que dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions d’Etat. Pour le reste, ils se haïssaient : la haine et la rivalité les avaient toujours animés.

Pouvez-vous nous tracer brièvement les portraits de Joseph Kasa-Vubu et de Patrice Lumumba ?

Joseph Kasa-Vubu peut être considéré comme le père de l’indépendance congolaise. Il voit le jour à Dizi entre 1915 et 1917 dans le territoire de Tshela dans le Mayombe (Kongo Central), fait ses humanités littéraires à Mbata Kiela chez les Missionnaires de Scheut avant d’achever trois années d’études philosophiques au grand séminaire de Kabwe. Nourrissant des ambitions personnelles, il renonce à la vocation sacerdotale, retourne dans le Mayombe où il exerce pendant deux ans le métier d’instituteur avant d’être employé dans la société d’exploitation forestière, Agrifor, puis dans l’administration coloniale en qualité d’aide-comptable aux finances.

En 1956, avec Nzeza Landu, il transforme l’association culturelle des Bakongo en parti politique. Dès lors, l’ABAKO portera un message revendicateur d’une indépendance immédiate. Entre 1956 et 1960, Kasa-Vubu est « le plus populaire des leaders congolais, le seul en fait dont l’audience ait dépassé le cadre national, bien que les assises de sa popularité restent essentiellement limitées à la ville et à la province de Léopoldville ». De nature réservé, il va mener très tôt des actions politiques qui font bouger les lignes et forcer le colonisateur à envisager sérieusement l’émancipation politique du Congo.
Comment appréciez-vous l’engagement politique de Kasa-Vubu entre 1956 et 1960 ?
L’engagement politique de Kasa-Vubu fut caractérisé par des prises de position tranchées et sans compromis avec l’administration coloniale.

On sait, par exemple, qu’il n’avait pas attendu le Plan de trente ans pour fustiger la mainmise du colonisateur sur les ressources naturelles du Congo. En 1946, il donna une conférence dans les locaux de l’Unisco sur un thème politique, à l’époque, très controversé : le droit du premier occupant, qui constitue la base de son projet politique. Il y dénonçait vaille que vaille les injustices dont étaient victimes les Congolais, dépossédés de leur terre au profit des grandes sociétés étrangères. Adepte de la non-violence, il fut pourtant arrêté et incarcéré, accusé d’être l’instigateur des émeutes du 4-7 janvier 1959.
A partir du 30 juin 1960, néanmoins, quelque chose semble avoir changé dans le discours politique de Kasa-Vubu. On sent qu’il est devenu plus conciliant voire manipulable, prêt à toutes sortes de compromis avec l’ancien colonisateur qui n’arrête pas de s’ingérer dans les affaires internes du Congo.

Est-ce vrai que le premier président congolais avait connu un triste destin, particulièrement vers la fin de sa vie ?

Oui. Lorsque Kasa-Vubu est destitué par Mobutu le 24 novembre 1965, il n’oppose aucune résistance. Pourtant il est astreint à résidence à Boma, privé de toute possibilité de se faire soigner convenablement. Abandonné à lui-même, il meurt le 24 mars 1969. Toutefois, peu avant sa mort, Kasa-Vubu, que Mgr Raymond Ndudi Nianga rencontre dans sa résidence de Kisundi, professe une dernière fois sa foi en l’indépendance nationale pour laquelle il s’était battu et avait consacré toute sa vie publique : « Monseigneur, dites aux autorités de notre pays de veiller à la sauvegarde de l’unité nationale et de préserver l’indépendance nationale ». Les mots de ce testament sont simples mais sincères.
Le portrait de Lumumba en quelques lignes.

Emery-Patrice Lumumba, c’est l’autre figure de proue de l’indépendance congolaise. Né à Onalua dans l’ancienne province du Kasaï le 2 juillet 1925, il a été Premier ministre et ministre de la Défense du premier gouvernement central. Trahi par Mobutu, traqué par les Occidentaux et livré à la haine revancharde des éléments réactionnaires katangais, il meurt assassiné le 17 janvier 1961 à Tshilatembo dans la province du Katanga.

Que dire de sa vie ? Quand Lumumba arrive à Stanleyville en 1944, accueilli par un certain Paul Kimbulu, rien ne laisse présager pour lui une carrière politique fulgurante. Dans cette ville, loin de son village natal, le jeune Lumumba se distingue par sa volonté de se former par la lecture personnelle et la fréquentation des bibliothèques de la ville. Après des études à l’Ecole Postale de Léopoldville, Lumumba est engagé comme comptable aux chèques à Stanleyville (Kisangani) et dispose très tôt du statut d’évolué. Elu président de l’association des évolués de cette ville en 1954, il se fait remarquer en se lançant dans l’activité syndicale et sera même reçu par le roi Baudouin en 1955. Une année après, il est condamné à une peine de prison pour détournements de fonds publics. Derrière les barreaux, il rédige un ouvrage intitulé Le Congo est-il une terre d’avenir ? qui sera publié en 1961.

En 1956-1957, Lumumba est membre du Cercle des Evolués de l’Amicale libérale. Profitant de son poste de directeur commercial de la brasserie Polar, il se révèle orateur et tribun hors-pair et se livre volontiers à l’agitation politique. Lorsqu’il débarque à Léopoldville en 1957, il est accueilli par Gaston Diomi, premier bourgmestre noir de la commune de Ngiri-Ngiri. C’est ce dernier qui, dans les bureaux de Rédaction de l’hebdomadaire Présence Congolaise, lui suggère le nom de MNC pour l’organisation politique qu’il projette de créer avec Cyrille Adoula.

Le 30 octobre 1959, des émeutes éclatent à Stanleyville à la suite d’un meeting organisé par le MNC/L et font des morts. Lumumba est arrêté le 1er novembre et emprisonné sur place à Stan avant d’être envoyé au Katanga. Mais à Bruxelles où ils se trouvent, les leaders congolais du Front commun exigent, pour raison d’inclusivité, la présence de Lumumba à la Table ronde politique.

Comment appréciez-vous la vie politique de Lumumba ?

La vie politique de Lumumba fut courte : cinq années de vie publique et deux mois et demi de carrière ministérielle. Nationaliste charismatique et panafricaniste, il militait pour un Congo uni et prospère. Entreprenant, il était souvent nerveux et d’un orgueil dévorant. Ce qui fait qu’il avait heurté trop de sentiments, froissé trop d’intérêts, déconcerté trop de bonnes volontés pour ne pas susciter le désordre et bientôt le chaos dans le pays. Lumumba reste pourtant un mythe, mais un mythe qui n’est jamais parvenu à fédérer les Congolais.

En observant bien le comportement de deux leaders congolais, Kasa-Vubu et Lumumba, peut-on dire aujourd’hui que dès le départ le pays courrait un grand risque d’éclatement ?

Bien sûr que oui. Les deux têtes de l’exécutif, sensées travailler en harmonie, versaient chaque jour un peu plus dans une impitoyable lutte d’influence. Dominés par leurs égos, ils faisaient une lecture biaisée de la Loi fondamentale. Kasa-Vubu, ne se contentant pas de régner au sommet de l’Etat, voulut aussi conduire l’action du gouvernement. Alors que le pays s’embrasait, se balkanisait et que le gouvernement central essayait tant bien que mal de reprendre l’initiative avec le concours des Nations Unies, Kasa-Vubu, manipulé par le camp occidental, donna un coup de frein mortel à la démocratie naissante.

Le 5 septembre, dans une initiative outrecuidante et évoquant l’article 22 de la Loi fondamentale (une Constitution provisoire non encore ratifiée), il révoqua Lumumba et six de ses ministres (nationalistes), et nomma Premier-ministre Joseph Ileo chargé de former un nouveau gouvernement (provisoire), au motif que Lumumba avait « trahi la tâche qui lui a été confiée » en recourant, selon lui, « à des mesures arbitraires qui ont provoqué la discorde au sein du gouvernement et du peuple » et en privant « de nombreux citoyens des libertés fondamentales ». Kasa-Vubu accusa, en outre, Lumumba de vouloir « jeter le pays dans une guerre civile atroce ».

Quelle fut la réaction de Lumumba à l’initiative de Kasa-Vubu qui le révoquait ?
Une heure après l’intervention de Kasa-Vubu, Lumumba, prévenu par Maurice M’Polo, se précipita à la même radio nationale et fit, à son tour, une déclaration destituant le président de la République : M. Kasa-Vubu vient de s’associer au complot que les impérialistes et leurs collaborateurs tramaient dans la coulisse depuis plusieurs semaines. Le gouvernement que je préside n’est pas révoqué par le président. Personne, pas même le chef de l’Etat n’a le droit de révoquer un gouvernement élu par la Nation, qui a la confiance du Parlement et ne partira que s’il perd celle du peuple. Je suis fier, ce soir, de m’adresser au pays et de lui dire que M. Kasa-Vubu n’est plus chef de l’Etat. J’ai toujours été à côté de vous et continuerai d’y rester jusqu’à la mort.

Voici que les deux têtes de l’exécutif se font face et se neutralisent mutuellement. Alors que, pour révoquer son adversaire politique, Kasa-Vubu recourt arbitrairement à l’article 22 de la Loi fondamentale, Lumumba, lui, invoque l’article 51 de la même Constitution provisoire, qui stipule que « L’interprétation des lois par voie d’autorité n’appartient qu’aux chambres ».
Le 13 septembre, les deux chambres, après avoir disqualifié Ileo, renouvelèrent leur confiance en Lumumba en accordant les pleins pouvoirs à son gouvernement. Pourtant, même désavoué par les représentants du peuple, Kasa-Vubu passa outre et ordonna la fermeture du Parlement et transmit au collège des commissaires généraux les pouvoirs législatif et exécutif ». La confusion était donc totale.

Et la Belgique dans tout ça ?

La Belgique prit parti pour Kasa-Vubu et rappela aux autorités nouvellement constituées leur devoir « de mettre l’usurpateur hors d’état de nuire pour empêcher des entreprises compromettant la paix publique et l’existence de l’Etat ». A partir de ce moment, les choses devinrent claires et tout le monde comprit que la Belgique ne souhaitait pas le retour de Lumumba aux affaires. On se rappellera que déjà en juillet 1960, le gouvernement belge avait voté un budget spécial (fonds secrets) destiné à financer et à soutenir les initiatives susceptibles de déstabiliser le gouvernement Lumumba.

Toujours dans ce même but, une équipe de fonctionnaires belges avait été constituée à Brazzaville sous les ordres du ministre De Schrijver, lui aussi, farouchement opposé aux initiatives du gouvernement nationaliste de Lumumba. A Léopoldville De Schrijver avait ses répondants parmi les amis du Groupe de Binza, prêts à tout pour réduire l’influence des nationalistes congolais.

Est-ce dans ce contexte qu’intervient le premier coup d’Etat de Mobutu ?

Mobutu est alors très peu connu mais c’est un personnage nouveau, qui va être décisif pour les décennies à venir. Il intervient à la surprise générale des Congolais. Né probablement en 1930 à Lisala, il a été successivement sergent dans la Force publique, journaliste, secrétaire privé de Lumumba, secrétaire d’Etat à la Présidence, colonel et Chef d’Etat-major de l’armée nationale congolaise. Depuis 1958, ce sous-officier dactylographe, exerce dans le plus grand secret des fonctions d’indicateur de la Sûreté belge. Le colonel Marlière l’a même déjà présenté aux Américains, et ceux-ci l’utilisent régulièrement pour infiltrer les milieux politiques congolais.

Lumumba, complètement ignorant des manoeuvres du camp occidental, continue à faire confiance à Mobutu. Quand Marlière envoie celui-ci à Bruxelles pour un stage de journalisme, Lumumba, sans même chercher à s’informer à son sujet, le désigne représentant du MNC en Belgique. Une erreur fatale qui lui coûtera cher.
Le 14 septembre 1960, retranché à l’hôtel Regina, Mobutu s’entretient tranquillement avec son mentor (conseiller), le colonel belge Louis Marlière. A la sortie de l’hôtel, debout sur une table, il réclame la fin de la cacophonie au sommet de l’État.

Et, dans un bref message radiodiffusé – probablement écrit par Marlière et lu au nom de l’armée –, Mobutu suspend de leurs fonctions Kasa-Vubu, Lumumba (et Ileo), et institue le régime des Commissaires généraux, présidé par Justin-Marie Bomboko Lokumba, membre influent du Groupe de Binza : Pour sortir le pays de l’impasse, l’armée congolaise a décidé de neutraliser le chef de l’État, les deux gouvernements en présence ainsi que les deux chambres législatives. J’opère une révolution pacifique pour laisser à tous le temps de la réflexion et de l’apaisement. Je donne jusqu’au 31 décembre aux hommes politiques pour se mettre d’accord afin qu’ils puissent mieux servir les intérêts supérieurs de ce pays. D’ici là je ferai appel aux techniciens congolais et aux spécialistes étrangers pour sauver ce pays du chaos.

Peut-on dire que les deux têtes de l’exécutif avaient été effectivement neutralisées par le colonel Mobutu ?

En réalité, seul Kasa-Vubu retrouvera son fauteuil présidentiel en février 1961, peu après l’assassinat de Lumumba par les éléments réactionnaires du Katanga. Alors que le Premier ministre déchu est traqué de toutes parts, Kasa-Vubu, lui, continue d’agir en chef d’Etat, recevant même le serment constitutionnel des commissaires généraux. Par deux fois Lumumba est arrêté par les soldats de Mobutu. Mais, à chaque fois, il réussit à s’échapper en se plaçant sous la protection de l’ONUC.

Le 15 septembre, Justin Bomboko, président du collège des commissaires généraux, demande et obtient du général Rikhye de l’ONUC que le Premier ministre déchu soit « mis en résidence surveillée plus discrète et rendu politiquement inactif ». Assigné à résidence, Lumumba n’est plus libre de ses mouvements.

Quel est le sort des nationalistes après l’arrestation de leur leader Lumumba ?

Les années qui suivent l’assassinat de Lumumba (janvier 1961-novembre 1965) sont celles de grande agitation dans l’ensemble du territoire national. Les nationalistes lumumbistes, minorisés au parlement, sont victimes de toutes sortes d’exactions et représailles. Certains parmi eux sont poursuivis, jugés et incarcérés pour complicité dans la fuite de Lumumba, mais avec moins de sévérité.

C’est le cas de Cleophas Kamitatu, au départ condamné à cinq ans de servitude pénale et envoyé à l’île de Bulambemba (près de Moanda) où il remplace son adversaire Psa Antoine Gizenga, libéré de là en 1964 par Moïse Tshombe, après deux ans et demi d’incarcération sur ordre de Cyrille Adoula. D’autres, par contre, sont dispersés à travers le pays ou contraints à l’exil. D’autres encore, écroués sans jugement et finalement assassinés avec la complicité des amis du Groupe de Binza.

Quelle est la situation politique pendant ce temps à Léopoldville ?

A Léopoldville, malgré le calme apparent, la situation politique devient incontrôlable. Kasa-Vubu et Mobutu sont constamment en guerre avec le Parlement. Entre-temps, sept gouvernements se sont succédé depuis la proclamation de l’indépendance – Lumumba, Ileo I, le collège de commissaires, Ileo II, Adoula, Tshombe et Kimba – sans que le pays retrouve son unité.

Le cabinet Adoula, voulu par les Américains, a pour mission principale de préparer le terrain au dialogue et à la réconciliation nationale avant la remise en selle de Tshombe qui, en ce moment, se trouve en exil en Espagne. Le groupe de Binza, caisse de résonnance du camp occidental, est favorable à ce retour. Bolikango non plus n’y voit pas d’inconvénient, lui qui, habilement, s’est chargé de préparer l’opinion nationale à cette éventualité. Le 19 juin 1961, il lance un appel à la « réconciliation nationale » et suggère de recourir au Parlement de 1960 pour trouver une solution à la crise politique et institutionnelle qui paralysait le pays.

Il faut dire que l’appel de Bolikango intervient peu avant la tenue du conclave de Lovanium (juillet 1961) après que les conférences de Léopoldville (janvier 1961), de Tananarive (mars 1961) et de Coquilhatville (avril 1961), toutes encouragées par les Nations unies, se soient toutes soldées par des échecs.
Apparemment Bolikango semble avoir réussi sa mission consistant à instaurer un dialogue avec les députés nationalistes …

Oui, parce que le 22 juillet 1961, les représentants du peuple élus en 1960 se réunissent dans le cadre du Conclave de Lovanium au motif de sauver la légalité. Mais les lumumbistes, pourtant majoritaires, s’y présentent divisés et ne peuvent, en conséquence, empêcher la démission de Gizenga comme Premier ministre (du premier gouvernement national après l’arrestation et l’assassinat de Lumumba). A sa place Cyrille Adoula, un syndicaliste, est élu et chargé de former un nouveau cabinet devant « légalement » succéder au gouvernement Lumumba. Ainsi, “les lumumbistes ont permis que la légalité change de camp et devienne l’arme des Mobutu, Kasavubu, Nendaka et Ileo”.

A partir de quel moment les lumumbistes perdent-ils complètement leur influence sur la vie politique congolaise ?

C’est à l’issue du conclave de Lovanium que les nationalistes perdent pied. Trois figures importantes du lumumbisme – Gizenga, Gbenye et Kamitatu – abandonnent leurs amis de Kisangani et font leur entrée dans le gouvernement Adoula, au grand étonnement de Mulele qui y voit la volonté de Léopoldville de tordre le cou au mouvement nationaliste. N’espérant plus rien de son alliance avec Gizenga, il en appelle à une révolte d’envergure de toute la paysannerie congolaise parce que le temps des motions de méfiance est révolu.

Qui, d’après vous, a largement profité des divisions apparues au sein du mouvement nationaliste fortement installé dans la partie orientale du pays ?

C’est Kasa-Vubu qui en a profité. En 1964, en effet, le pays commence à retrouver son intégrité. Kasa-Vubu croit le moment venu pour affermir sa position. Il cherche habilement à manipuler l’aile modérée de la classe politique, dont l’appui (au Parlement) lui permettrait de faire passer le projet d’une Constitution sur mesure, grâce à laquelle le président de la République se placerait au centre du jeu politique.

Concrètement, que fait Kasa-Vubu pour imposer un système politique qui le mette au centre du jeu politique ?

En 1963, Kasa-Vubu est le seul maître du jeu. Lumumba a été assassiné. Mobutu, qu’il appelle « mon fils », se fait plus discret. Profitant de l’affaiblissement actuel des nationalistes et prenant de court le Parlement, accusé de carence et d’impuissance, Kasa-Vubu publia l’Ordonnance n°226 du 29 septembre 1963 par laquelle il congédie le Parlement et désigne une commission chargée de rédiger un projet de Constitution à soumettre au référendum populaire. Par une autre ordonnance n° 227 du même jour, il s’octroie l’exercice législatif par ordonnances-lois jusqu’à la promulgation de la nouvelle Constitution sous prétexte d’assurer la continuité de l’Etat. La première Constitution congolaise sera promulguée par le président Kasa-Vubu le 1er août 1964 à la suite du référendum, organisé du 25 juin au 10 juillet 1964.

Le peuple adopte massivement le projet de Constitution présenté par 88,84% des Oui, contre 9,79% des Non. La toute nouvelle Constitution instaurait un État fédéral au régime parlementaire, le multipartisme et un Parlement à deux chambres. A la date du 1er août 1964, « la loi fondamentale du 19 mai 1960 relative aux structures du Congo et la loi fondamentale du 17 juin 1960 relative aux libertés publiques étaient abrogées » (art. 63). C’était la naissance de la Deuxième République.

Avez-vous quelques observations à formuler par rapport à la Constitution du 1er août 1964 ?

La nouvelle Constitution avait le mérite d’établir un régime fédéral censé donner satisfaction aux aspirations des provinces à l’autonomie. Mais elle accordait des pouvoirs exorbitants au président de la République, allant de la révocation du Premier ministre à la dissolution du Parlement en passant par la négociation et la ratification des traités et accords internationaux au nom de la République. Chef de l’Exécutif Central, c’est lui, le président, qui se chargerait désormais de « déterminer et conduire la politique de l’Etat ; de fixer le cadre de l’action du Gouvernement et d’informer le Parlement de son évolution » (art. 54).

Quant au Premier ministre, il devenait ipso facto dépendant du chef de l’Etat, réduit à diriger « l’action du Gouvernement Central dans le cadre du programme tracé et des décisions prises par le Président de la République » (art. 68). C’est, en réalité, de cette époque que date le virage du système politique congolais vers l’hyperprésidentialisme dont on déplore aujourd’hui l’arrogance et les méfaits.
La promulgation de la Constitution du 1er août 1964, vous l’avez déjà dit, venait consacrer la fin de la première République. Conséquence immédiate, le gouvernement Adoula tira sa révérence pour permettre la mise en place d’un nouveau gouvernement de transition en attendant l’organisation des élections générales prévues pour mars 1965.

Qui devait conduire ce gouvernement de transition ?

Peu de temps après la démission du gouvernement Adoula, Tshombe fut rappelé de son exil doré en Espagne par les Américains et les Belges. Fort du soutien des Occidentaux, l’ancien président de l’éphémère République indépendante du Katanga débarqua à Léopoldville, le 26 juin 1964 et fut porté à la tête d’un gouvernement dit de salut public. Il fit venir dans la capitale Godefroy Munongo, l’ex-manitou du Katanga, auquel il confia le ministère de l’intérieur, mit ses gendarmes katangais et des mercenaires – français et autres – au service de la cause nationale. Et grâce à l’appui financier, logistique et militaire américain, le gouvernement Tshombe parvint à écraser les rébellions lumumbistes et à restaurer progressivement l’unité du territoire national.

En vue des élections annoncées pour mars 1965, Tshombe profita de son nouveau statut pour fonder la CONACO (Convention Nationale Congolaise), regroupant en son sein une quarantaine de partis politiques et associations.

Qui avait gagné les élections législatives d’avril 1965 ?

A l’issue des élections législatives tenues en avril 1965, Tshombe et ses alliés raflèrent 122 sièges sur les 167 que comptait le parlement. L’élection présidentielle devant se faire au suffrage indirect par les députés et les Assemblées provinciales, Tshombe, désormais très populaire, disposait de toutes les cartes pour l’emporter sur ses adversaires potentiels. Kasa-Vubu, impopulaire, prit peur de cette brusque montée en puissance du Premier ministre Tshombe qu’il soupçonna de lorgner sur la présidence de la République. Comme en septembre 1960, il récidiva et décida d’autorité de révoquer le Premier ministre Moïse Tshombe au profit d’Evariste Kimba, dont l’investiture fut d’ailleurs refusée par les deux chambres réunies en Congrès, le 14 octobre.

Passant outre l’opposition du Parlement, Kasa-Vubu maintint sa décision et confia à Kimba la mission de former un nouveau gouvernement. Cette fois, les Occidentaux ne firent rien pour défendre la position de Tshombe. Déchu peu après de son mandat parlementaire, celui-ci se trouva à nouveau contraint à l’exil en Espagne où il essaya vainement d’agiter le spectre d’une nouvelle sécession katangaise. Entre-temps, dans la nuit du 25 novembre 1965, Mobutu neutralisa Kasa-Vubu et prit le pouvoir par la force.


* Cet entretien a fait l’objet d’une émission diffusée sur Radio Maria RDC, station de Kinshasa.

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