Entretien* avec Macaire MANIMBA, Historien, Professeur des universités | Propos recueillis par Bob KILONGO, journaliste.
Professeur Bonjour !
George Washington Williams est un Afro-américain qui visita le Congo dans les années 1890. Il n’était d’ailleurs pas le seul. Pourquoi le présentez-vous comme un personnage oublié de l’histoire du Congo? Qu’a-t-il fait de si important pour notre pays pour tenter aujourd’hui de le sortir de l’oubli ?
Les crimes contre l’humanité commis dans l’État Indépendant du Congo entre 1885 et 1908 ont largement contribué à déstabiliser le pays, sur tous les plans possibles. La remise en question du régime léopoldien commence déjà peu de temps après la tenue de la conférence antiesclavagiste de Bruxelles, lorsque le théologien protestant afro-américain, George Washington Williams surnommé par les indigènes Mundele Ndombe, effectue un voyage de prospection au Congo grâce à un important appui financier du magnat ferroviaire américain, Collins Huntington.
C’est à l’issue de ce voyage que le journaliste et historien afro-américain écrira sa Lettre ouverte pour dénoncer les dérives du régime imposé au Congo par Léopold II. Sa dénonciation a lieu bien avant celle du journaliste franco-britannique Morel.
Quelle serait la genèse de la Lettre ouverte de Williams ?
Williams caressait depuis longtemps l’idée de faire travailler les Noirs américains en Afrique. Pour cela, il avait conclu un accord avec une entreprise belge qui embaucherait quarante artisans qualifiés et les ferait travailler au Congo. Il projetait également d’écrire un ouvrage sur le Congo léopoldien. Pour matérialiser ces projets, il décida de se rendre personnellement au cœur du continent africain au milieu de l’année 1890.
Sur le chemin du Congo, il s’arrêta un moment en Belgique. Durant cette escale, il eut un long entretien avec Léopold II à qui il exprima son désir ardent de travailler pour le relèvement du continent africain en favorisant, pour commencer, une émigration massive d’Afro-américains vers le Congo. Voulant également savoir ce qu’espérait gagner le roi de toute la fortune investie dans l’œuvre civilisatrice en Afrique centrale, il fut surpris d’entendre Léopold II souligner le caractère humanitaire de son projet colonial : « Mon œuvre là-bas est accomplie comme un devoir chrétien à l’égard du pauvre pays africain ; et je ne souhaite pas récupérer un centime de tout l’argent que j’ai dépensé ».
Cela fit dire à Williams, encore naïf, que sur le Congo régnait « un des plus nobles souverains au monde, dont l’ambition la plus élevée était de servir la cause de la civilisation chrétienne, et de promouvoir les meilleurs intérêts de ses sujets, en gouvernant avec sagesse, miséricorde et justice ». Toutefois, au cours de l’entretien, le roi remarqua que Williams était un esprit ouvert, curieux et très critique, qui ne se laissait pas impressionner par les apparences. Aussi essaya-t-il en vain d’utiliser ses hommes d’influence pour dissuader l’Afro-américain de se rendre au Congo.
Williams se rendra tout de même au Congo au début de la décennie 1890.
Oui, effectivement Williams débarque à Boma en juin 1890, plein d’admiration pour l’œuvre africaine de Léopold II. Son séjour dans la capitale congolaise sera de courte durée. Il se met rapidement en route et parcourt à pied, accompagné de porteurs indigènes, près de 400 km en contournant les rapides inférieurs qui, entre Matadi et Kinshasa, rendent impossible toute navigation sur le fleuve Congo. A Léopoldville, où le fleuve Congo redevient navigable, Mundele Ndombe en profite pour s’embarquer dans un vapeur et remonter le fleuve jusqu’à Stanley Falls (Kisangani).
Le voyage est long mais surtout lent. Le vapeur met quarante-cinq kilomètres par jour, parfois moins. L’équipage doit souvent s’arrêter pour se ravitailler en bois ou en nourriture. Mais cela n’ennuie nullement l’Afro-américain, qui profite de ces pauses providentielles pour visiter les principales stations le long du majestueux fleuve Congo. Ainsi il a l’occasion de s’imprégner des réalités du Congo profond. Partout, il est témoin des exactions que les agents de l’Etat infligent aux indigènes. Il est profondément bouleversé par ce qu’il voit : Dans les villages, les postes de l’Etat et les stations le long des rives du Congo, il ne trouve pas la colonie gouvernée avec bienveillance décrite par Stanley et autres, mais ce qu’il appelle ‘la Sibérie du continent africain’.
La navigation sur le fleuve à partir du Pool Malebo s’arrête à Kisangani où il y avait à l’époque une station de l’Etat. Que fait Williams à ce poste situé à plus de 1500 Km de Kinshasa ? Apparemment c’est à ce poste qu’il conçoit l’idée de rédiger sa Lettre ouverte au roi Léopold II.
A la station des Stanley Falls, Williams n’a même pas le temps de se remettre de l’épuisant voyage en bateau. Dépité et troublé par ce qu’il a vu tout le long du fleuve, il décide d’adresser une lettre ouverte au roi Léopold II. Dans cette lettre, il fustige la barbarie d’un système économique qui a plongé les indigènes congolais dans un véritable état de dépérissement.
Pour beaucoup d’historiens, cette lettre (pamphlet) de dix pages anticipait déjà « toutes les accusations majeures qui seront portées plus de dix ans après par le mouvement international de protestation à propos de la situation au Congo ». En bon avocat, Williams, après avoir dénoncé la fourberie avec laquelle Stanley obtint des chefs indigènes de renoncer par écrit à leurs terres en faveur du roi, dresse avec art cet acte d’accusation :
Que reproche Williams au gouvernement de l’État Indépendant du Congo ?
Il faut dire que son acte d’accusation est basé sur des faits concrets, sur ce qu’il a vu de ses propres yeux, notamment :
1. Les bases militaires le long du fleuve
Ces postes de pirates et de boucaniers forcent les autochtones à les fournir en poissons, chèvres, volailles et légumes sous la menace de leurs mousquets ; et quand les indigènes refusent, les officiers blancs arrivent avec une force expéditionnaire et brûlent leurs maisons.
2. Les prisonniers
Le gouvernement de Votre Majesté fait preuve d’une cruauté excessive envers ses prisonniers, les condamnant à être enchaînés comme des forçats pour les délits les plus mineurs. Souvent, ces colliers à bœuf rongent le cou des prisonniers et provoquent des plaies infestées de mouches, ce qui aggrave la blessure suppurante.
3. La Justice
Les tribunaux du gouvernement de Votre Majesté sont inefficaces, injustes, partiaux et défaillants.
4. La réduction des Congolais en esclavage
À propos de l’esclavagisme, l’administration de Votre Majesté est engagée dans le commerce des esclaves, de gros et de détail. Elle achète, vend et vole les esclaves. L’administration de Votre Majesté donne trois livres par tête pour les esclaves aptes physiquement au service militaire. La main-d’œuvre dans les stations du gouvernement de Votre Majesté sur le fleuve supérieur est composée d’esclaves de tous âges et des deux sexes.
Les accusations sont graves. Mais que se passe-t-il après la publication de la Lettre ouverte ?
Trois mois après la parution de la Lettre ouverte, probablement distribuée par la compagnie commerciale néerlandaise Nieuwe Afrikaansche Handels Vennootschap (Nouvelle Compagnie Commerciale Africaine), Williams transporta la polémique au-delà de l’Atlantique. Il écrivit Un rapport sur l’Etat et le pays du Congo destiné, cette fois, au président américain Harrison.
Dans ce rapport, bien documenté, il reprenait en gros les accusations déjà faites dans sa Lettre ouverte, réclamait la constitution d’une commission internationale dont la mission serait d’enquêter sur les crimes commis dans l’Etat libre du Congo avant de demander au président américain d’engager la responsabilité du gouvernement des Etats-Unis afin que le ‘‘gouvernement oppressif et cruel’’ de Léopold II soit immédiatement remplacé par un nouveau régime qui serait ‘‘local, et non européen ; international, et non national, juste, et non cruel’’.
Quelle a été la réaction de Léopold II et de son gouvernement à la Lettre ouverte de Williams ?
Lorsque la Lettre ouverte parvient au gouvernement central à Bruxelles, Van Eetvelde, Secrétaire d’Etat de l’EIC, loin de s’agiter, conseille au roi de ne rien entreprendre dans le sens d’une entrevue avec l’auteur du pamphlet et, surtout, de ne pas répondre aux attaques contenues dans le document. En revanche, craignant de voir le roi accablé d’accusations de cruautés, Van Eetvelde recommande à Sa Majesté d’engager l’administration congolaise à tout mettre en œuvre pour réprimer les abus, quelle que soit leur nature. Au parlement belge, par contre, la Lettre ouverte fait l’objet d’un débat en juin 1891 au cours duquel les représentants du peuple belge et le Premier ministre montent au créneau pour affirmer à l’unisson leur soutien au roi Léopold II.
Il semble que la polémique déclenchée à la suite de la publication de la Lettre ouverte ne fit pas long feu.
La polémique déclenchée s’éteignit presqu’aussitôt avec la mort de George Washington Williams à Blackpool en Angleterre, le 2 août 1891, des suites de la tuberculose. Mais au terme de quelques mois de répit, la Belgique fut de nouveau secouée par une nouvelle polémique née d’un violent conflit d’intérêts éclaté en juillet 1892 entre l’Etat indépendant et la Compagnie du Commerce du Haut-Congo. A l’origine de ce conflit se trouvaient les circulaires du commandant G.
Le Marinel édictées à Yakoma en février 1892, qui « interdisaient le commerce de l’ivoire et du caoutchouc en amont du confluent Uele-Bomu ». A la suite de ces circulaires, la Compagnie de commerce du Haut-Congo se vit contrainte « de fermer ses factoreries récemment installées dans cette région. Elle prit prétexte de cet incident pour s’attaquer à la politique économique inaugurée par l’Etat Indépendant. [Car, d’après elle], l’établissement du régime domanial menaçait les intérêts vitaux du commerce privé et constituait un monopole illicite de l’Etat ».
Moins de deux ans après ce conflit, l’administration congolaise fut de nouveau sur le point d’être éclaboussée par l’incident Stokes, ce marchand britannique (Irlandais) établi dans l’est africain allemand que l’officier Lothaire, contrevenant au droit pénal en vigueur, arrêta, condamna à mort sans possibilité d’appel et pendit en janvier 1895. On était au bord d’une rupture. Tandis que la Grande Bretagne et l’Allemagne protestaient contre ce crime ignominieux, les autorités congolaises tentaient maladroitement de relativiser la portée de l’incident.
Lothaire fut toutefois déféré devant la justice mais aussitôt acquitté par le Conseil supérieur de Bruxelles en 1896, au grand scandale de l’opinion publique anglaise et allemande qui s’en indigna. En Angleterre particulièrement la campagne de presse lancée à la suite de l’acquittement de Lothaire fut des plus violentes. Pour la première fois, Léopold II fut accablé d’accusations de cruautés, lesquelles seront renouvelées par les missionnaires protestants en poste au Congo.
Venons-en à l’actualité. Il y a une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux montrant un prétendu acte de vente du Congo à la Belgique. Pouvez-vous aider les auditeurs à comprendre de quoi s’agit-il ?
Je commence par préciser les termes. Quand on analyse certains éléments de la vidéo, on se dit que ce qui s’est passé au moment de la cession du Congo à la Belgique est tout simplement révélateur de la mentalité de l’époque. Face à la pression de la communauté internationale, Léopold II s’engage à se retirer du Congo pour permettre à la Belgique de le coloniser, d’en exploiter les ressources en se servant naturellement des Congolais comme d’une main-d’œuvre abondante et bon marché.
On le voit bien. Ce qui intéressait Léopold II et les Belges au Congo, ce n’étaient pas ses habitants qu’il fallait civiliser mais plutôt ses ressources naturelles. Ceci dit, j’estime que beaucoup de compatriotes n’ont rien compris de cette vidéo. Le Congolais qui l’a mise sur la toile a été très malhonnête. Au lieu de laisser la vidéo comme il a reçue, il s’est permis d’y ajouter un petit commentaire prétentieux parlant d’un acte de vente du Congo à la Belgique. C’est qui est complètement faux. Puisqu’il s’agit d’un acte de cession royale de la souveraineté du Congo à la Belgique. Cela doit être clair, à mon avis.
On a compris qu’il ne s’agissait pas d’un acte de vente. Pouvez-vous néanmoins donner aux auditeurs quelques détails du contexte de cet acte de cession du Congo à la Belgique ?
Déjà il faut dire que l’annexion du Congo par la Belgique avait été préparée depuis longtemps. En 1889, soit quatre ans après la fondation de l’EIC, Léopold II avait exprimé dans un testament son intention de « léguer et transmettre après sa mort, à la Belgique, tous ses droits souverains sur l’Etat Indépendant du Congo ». Cette volonté du roi trouva un écho favorable dans la convention du 5 juillet 1890 lorsque la Belgique accorda à l’EIC un prêt de 25 millions de francs, avec l’option qu’au bout de dix ans le territoire congolais lui serait annexé. En 1901, le gouvernement belge, après avoir effacé la dette du roi, s’apprêtait à exercer sa souveraineté sur le Congo.
Un projet d’annexion fut même déposé au Parlement par le Premier ministre Beernaert. Mais le roi, indigné par l’activisme politique de ce dernier, demanda de surseoir à l’annexion, sans cependant renoncer à sa volonté de céder le Congo à la Belgique le moment venu. Léopold II fut appuyé en cela par les Libéraux et les Socialistes qui, eux, s’opposaient à une reprise précipitée. Le projet d’annexion fut momentanément abandonné, le Parlement se limitant à constituer une commission devant préparer un projet de loi sur « le gouvernement des possessions coloniales de la Belgique ».
Il fallut attendre 1906 pour relancer les négociations sur l’annexion du Congo entre le roi Léopold II et le gouvernement belge.
En 1906, toutefois, au plus fort de la campagne anti-congolaise, le roi dévoila sa pensée dans une lettre datée du 3 juin et adressée aux secrétaires généraux dans laquelle il réaffirmait ses droits sur le Congo. S’interrogeant sur ses intentions concernant l’annexion du Congo, il répondait : « Je me considère comme moralement engagé à avertir le pays lorsque, sans rien préjuger, j’estimerai que le moment pour examiner la question de l’annexion approche et devient favorable. Je n’ai rien à dire présentement ». Le projet d’annexion semblait ainsi renvoyé aux calendes grecques.
Pour anticiper les événements et prévenir toute action visant à « ôter l’E.I.C. à Léopold II », le gouvernement belge, de commun accord avec le roi, opta pour l’accélération du processus d’annexion. Le 3 décembre 1907, le projet de loi consacrant la cession de la souveraineté du Congo à la Belgique fut déposé au Parlement après qu’un accord ait été trouvé entre les deux parties en mars 1908 : « En échange du Congo, le gouvernement belge acceptait d’assumer ses dettes, estimées à cent millions de francs […] L’accord prévoyait également que la Belgique acceptait de débourser quarante-cinq millions et demi de francs pour achever certains des projets architecturaux du roi. […] Enfin, Léopold devait recevoir, en plusieurs versements, cinquante millions de francs ».
Tout cela, « en témoignage de gratitude pour ses grands sacrifices en faveur du Congo créé par lui ». Telles sommes faramineuses ne devaient naturellement pas sortir du trésor public belge. Elles proviendraient, au contraire, de l’exploitation des ressources naturelles du Congo. Le 20 août, le Parlement approuva le projet d’annexion. Et ce n’est que le 15 novembre 1908, jour de la célébration de la Dynastie, que le Congo devint officiellement belge.
Qu’est-ce qui se passa une fois le Congo cédé à la Belgique ?
Une fois le Congo de Léopold II annexé, la Belgique chercha, à ‘‘normaliser’’ sa situation, en prenant ses distances vis-à-vis des méthodes d’exploitation de l’Etat Indépendant. Une charte Coloniale fut promulguée, dont l’article 2 disposait que «nul ne peut être contraint de travailler pour le compte et au profit de sociétés ou de particuliers». En avril 1910, Jules Renkin, le tout premier ministre belge des Colonies, se rendit au Congo. Au cours de ce voyage, qui dura cinq mois, il parcourut toutes les régions de la nouvelle colonie belge dans le but de « connaitre tous les besoins avant de réaliser les reformes qu’il comptait y introduire.
C’était là une très louable décision, qui montrait combien le ministre était animé du désir de bien faire et combien il tenait à ne pas prendre de résolutions à la légère. A son retour en Belgique, plusieurs réformes furent décidées et mises en œuvre dans le but de réprimer les abus du système d’exploitation de l’administration précédente et de mener dans la colonie une action de développement économique et social de grande envergure. Ces réformes prévoyaient, entre autres, la suppression des entraves au commerce libre, le remplacement de l’impôt en nature par un impôt numéraire, l’introduction du système de l’administration indirecte dans la vie des chefferies indigènes, etc.
Source image: https://werehistory.org/williams/
* Cet entretien a fait l’objet d’une émission diffusée sur Radio Maria RDC, station de Kinshasa.