Les émeutes de janvier 1959 (4-7 janvier 1959)

Entretien* avec Macaire MANIMBA, Historien, Professeur des universités | Propos recueillis par Bob KILONGO, journaliste.


Professeur, Bonjour !

Mercredi 4 janvier dernier notre pays a commémoré les martyrs de l’indépendance, hommes, femmes et enfants congolais morts au cours des émeutes de Léopoldville. Pouvez-vous nous parler de la genèse de ces émeutes au cours desquelles la formule magique ‘‘indépendance immédiate’’ fut lâchée et reprise en chœurs par des milliers de manifestants en colère ?

Les émeutes du 4 janvier 1959 à Léopoldville marquent un tournant dans la lutte des Congolais pour l’indépendance. Tout part, en réalité, du meeting du MNC, le 28 décembre 1958 tenu par Lumumba récemment revenu d’Accra au Ghana. Ce meeting fit grand bruit dans la capitale. Du côté de l’Abako l’agitation était grande. Les membres de la direction de l’ABAKO n’avaient pas apprécié l’activisme politique de Lumumba qui, par ce meeting, venait de voler la vedette à Kasa-Vubu, considéré par beaucoup comme le leader naturel et incontesté de Léopoldville, majoritairement habitée par les « Gens d’en bas ».

Pour reconquérir le terrain « perdu » face au MNC, qui venait d’ailleurs d’exiger l’indépendance totale et immédiate, l’ABAKO, par sa section urbaine de Kalamu, annonça, à son tour, la tenue d’un meeting public, le 4 janvier 1959. D’après ses organisateurs, il s’agirait d’une réunion d’information visant à galvaniser les militants et sympathisants de l’ABAKO.

Au cours du meeting, Gaston Diomi (bourgmestre mukongo de Ngiri-Ngiri et membre du MNC), Arthur Pinzi (bourgmestre mukongo de Kalamu et syndicaliste de l’APIC) et Joseph Kasa-Vubu (président général de l’ABAKO et bourgmestre mukongo de Dendale), devraient, à tour de rôle, prendre la parole sur des thèmes bien précis : Diomi, revenu d’Accra avec Lumumba, était invité à rendre compte de sa participation à la Conférence panafricaine ; Pinzi centrerait son intervention sur la réunion syndicale à laquelle il avait récemment participé à Bruxelles ; et Kasa-Vubu, le plus attendu, se serait exprimé sur les espoirs de l’Abako par rapport à la déclaration gouvernementale annoncée pour le 13 janvier suivant concernant l’avenir politique et administratif du Congo.

Pour organiser ce meeting en ces temps troublés, l’Abako ne devait-elle pas obtenir l’autorisation de l’autorité coloniale ?

Tout à fait. Dans une lettre du 30 décembre 1958, la section Abako/ Kalamu écrivit au Bourgmestre principal de Léopoldville, Jean Tordeur, pour l’informer de la tenue d’un meeting le 4 janvier 1959, au foyer protestant YMCA (commune de Kalamu). La lettre en question ne parvint au bureau du premier bourgmestre que dans l’après-midi du 2 janvier à cause des fêtes de fin d’année.

Après en avoir pris connaissance, Jean Tordeur estima avec raison que les organisateurs de la manifestation n’avaient pas respecté les délais prévus par la loi. Le 3, il écrivit au président sectionnaire de Kalamu, Vital Moanda, pour lui communiquer la décision interdisant la réunion publique du lendemain. Ce fut une véritable mise en garde : « Votre lettre ne sollicitant pas d’autorisation, je suppose que vous considérez la réunion projetée comme privée. Si elle devait avoir un autre caractère, la responsabilité des organisateurs serait engagée.

Toutes les associations ont suffisamment été mises au courant des règles en matière de réunions publiques pour qu’une erreur ne soit plus possible ». D’après plusieurs témoignages, la réponse du premier bourgmestre fut favorablement accueillie par le comité central de l’Abako qui, sur l’instant, envisagea de reporter la réunion au 18 janvier suivant parce qu’il fallait aussi attendre la publication, le 13 janvier, de la déclaration gouvernementale sur l’avenir du Congo telle qu’annoncée par le ministre des colonies dans son message de Noël. Mais le plus difficile restait à faire.

La tenue du meeting ayant été décommandée, les organisateurs avaient-ils le temps et les moyens d’avertir à temps leurs militants de l’interdiction de la manifestation ?

Ils n’avaient ni le temps ni les moyens pour prévenir leurs militants. Le 4 janvier, à partir de 11 heures, militants abakistes et autres Léopoldvillois sympathisants commencèrent à affluer, nombreux, devant le centre protestant YMCA. Face à une foule excitée, Kasa-Vubu, arrivé précipitamment sur les lieux autour de 15 heures, prit brièvement la parole. Dans son adresse, il appela les militants au calme, fit savoir que tout le peuple congolais réclamait l’indépendance, que l’Abako et le MNC poursuivaient un même combat.

Il invita ensuite l’assistance à attendre dans le calme l’étude que la direction de l’Abako ferait de la très attendue déclaration gouvernementale du 13 janvier, et annonça enfin le report du meeting au 18 janvier. Ce bref discours improvisé de Kasa-Vubu fut très applaudi par la foule, qui réagit par des acclamations enthousiasmées : « Vive l’Abako », « Vive l’indépendance ».
Officiellement la séance était levée. Et, sans plus attendre, Kasa-Vubu, Nzeza-Nlandu, Kingotolo et les autres leaders abakistes quittèrent l’enceinte du centre YMCA sous les acclamations des militants.

Apparemment rien ne présageait des émeutes vu que les leaders abakistes avaient décidé de reporter au 18 janvier 1959 la tenue du meeting. Qu’est-ce qui s’était passé entre temps pour que la Force publique intervienne et sème la mort parmi les manifestants ?

Le problème, c’est que, après le départ des leaders de l’Abako, et contre toute attente, certains participants au meeting se mirent à proférer des injures contre les Blancs. Le gros des participants au meeting était resté aux alentours de l’enceinte Y.M.C.A. Il débordait le rond-point de l’avenue Victoire et de l’avenue Prince Baudouin. La présence de M. Duvivier à cet instant précis raviva la tension.

Car, pris à partie par la foule, cet agent belge, envoyé par les autorités pour juger du caractère de la réunion, laissa imprudemment entendre que la réunion n’était pas décommandée. Ce qui fit dire à certains sympathisants que le comité central de l’Abako les avait trahis. L’ambiance devenant extrêmement tendue, la police fut alertée et, par manque de sang-froid, elle entra en action. La suite des événements fut dramatique :

Il est à ce moment 15 heures 30. L’intervention de la Force Publique, alertée une demi-heure auparavant, est décidée. Très rapidement l’ordre est rétabli. Arthur Pinzi intervient alors pour la libération des prisonniers arrêtés, afin d’apaiser définitivement les manifestants. Ce qu’il obtient, non sans difficultés mais avec à nouveau un effet contraire à celui escompté. La foule perçoit cet acte de l’administration comme une preuve de faiblesse et une victoire de son chef. Encouragée par les détenus libérés, elle se répand dans la cité africaine. Ce n’est qu’en fin d’après-midi, à l’heure où s’achève le rituel du match de football dominical, que les incidents reprennent, plus violents cette fois. Une fraction de la population africaine, déchaînée, détruit et pille systématiquement…57 Malgré l’intervention des éléments de la Force publique, l’administration eut du mal à contenir la révolte. Deux mille cinq cents soldats et mille cinq cents policiers furent appelés en renfort. L’opulente ville européenne, Kalina, protégée par une ceinture d’hommes de troupe ne fut pas inquiétée. La cité indigène, par contre, fut livrée au vandalisme des jeunes gens en colère qui cassaient tout sur leur passage. Les magasins du quartier commercial Foncobel, tenu par les Grecs et les Portugais, notamment ceux situés sur l’avenue Charles de Gaulle (actuelle avenue du Commerce), furent pris d’assaut et pillés. Même certaines écoles catholiques furent saccagées sans ménagement.

Malgré l’intervention des éléments de la Force publique, l’administration eut du mal à contenir la révolte. Deux mille cinq cents soldats et mille cinq cents policiers furent appelés en renfort. L’opulente ville européenne, Kalina, protégée par une ceinture d’hommes de troupe ne fut pas inquiétée. La cité indigène, par contre, fut livrée au vandalisme des jeunes gens en colère qui cassaient tout sur leur passage.

Les magasins du quartier commercial Foncobel, tenu par les Grecs et les Portugais, notamment ceux situés sur l’avenue Charles de Gaulle (actuelle avenue du Commerce), furent pris d’assaut et pillés. Même certaines écoles catholiques furent saccagées sans ménagement.

Quel fut le bilan de la répression des émeutes du 4 janvier 1959 ?

L’insurrection de Léopoldville consécutive à l’interdiction du meeting de l’Abako, fut tellement violente que les émeutes, réprimées dans le sang par la Force publique, durèrent du 4 au 7 janvier 1959, faisant entre 250 à 300 morts parmi les Congolais. L’administration coloniale parla d’abord de 47 morts et 241 blessés parmi les Africains avant de se rétracter : 71 morts, puis une centaine, puis 200.

Quelles furent les réactions au lendemain des émeutes du 4 au 7 janvier 1959 ?

A Léopoldville les populations des quartiers populaires étaient terrorisées par la répression sanglante. Pour certains hommes politiques de Léo, ces émeutes sonnaient le glas de la colonisation belge et contribuaient à accélérer le processus d’émancipation. Pierre Mulele, secrétaire général du Parti Solidaire Africain : « Les nôtres se sont vaillamment battus sans armes. S’ils avaient disposé d’une bonne organisation et d’armes en suffisance, ils auraient pu libérer la ville ».

En Belgique les émeutes de Léopoldville surprirent par l’ampleur de leur violence. Max Buset, président du parti socialiste, demanda et obtint du gouvernement l’envoi à Léopoldville d’une commission d’enquête parlementaire pour déterminer les causes de l’insurrection. Le ministre Maurice Van Hemelrijck l’annonça à la Chambre dès le 8 janvier. La commission mise en place débarqua à Léopoldville et se mit immédiatement au travail.

A son retour à Bruxelles, elle rendit son rapport, qui mettait en évidence les injustices sociales, les préjugés racistes, la carence de l’autorité, l’inertie et la faiblesse de l’administration, les lenteurs de l’évolution politique, l’insuffisance des mesures qui devraient aider à lutter efficacement contre la récession économique, l’insuffisante coordination entre les différentes forces chargées du maintien et du rétablissement de l’ordre, les carences de l’organisation des forces de police, etc.

Mais le plus curieux dans ce rapport, c’est que « sur le plan de l’autorité, il ne fut fait mention à aucun moment des problèmes politiques liés au nationalisme naissant ni de ses répercussions dans la population ».

Comment l’administration coloniale a-t-elle réagi au lendemain des émeutes de Léopoldville ?

Une fois le calme revenu, l’administration coloniale, comme à son habitude – plus soucieuse d’ordre que de dialogue –, sévit avec vigueur. Par un arrêté du 11 janvier, l’Abako fut dissoute, et les coupables désignés. Ainsi furent arrêtés et jetés en prison, le 12 janvier, les principaux leaders de l’Abako : Joseph Kasa-Vubu, Daniel Kanza et Simon Nzeza. Ils seront libérés deux mois plus tard, le 14 mars, à l’issue de la visite du ministre des Colonies, Maurice Van Hemelrijck. On parla à l’époque de leur mise en liberté provisoire contre l’avis du Gouverneur général.

Quelle appréciation faites-vous des émeutes de janvier 1959 ?

A quelque chose, dit-on, malheur est bon. Les journées insurrectionnelles du 4-7 janvier 1959, au-delà de leur côté dramatique, provoquèrent un énorme choc psychologique dans les opinions publiques belge et congolaise. Elles donnèrent de façon inattendue un coup d’accélérateur au processus de décolonisation en cours depuis 1956 et permirent de sortir le ‘mot indépendance’ du terrain vague de la clandestinité en mettant la Belgique devant ses responsabilités. Le gouvernement belge devait dès lors préciser sa position par rapport à l’avenir politique et administratif du Congo.

Le 13 janvier, dans une déclaration restée célèbre, il prit l’engagement d’« organiser au Congo une démocratie capable d’exercer les prérogatives de la souveraineté et de décider de son indépendance ». Chose très curieuse, la déclaration gouvernementale à la Chambre fut court-circuitée par le message royal, rendu public une heure avant. On en fit lecture au journal parlé de 13 heures tant en Belgique qu’au Congo.

Son contenu marqua fortement les esprits. Car, contrairement à l’Exécutif dont la déclaration conditionnait la progression du Congo vers l’indépendance à l’établissement d’institutions démocratiques, le roi eut le courage d’annoncer clairement la volonté de son pays « de conduire, sans atermoiements funestes, mais sans précipitation inconsidérée, les populations congolaises à l’indépendance dans la prospérité et la paix ». Il s’agit là d’un des actes les plus importants que le roi des Belges ait posés en 43 ans de règne. Dès lors, le Congo se préparait à célébrer son indépendance. Celle-ci intervint le 30 juin 1960.


Source image: https://www.diaspordc.com/4-janvier-1959-4-janvier-2022-la-rdc-se-souvient-des-emeutes-marquant-un-tournant-decisif-vers-lindependance/

* Cet entretien qui a fait l’objet d’une émission diffusée sur Radio Maria RDC, station de Kinshasa relate le déroulement des émeutes qui avaient eues lieu du 04 au 07 janvier 1959 à Léopoldville, actuellement Kinshasa.

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