Le 06 avril 1994, journée fatidique pour l’Afrique : bilan préliminaire après 5 ans

Source : Strizek, Helmut, Le 6 avril 1994, journée fatidique pour l’Afrique: bilan préliminaire après cinq ans, Dialogue, 210, mai-juin 1999, pp. 383

La question des réfugiés rwandais disparus

Un des plus grands problèmes du gouvernement mis en place après la victoire du FPR, le 16 juillet 1994 était le sort des réfugiés rwandais vivant à l’extérieur. On se souvient qu’une grande partie de la population hutu s’est dirigée, d’une part vers la Tanzanie et, d’autres part, avec l’armée en retraite et le gouvernement intérimaire vers le Zaïre. Honoré N’Gbanda, le dernier conseiller de Mobutu, chargé des questions de sécurité, vient de décrire cet événement d’une façon claire : “Ce fut pratiquement une invasion du Zaïre par une armée en fuite. Plus de trois quart des équipements militaires des FAR ont été emportés avec les troupes en fuite (…). Bon nombre des militaires des FAR se replièrent avec des armes individuelles dans les fortes des montagnes qu’ils connaissaient d’ailleurs très bien, pour y cacher leurs armes (…). Toutefois, une quantité énorme d’armes individuelles, de munitions, d’armes lourdes et d’engins de combat a été récupérée, de gré ou de force, par les éléments des Forces Armées Zaïroises (FAZ) envoyé en renfort dans la région pour faire face à cette situation d”insécurité”.1

Il est tout à fait compréhensible que le gouvernement de Kigali, dominé par le FPR se soit inquiété de la présence des militaires et des réfugiés – y compris des milices responsables des massacres de l’été 1994 – dans les camps énormes à proximité de sa frontière. Il avait un intérêt à contrôler cette situation. Kigali soupçonnait Mobutu de collaborer avec le gouvernement en exil et les ex-FAR. N’Gbanda eut probablement raison de dire que les militaires rwandais ont pu cacher une partie de leurs armes mais il faut insister également sur le fait que Mobutu avait grand intérêt à se procurer leur armement. De ce fait, l’ex-armée rwandaise a été désarmée.2 Kigali avait un intérêt majeur d’affirmer le contraire. Si Paul Kagame, entre temps vice-président et ministre de la Défense, avait pu convaincre ses alliés du danger réel d’une reconquête, il aurait pu trouver un soutien pour la solution radicale à ce problème. On a pu observer qu’il ne favorisait pas une rentrée massive des réfugiés. Il a fait beaucoup pour les dissuader. La dissolution forcées le 24 février 1995 du camp des réfugiés à Kibeho (dans l’ex-zone de protection de l’Opération Turquoise) est avec plus de deux mille morts, le cas le plus spectaculaire).3

En 1996, la situation est considérée comme insoutenable par Kigali. La mort prévisible de Mobutu (après une opération d’un cancer) devient la sonnette d’alarme. Que se passerait-il si Étienne Tshisekedi devenait président démocratiquement élu au Zaïre? Kigali, Bujumbura, Kampala, l’Éthiopie de Zenavi, tous ces régimes militaires avaient horreur d’une éventuelle contagion démocratique. En plus, Kigali craignait que Tshisekedi mette effectivement en œuvre la ligne préconisée par le premier ministre zaïrois Kengo wa Dondo. Celui-ci a sollicité, auprès du gouvernement américain, un soutien pour un transfert des réfugiés au Rwanda dans des camps protégés par des soldats internationaux. Kigali a toujours saboté une telle solution sans la refuser officiellement.4 Kagame a finalement pu convaincre Washington, — probablement pendant sa visite, en été 1996 — que des camps des réfugiés, à l’intérieur du Rwanda, constituerait un grand risque et qu’il faudrait trouver une solution radicale. La solution proposée par Kengo wa Dondo a été écartée. La cote de Kengo wa Dondo baissait visiblement à Washington. La carte Kabila rentra en jeu. Une propagande internationale contre les réfugiés fut lancée pour préparer le terrain de la dissolution forcée des camps.

Cependant le Président Clinton était pendant un moment en faveur de la “solution Kengo” et a même envoyé le général Smith avec un contingent de militaires américains à Goma. Quand les réfugiés, qui étaient déjà en route vers l’intérieur de Zaïre apprirent cette nouvelle, une partie d’entre eux put faire demi-tour pour rentrer au pays. Dans une action spectaculaire, concerté par Roger Winter5, qui était pendant de longues années en contact avec les émigrés Tutsi, en Ouganda, en sa fonction de chef du US-Committee for Refugees, Kabila et Kagame ont pu convaincre leurs alliés à Washington de retirer les troupes américaines. La “chasse aux réfugiés” qui se trouvaient encore au Zaïre et la guerre pour renverser Mobutu pouvait commencer. Le destin des réfugiés était scellé.

La déclaration de l’ambassadeur américain à Kigali du 21 janvier 1998 en est une claire indication : “Les agences humanitaires doivent s’en aller et cesser de nourrir des tueurs. Ceux-ci se volatiliseront alors dans la nature à la recherche de quoi manger laissant derrière eux les otages. Si nous n’agissons pas ainsi, nous serons entrain d’échanger les enfants de Tingi-Tingi contre des enfants qui seront tués ou deviendront des orphelins à l’intérieur du Rwanda“.6 Concernant les réfugiés en Tanzanie, le Rwanda se trouvait devant un fait accompli quand le gouvernement tanzanien a décider de les renvoyer par force au Rwanda à partir du 16 décembre 1996.

La guerre au Zaïre et la Chute de Mobutu

Après la dissolution des camps des réfugiés au Kivu les dirigeants de l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo-Zaïre (AFDL) se sont rendu compte de la faiblesse de l’armée du Maréchal Mobutu. Museveni, Kagame, Kabila et leurs alliés anglophones devaient se concerter sur l’objectif de leur opération. Au début, Museveni et Kagame ont jugé suffisant de “libérer” les deux Kivu et de les regarder comme leurs zones de sécurité. Mais le retrait des Forces Armées Zaïroises (FAZ) invitait à aller plus loin et de permettre à Kabila de réaliser son rêve éternel  de renverser Mobutu7 et de se mettre à sa place. Comme Honoré N’Gbanda, le dernier conseiller pour les questions de sécurité de Mobutu l’a révélé, la faiblesse de son armée résultait en partie du fait que ses généraux avaient détourné les armes que l’armée rwandaise avait dû leur rendre en 1994. Cela explique également pourquoi les ex-FAR n’ont pas pu résister davantage aux forces de l’AFDL.

Pendant longtemps Kagame et Museveni ont nié leur participation à cette guerre, mais le 9 juillet 1997 Kagame l’a reconnue dans un interview avec le Washington Post. Il est également incontestable que la plus grande partie des réfugiés rwandais8 qui ont pu fuir jusque dans les environ de Kindu et de Kisangani, y on péri. La version que Kabila a donné en aoùt 1998 après sa rupture avec ses anciens alliés semble judicieuse. Il a dit que seuls les soldats rwandais étaient responsables des massacres puisqu’il ne disposait pas d’assez de forces armées.

Il est toujours peu compréhensible pourquoi les États-Unis et la Grande Bretagne ont choisit Kabila comme allié. Pourquoi n’ont-ils pas fait le moindre effort pour trouver une solution démocratique après la mort prévisible de Mobutu? Honoré N’Gbanda nous transmet une scène presque touchante. Quand Bill Richardson a transmis à Mobutu l’ultimatum du Président Clinton pour la démission du Maréchal, celui-ci aurait répondu : “C’est bizarre comme votre message coïncide avec le discours de Kabila. Que faites-vous de la démocratie que vous avez soutenue dans ce pays? Maintenant, vous légalisez la prise de pouvoir par la force?”.9 Il l’ont légalisé et on du se rendre compte que Kabila ne voulait pas joué le jeu de ses alliés rwandais et ougandais. Il a renvoyé les soldats rwandais et leurs conseillers. Ceux-ci ont répondu – à l’instigation de ex-ministre des Affaires Étrangères BIZIMA KARAHA – par l’organisation d’une révolte qui a éclaté le 2 aoùt 1998.

L’instabilité règne depuis dans toute la région. Colette Braeckman, dont les jugements ne se sont pas toujours avérés corrects peut avoir, cette fois-ci, raison en écrivant le 10 mars 1999, dans le quotidien Le Soir : “Le conflit en République Démocratique du Congo (RDC), qui aurait dû être une guerre-éclair, entre dans son septième mois et aucune issus n’est encore en vue, malgré la multiplication des médiations. Aucun de deux camps en présence ne semble prêt à baisser les bras, malgré les pressons politiques et économiques qui s’exercèrent sur toues les protagonistes”.

Notes

  1. Honoré N’GBANDA Nzambo Ko Atumba, Ainsi sonne le glas ! Les derniers jours du Maréchal Mobutu, Éditions Gideppe, Paris 1999.
  2. Cette question qui jouera encore un grand rôle pendant la guerre du Zaïre n’est pas traitée ici. N’Gbanda a fourni les informations suivantes : «Le Général Tembele me disait un jour quand j’ai vérifié la question des armes : “Les Généraux Eluki et Boramoto ont évacué sur Kisangani près du double de ce que vous voyez ici. Y compris des hélicoptères et des véhicules blindés”. La vérité (…) a explosé trois ans plus tard lorsque la guerre éclata. Les Généraux ont crié au manque des véhicules, d’équipements, de munitions de fusils, … de tout. Mais où est donc passé l’impressionnant arsenal rwandais? (…) Ce détail a beaucoup secoué le Maréchal Mobutu et a pesé sur sa décision de changer le commandement de l’armée en décembre 1996».
  3. Pour Seth Sendashonga, le ministre de l’intérieur à l’époque (Hutu et membre du FPR), cet événement constitua, de son aveu, le point de rupture avec Paul Kagame. Il est parti en exil, en aout 1995, et fut assassiné, le 16 mai 1998 à Nairobi.
  4. N’Gbanda confirme cette appréciation en écrivant : “Le président Mobutu savait que le retour des réfugiés hutu au Rwanda n’arrangeait pas Kagame. Il en avait la preuve”.
  5. Winter a confirmé ces faits lors de son audition à la chambre des représentants du Congrès américain, le 4 décembre, 1996.
  6. Cité selon DIALOGUE, No 196/Févr. 1997, p.1
  7. Mobutu en était bien conscient. Il a envoyé N’Gbanda négocier avec Museveni. “Ma mission consistait donc à présenter au Président Museveni toutes les preuves dont nous disposons sur les préparatifs de l’attaque au Zaïre par l’Ouganda, avec le soutien des États-Unis. J’avais en effet un dossier complet  sur le transfert de l’arsenal de la marine américaine qui avait servi en Somali, en Ouganda et se trouvait stocké dans les bases ougandaises ainsi que dans les iles du lac Victoria”.
  8. Probablement plus d’un million des personnes.
  9. Citation d’après Jeune Afrique Économie, no 269, Janvier 1999, p. 23.

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