Théories de la pauvreté : 2/3. Les approches en termes de biens et de besoins : la notion de manque au cœur de la pauvreté

L’approche monétaire, en définissant la pauvreté à partir d’un manque de ressources monétaires et en la stigmatisant à travers les concepts de revenu et de consommation, définit un critère unique de pauvreté : le revenu. Est donc pauvre l’individu qui n’est pas capable de mobiliser un revenu suffisant pour acquérir les moyens de sa subsistance. Au début des années 1970, cette focalisation unidimensionnelle de la pauvreté est remise en cause par un courant à la fois philosophique et pragmatique. Pour des défenseurs, le revenu à lui seul n’est pas capable d’expliquer les situations de pauvreté. En effet, les hommes ont des besoins qu’ils doivent nécessairement couvrir pour survivre. Posséder un revenu décent ne leur garantit pas de pouvoir couvrir ses besoins. Pour cela, il est nécessaire de passer d’une définition monétaire de la pauvreté à une définition en termes de manque de biens : biens primaires pour Rawls et biens essentiels pour les tenants de l’approche par les besoins essentiels.


1. La pauvreté comme manque de biens primaires : la Théorie de la Justice de Rawls

En 1971, John Rawls, philosophe américain publie sa Théorie de la Justice. Cet ouvrage va révolutionner la philosophie politique, ainsi que le monde économique. En effet, Rawls entend défendre une conception déontologique de la justice sociale contre la domination d’une conception téléologique depuis Adam Smith et la théorie utilitariste. Basée sur la notion d’équité et reposant sur deux principes fondateurs puissants, la théorie de Rawls n’est cependant pas orientée vers l’étude de la pauvreté à proprement parlé. Toutefois, il est possible, à partir d’une lecture de l’œuvre de Rawls, de dessiner la base informationnelle sous-jacente nous permettant de proposer une définition de la pauvreté.

1.1. Les bases morales d’une théorie de la justice comme équité

La Théorie de la Justice de Rawls est sans doute l’œuvre philosophique la plus importante du 20ème siècle. Elle refonde entièrement la justice sociale autour de deux principes puissants qui permettent de définir ce que Rawls appelle une société bien ordonnée. Une société respectant ces deux principes de justice procurerait à ses membres une équité fondée sur un ensemble d’éléments essentiels à une vie bien menée. D’entrée, Rawls [1971:49] se situe en porte-à-faux de la théorie utilitariste puisque «[s]on but est d’élaborer une théorie de la justice qui représente une solution de rechange à la pensée utilitariste», tout en proposant des principes de base d’une société juste et bien ordonnée, c’est-à-dire (Rawls [1971:31]) qui «n’est pas seulement conçue pour favoriser le bien de ses membres, mais [qui] est aussi déterminée par une conception publique de la justice». Pour cela, des principes de justice doivent être acceptés et partagés par tous, les institutions de base de la société devant les satisfaire. Selon Rawls, l’utilitarisme, en étant indifférent aux droits et aux inégalités de répartition, ne peut fournir les principes de base d’une société bien ordonnée.

Il énonce deux principes permettant de structurer une société comme système cohérent de coopération : (i) un système total le plus étendu de libertés effectives civiles et politiques qui soit compatible avec un égal domaine pour autrui ; (ii) les inégalités socio-économiques siècle. Elle refonde entièrement la justice sociale autour de deux doivent être organisées de telle manière qu’elles apportent aux plus mal lotis les meilleures perspectives (principe de différence), et qu’elles soient attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous, conformément à la juste égalité des chances. Ces deux principes constituent une conception de la justice qui demande que toutes les valeurs sociales soient également réparties, et que l’inégalité ne soit tolérée que si elle est à l’avantage de chacun. De plus, Rawls impose une priorité lexicale du premier principe sur le second, les libertés ne seraient être bafouées au prix d’un accroissement des richesses même des plus mal lotis (en ce sens il rejette la vision parétienne de l’économie), tandis que l’égalité des chances possède une priorité lexicale sur le principe de différence (On appelle un ordre lexical ou lexicographique, un ordre qui demande de satisfaire le principe classé en premier avant de satisfaire le second et ainsi de suite. Cela permet d’éviter de mettre en balance les différents principes pris en compte). On ne peut restreindre la liberté qu’au bénéfice de la liberté.

Soucieux d’offrir une théorie solide, Rawls justifie a priori ces principes de justice. Ceux-ci, dit-il, sont issus d’une procédure qui se doit d’être équitable, et qui part d’une situation où les contractants sont supposés être des individus rationnels et mutuellement désintéressés. Une fois encore, Rawls [1971:41] se place en opposition à l’utilitarisme car «le principe d’utilité est incompatible avec une conception de la coopération sociale entre des personnes égales en vue de leur avantage mutuel. Ce principe est en contradiction avec l’idée de réciprocité implicite dans le concept de société bien ordonnée». Il opte pour une position kantienne de la justice, en affirmant que contrairement à l’utilitarisme, qui est une théorie téléologique (une doctrine est dite téléologique lorsqu’elle subordonne le juste au bien. Une action juste est donc une action qui maximise le bien), la théorie de la justice comme équité est une théorie déontologique, c’est-à-dire (Rawls [1971: 55]) «une théorie qui soit ne définit pas le bien indépendamment du juste, soit n’interprète pas le juste comme une maximisation du bien». En effet, rien ne nous permet d’affirmer que des institutions justes aboutissent forcément à une maximisation du bien. A contrario, la maximisation du bien-être social peut très bien être accompagnée d’une discrimination injuste envers les plus pauvres, si cette discrimination conduit à une amélioration du bien-être total – le principe d’efficacité est découplé du principe d’équité.

La théorie de la justice comme équité, en prônant une égale liberté pour tous, choisie par des individus ignorant tout de leur position sociale, n’accepte pas ce sacrifice. Comme le souligne Rawls [1971: 57], «les principes du juste, et donc de la justice, déterminent dans quelles limites des conceptions du bien personnel sont raisonnables. En établissant leurs projets et leurs aspirations, les hommes doivent prendre ces limites en considérations». Ou encore (Rawls [1971: 29-30]) : «chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société ne peut être transgressée. […][La justice] n’admet pas que les sacrifices imposés à un petit nombre puissent être compensés par l’augmentation des avantages dont jouit le plus grand nombre». Il s’agit ici aussi d’une priorité du juste sur le bien conduisant, selon Rawls, à l’abandon de tout comportement sacrificiel.

Pour mettre en place sa théorie de la justice comme équité, Rawls part d’une idée simple : les principes de justice, à la base de toute société bien ordonnée, doivent conduire à une situation équitable. Cela signifie qu’ils doivent gommer l’impact des traits contingents et arbitraires qui déterminent les choix de vie. Pour cela, il redéfinit ce que Rousseau [1762] appelait le contrat social en proposant le concept de position originelle. Cette position est caractérisée par deux éléments. Le premier concerne ce que les individus ignorent : il s’agit du postulat du voile d’ignorance. Chaque contractant, c’est-à-dire chaque membre d’une communauté doit choisir les principes qui régiront la société sans connaître à l’avance sa position au sein de cette communauté, ni l’attribution des caractéristiques génétiques qui le caractérisent (Nous pouvons ici paraphraser Duhamel [2003: 22] pour qui cette position consiste en une impersonnalité par indétermination). Il sait simplement que de telles particularités existent, sans pour autant être capable de les prévoir. Rawls [2001] assure que ces individus possèdent un sens inné de la justice, et qu’ils sont dotés d’une capacité à concevoir le bien.

Sur ces bases, il leur est demandé d’établir les règles et les lois qui vont régir les relations entre les membres de la communauté, et de déterminer la dotation initiale de chacun avant que le voile se lève, c’est-à-dire avant que le jeu économique ne prenne place. Les règles définies par ces individus représentatifs feront alors foi, et seront réputées équitables, il en résulte une double exigence d’impartialité et d’équité (Bernard Williams [1985:91] affirmera qu’«une seule personne suffit pour exercer ce choix»). Pour Rawls, les sociétaires forment une communauté dans laquelle le contrat est public, unanime et irrévocable (final), tandis qu’ils sont liés entre eux par des liens et des contraintes formels. Selon lui, l’individu, caché par ce voile d’ignorance, énoncera des lois et des règles de manière à ce que s’il se retrouve dans une position désavantagée, cette dernière l’avantage au maximum. Cela correspond à la stratégie du Maximin, c’est-à-dire la maximisation de la situation la plus défavorable (Le principe du maximin stipule que l’individu rationnel qui a une forte aversion pour le risque va considérer la maximisation du revenu du plus pauvre comme principe de justice. Sachant qu’il possède une probabilité non nulle de faire partie des pauvres, il va préférer, prudemment, une distribution qui maximise les revenus de ceux-ci).

Dès que l’égalité est possible et avantageuse, la partage égalitaire sera choisi : si le gâteau est partagé par celui qui se sert en dernier, il sera forcément tenté de faire des parts égales. Cependant, cet égalitarisme ne concerne que les ressources sociales et les libertés politiques. En ce qui concerne les ressources matérielles, l’inégalité peut se justifier si elle bénéficie toujours aux plus démunis. Pour paraphraser Okun [1983], nous avons des droits égaux mais des ressources inégales. Selon Collin [2003:5], «si on admet que les plus pauvres d’une société inégalitaire seraient moins pauvres que ceux d’une société égalitaire, en adoptant la règle du Maximin, on choisira une société inégalitaire dans la distribution des richesses, des revenus et des positions sociales; mais entre toutes les répartitions inégalitaires possibles, on choisira pour les mêmes raisons celles qui maximisent la position des plus défavorisés. Ainsi est justifié le principe de différence». Il paraît donc évident que les inégalités sont justifiées lorsqu’elles sont plus efficaces que les égalités et qu’elles servent les plus défavorisés.

Le second élément concerne ce que les individus savent, c’est-à-dire la valeur accordée à certains biens premiers, ou (Rawls [1971: 93]) «les biens utiles quel que soit le projet de vie rationnel». Il distingue les biens premiers naturels, comme la santé ou les talents, et les biens premiers sociaux, comme les libertés et droits fondamentaux, les positions sociales et le respect de soi, enfin les avantages socio-économiques liés à ces positions. Si les premiers ne sont pas soumis au contrôle des institutions puisqu’ils sont par définition innés, les seconds aident les individus à poursuivre librement leurs objectifs. Rawls dessine les contours de cette liste exhaustive de biens premiers sociaux à partir de ce qu’il nomme une théorie étroite du bien, dans le sens où (Sandel [1998: 54]) «elle ne comprend que des postulats minimaux et largement partagés touchant le genre de choses susceptibles d’être utiles pour toutes les conceptions particulières du bien, et dont il est par conséquent vraisemblable que le désir en sera partagé par toutes les personnes, quels que soient par ailleurs leurs désirs spécifiques». Elle se distingue d’une théorie complète en ce qu’elle ne fournit aucune base pour juger entre des fins particulières. Les intérêts recherchés sont donc des intérêts communs à tous les membres de la société. Une société juste étant une société dont les institutions répartissent les biens premiers sociaux de manière équitable entre les membres en tenant compte des différences dans la dotation en biens premiers naturels. De plus, les principes de justice précédemment énoncés permettent d’apprécier la structure de base de la société, et «régissent» la distribution des biens premiers au sein de la communauté.

1.2. Une évaluation de la pauvreté par les biens premiers sociaux

Comme nous venons de le voir, une société bien ordonnée est une société juste dans laquelle les biens premiers sont distribués de manière à ce que les deux principes de justice soient remplis. Les situations de pauvreté sont donc des situations dans lesquelles les inégalités ne profitent pas aux plus démunis. Toutefois, il est nécessaire d’insister sur ce qu’est la pauvreté dans l’approche proposée par Rawls. L’objectif de Rawls n’est pas d’offrir une base informationnelle pour évaluer la pauvreté (Maric [1996]). Son but, répétons-le, est d’offrir une alternative à la théorie utilitariste. Cependant, même si Rawls n’est que peu enclin à s’intéresser à la pauvreté, il est possible de lire son œuvre entre les lignes pour tenter de définir une base informationnelle susceptible d’offrir une nouvelle définition de la pauvreté.

Nous pouvons affirmer que la pauvreté, évaluée dans le cadre de la théorie de la justice, est multidimensionnelle. En effet, le rejet de l’utilitarisme par Rawls est en partie dirigé contre l’unidimensionnalité de l’utilité pour juger des états mentaux. Le critère de revenu (ou de consommation) pour évaluer cette utilité est également rejeté. Pour Rawls, les biens premiers composent la base d’évaluation des états sociaux et leur répartition le critère de justice. Toutefois, il est nécessaire de traiter de façon différente les deux types de biens premiers. La définition de la pauvreté se concentre sur les biens premiers sociaux. Par définition, les biens premiers naturels sont les qualités innées dont sont dotés les individus. La santé ou les talents ne peuvent constituer une source permettant de juger la position d’un 83 individu par rapport à un autre en ce qui concerne le bien-être («Les plus défavorisés ne sont jamais identifiables en tant qu’hommes ou femmes, ou en tant que Blancs ou Noir, ou en tant qu’Indiens ou Britanniques. Ils ne sont pas des individus identifiés par des traits naturels ou d’autres caractères qui nous permettent de comparer leur situation sous tous les systèmes variés de coopération sociale qu’il est réaliste d’envisager» (Rawls [2001: 91, nbp n°26]).

Peut-on dire qu’un individu qui développe un talent musical est mieux loti qu’un autre qui n’a pas l’oreille musicale? De manière directe la réponse est négative. Par contre, de manière indirecte la réponse n’est pas si tranchée : si les deux individus fondent leur bien-être sur la pratique musicale, le premier est susceptible d’atteindre un niveau de bien-être supérieur à celui du second. Toutefois, Rawls refuse cette remarque dans la mesure où l’individu ne possède aucun contrôle sur ses talents puisque ceux-ci s’imposent à lui. Selon Maric [1996: 10] : «les ‘différences naturelles’ de talents ou de dons qui existent entre les individus et qui sont des inégalités potentielles au niveau socio-économique doivent alors être organisées, i.e. bornées, limitées». Le débat entre Rawls et Sen reposera en partie sur l’intégration des dons et des talents dans l’évaluation de la position d’un individu par rapport à un autre84. Si nous abandons les biens premiers naturels dans l’évaluation du bien-être, nous devons nous concentrer sur les biens premiers sociaux. Ces derniers sont (Rawls [2001: 127-128]) : «identifiés par la question de savoir ce qui est généralement nécessaire, en termes de conditions sociales et de moyens polyvalents, pour permettre aux citoyens, tenus pour libres et égaux, de développer de manière adéquate et d’exercer pleinement leurs deux facultés morales, ainsi que de chercher à réaliser leur conception déterminée du bien». Toutefois, proposer une liste exhaustive de ces biens n’a pas de fondement puisque (Rawls [2001: 92]) «ces biens font partie d’une conception partielle dubien que les citoyens […] peuvent accepter afin de procéder aux comparaisons interpersonnelles requises pour l’élaboration de principes politiques réalisables». On peut alors raisonnablement dire que ces biens premiers sociaux sont constitués par les droits, les libertés et les possibilités offertes, les revenus et la richesse. Ils constituent ce qui correspond au projet de vie personnel, à savoir les attentes vis-à-vis des biens premiers sociaux (Rawls [1971: 122]).

Il s’agit, dès lors, d’évaluer la distribution des biens premiers sociaux entre les individus, permettant ainsi de comparer les positions de chacun (Rawls cherche moins à mesurer un certain niveau de bien-être que d’évaluer la répartition des biens premiers au sein d’une société bien ordonnée. Rawls [1982: 185]). Pour cela, Rawls propose la construction d’un indice synthétique de biens premiers mesurant (Rawls [2001: 90]) «les parts de biens premiers que reçoivent les citoyens». Compte tenu de l’importance du principe de différence, ou de Maximin, sera considéré comme pauvre l’individu qui sera le moins biens doté en biens premiers sociaux (Doit-on considérer comme pauvre l’individu le plus défavorisé dans toutes les dimensions ou dans au moins une des dimensions des biens premiers? Nous y reviendrons lors de l’étude des indices multidimensionnels de la pauvreté). Cependant, la construction de cet indice se heurte à une double limite comme l’indiquent, entre autres, Arneson [1990] ou Arnsperger et Van Parijs [2000:62] puisqu’il s’agit «de construire un tel indice en échappant à la fois à un cadre welfariste – qui impliquerait une évaluation subjective des paniers d’avantages socio-économiques en référence aux fonctions d’utilités individuelles – et à un cadre perfectionniste – qui impliquerait une évaluation objective en référence à une conception particulière de la vie bonne», ce qui conduit à accepter une vision perfectionniste de la vie bonne (D’autres auteurs ont montré que l’indice des biens premiers était impossible à construire en utilisant l’axiomatique arrowienne d’impossibilité. Comme cela n’est pas le propos de notre sujet, nous renvoyons le lecteur vers Plott [1978], Gibbard [1973] et Blair [1988]).

Or, Rawls souhaite éviter ce double écueil et insiste sur le fait qu’un tel indice doit permettre de trancher, en faveur des moins bien lotis, les problèmes de répartition des ressources. Il ne s’agit pas de proposer une vision particulière du bien-être. Et comme le souligne Fleurbaey [2003:113] : «le dilemme est donc issu de la difficulté de respecter les préférences individuelles en évitant le problème des comparaisons interpersonnelles d’utilité». Roemer [1996] analyse les difficultés de mise en œuvre d’un tel indice. Contrairement aux autres auteurs, il refuse l’assimilation de l’indice des biens premiers à une fonction d’utilité lorsque cet indice respecte les préférences individuelles (Fleurbaey [2003]). Pour lui (Roemer [1996: 171, notre traduction]) «il est possible de construire une théorie qui mette en œuvre des indices de biens premiers qui soient équivalents au bien-être. Une telle théorie ne serait pas nécessairement welfariste, puisque ces indices ne comporteraient pas forcément d’information sur les niveaux de bien-être. La tâche des rawlsiens serait de trouver de tels indices qui ne feraient pas référence au perfectionnisme ou qui n’impliqueraient pas de comparaisons interpersonnelles». C’est ce que semble avoir réussi à faire Fleurbaey [2003] lorsqu’il propose une méthode axiomatique permettant de construire un indice de biens premiers qui évite à la fois le welfarism (l’indice représenterait une simple fonction d’utilité) et le perfectionnisme (les préférences individuelles seraient les mêmes lorsque les indices seraient égaux entre individus).

2. Une réponse avortée à l’utilitarisme : l’approche par les besoins essentiels

«L’économie du sous-développement est un sujet très important, mais ne donne pas de matière à formalisation et à une théorie». Citant Hicks, Furtado [1970] résume de façon directe la place que représente le développement au milieu du siècle dernier. Pas de modèle spécifique, une absence de formalisation particulière, l’économie du développement est considérée comme une activité annexe à l’économie, et plus particulièrement à l’économie politique qui occupe une place de choix. La théorie néo-classique possède alors en son sein tous les instruments pour étudier le cas des pays du Tiers-monde : une théorie de l’équilibre général dans laquelle les marchés ont une place centrale, l’individu, rationnel, cherchant à maximiser son utilité et l’optimum social obtenu par simple sommation d’individualités. L’objectif est alors d’atteindre une allocation optimale des ressources en vue d’une croissance maximale. Le développement n’est alors considéré que sous l’optique de la croissance du revenu par habitant (Les théories de la croissance dont Harrod [1939] Nurske [1953], Lewis [1954], puis Domar [1957] et Rostow [1963] sont les grands chantres, stipulent que l’accumulation de capital nécessaire au développement des pays en développement doit suivre le même schéma historique que celle des pays développés qui a eu lieu les siècles précédents).

L’espace monétaire est le seul capable d’appréhender le développement et la satisfaction des besoins. L’idéal de développement basé sur la croissance connaît à la fois un succès dans les milieux orthodoxes et un refus virulent dans les milieux contestataires et hétérodoxes (Bettelheim [1963], Perroux [1961]). L’approche de Perroux, focalisée sur la «non couverture des coûts de l’homme» dont il distingue trois catégories, permet de recentrer la problématique du développement et de la pauvreté sur l’homme et sur ses besoins («Ceux qui empêchent les êtres humains de mourir (lutte contre la mortalité dans le travail professionnel et hors de ce travail) ; ceux qui permettent à tous les êtres humains une vie physique et mentale minima (activités de prévention hygiéniques, de soins médicaux, de secours invalidité, vieillesse, chômage) ; ceux qui permettent à tous les êtres humains une vie spécifiquement humaine, c’est-à-dire caractérisée par un minimum de connaissances et un minimum de loisirs (essentiellement, coûts d’instruction élémentaire et coûts de loisirs minimum)». Perroux [1973: 38]).

2.1. Une approche centrée sur les besoins nécessaires à la survie de l’homme

L’approche par les besoins essentiels (ou fondamentaux) a été introduite dans les débats au début des années 1970 par les institutions internationales comme l’Organisation internationale du travail ou la Banque mondiale. La volonté de ces institutions est de remédier aux erreurs commises jusque-là en matière de recommandations de politique de développement. Le développement est alors envisagé comme la satisfaction des besoins essentiels des populations. Kalecki [1959] est à l’origine de la distinction entre biens de consommation essentiels – nécessaires à la survie – et biens de consommation non essentiels. En 1972, Robert McNamara, président du groupe de la Banque mondiale prononce un discours à la fois virulent et dramatique (Rist [1996:265]) sur la situation des populations des pays du Tiers-monde. Selon lui, il est temps que les pays du sud se préoccupent «davantage des besoins humains plus essentiels, c’est-à-dire à améliorer la nutrition, le logement, la santé, l’éducation et l’emploi de leurs populations» (McNamara [1972 : 23]). En 1976, le Bureau International du Travail prend à son compte la dichotomie kaleckienne et détaille les éléments qui composent les besoins énoncés par McNamara : (i) il s’agit d’une consommation personnelle minimale, composée d’une alimentation satisfaisante, d’un logement convenable, et d’un habillement minimal, (ii) il s’agit au niveau communautaire, de l’accès aux services d’éducation, aux services de santé, à une eau pure et une médecine préventive et curative de qualité, (iii) un accès à un emploi «convenablement productif et équitablement rémunéré».

A – À la recherche d’une définition du besoin

Cette approche repose avant tout sur une acceptation consensuelle de la notion de besoin. Considère-t-on ce concept comme l’expression d’un désir ou au contraire comme celle d’une nécessité ? Pour les psychobiologistes, le besoin est défini comme un «concept générique utilisé pour désigner un ensemble de processus hétérogènes, dont le “besoin” s’exprime de manière très diverse. Un besoin serait un processus directement lié à la structure fonctionnelle de l’organisme, dont l’absence provoque des dysfonctionnements pouvant être létaux, et qui se manifeste à la conscience du sujet par une incitation affective à une action visant à sa satisfaction» (Cette définition est issue du site internet de l’Association Anthropologia). A partir de cette définition, il est possible de distinguer trois types de besoins : les besoins somatiques – qui correspondent aux besoins physiologiques – les besoins neurostructurels (comme le sommeil) et les besoins psychiques, acquis (et relevant du contexte culturel) ou innés (relevant des sens de justice ou d’honnêteté, par exemple).

Certains auteurs comme Rist [1980: 234] définissent le besoin comme «une chose dont la satisfaction est intérieure à l’être humain». Masini [1980: 227], quant à elle, définit les besoins comme «les nécessités humaines qui rendent la survie et le développement humain possibles dans une société donnée». Marx distinguait les besoins biologiques (nécessaires à la reproduction de l’homme) des besoins humains (réservés à la bourgeoisie). Mallmann et Marcus [1980: 165] les définissent comme «une nécessité objective pour éviter l’état de souffrance et de maladie». Selon Maslow [1954], les besoins humains sont organisés selon une hiérarchie pyramidale où, à la base, on retrouve les besoins physiologiques élémentaires et à son sommet, on retrouve les besoins psychologiques et affectifs d’ordre supérieur. Ce sont ces besoins qui créent la motivation humaine. L’approche de Maslow est intéressante dans la mesure où la hiérarchisation implique que les besoins les plus « bas » doivent être satisfaits avant que ceux qui sont « supérieurs » le soient. Il ne faut pas voir dans cette pyramide une représentation déterministe des besoins humains mais plutôt une organisation des relations qui existent entre eux.

La difficulté d’établir une définition formelle du besoin entraîne une confusion entre ce concept de besoin et celui de désir. La différence fondamentale entre les deux termes se situe au niveau de l’échelle qu’ils impliquent : si le désir est souvent le propre de l’individu, le besoin peut être considéré comme universel. Il n’est pas rare de considérer que les besoins doivent être satisfaits en tout lieu et de tout temps, il répond par là à un besoin physiologique qui n’est pas forcément exprimé, lié à la survie de l’individu. Le désir peut également être considéré comme étant une volonté de satisfaire un besoin, il peut répondre à une certaine norme sociale : on peut désirer quelque chose sans foncièrement en avoir besoin (tout ce qui concerne les loisirs, par exemple) ou désirer quelque chose sachant qu’on n’en ressent pas un besoin physiologique (boire un verre d’alcool) – La notion de manque liée à l’utilisation de psychotropes entraîne un besoin physiologique. Cependant, dans le cadre qui est le nôtre, le besoin physiologique renvoie à la notion de survie, ce qui n’est pas le cas lors de l’utilisation de psychotropes. Le tableau 1-1 permet de résumer la différence entre les deux notions.

Pour Doyal et Gough [1984: 11], il existe deux catégories de besoins : la première fait référence au besoin comme but ultime de tous les individus (et est ainsi séparée de la notion de désir), et une seconde qui est une stratégie mise en œuvre pour atteindre ce but ultime qu’il soit l’expression d’un besoin ou d’un désir.

Cette catégorie serait des besoins sociétaux basiques (basic societal needs) définis comme une condition préalable (precondition) à la réalisation de besoins individuels. Toutefois, les deux auteurs s’accordent pour dire que la difficulté majeure dans cette classification est de déterminer si tel besoin est plutôt un but ou plutôt une stratégie pour atteindre ce but. Cependant, quel que soit le besoin considéré et quelle que soit la catégorie à laquelle il fait référence, l’important est de déterminer si ce besoin (but ou stratégie), s’il est satisfait, permet à l’individu de vivre une vie digne d’être vécue. Il s’agit donc de s’intéresser aux types de besoins nécessaires à l’individu.

B – Une définition des besoins fondamentaux

Une fois la distinction besoins/désirs établie, nous devons nous poser la question de savoir s’il existe une hiérarchie dans les besoins. Certains besoins sont-ils plus « importants » que d’autres ? On définit les besoins fondamentaux (basic needs) comme « les biens et services minimums à la réalisation d’une vie décente » (Stewart, 1995) ou encore « un besoin qui, s’il n’est pas réalisé, provoque la disparition de l’être humain » (Rist, 1980). On le comprend aisément, l’objectif de cette approche est l’atteinte d’un seuil minimal sous lequel la vie n’est pas considérée comme décente et qui conduit à une mort précoce. Ce seuil étant défini en termes de niveau de santé, de nutrition et d’alphabétisation, les biens et services fondamentaux (nourriture, services de santé, d’éducation, etc.) constituent les moyens d’atteindre ce seuil. On retrouve ici la conception psychobiologique des besoins pour qui l’absence provoquerait des dysfonctionnements pouvant être létaux. Pour Max-Neef [1992], il est nécessaire de distinguer les besoins en eux-mêmes, qu’il détermine comme étant relatifs à l’être, à l’avoir, au faire et à l’interaction (les besoins existentiels) et à la subsistance, la protection, l’affection, la compréhension, la participation, la création, le loisir, l’identité et à la liberté (les besoins liés aux valeurs morales [axiological]) avec les instruments de satisfaction de ces besoins (satisfiers). Ces instruments permettent de satisfaire les besoins.

Par exemple, l’accès à une nourriture de qualité est considéré comme un instrument permettant de satisfaire à la fois les besoins de possession (l’avoir) ainsi que les besoins de subsistance. Max-Neef établit ainsi une typologie des satisfiers permettant de satisfaire tous les types de besoins préalablement définis. Il n’existe pas de relation d’exclusivité entre besoin et instrument de satisfaction. Un instrument peut permettre la satisfaction de plusieurs besoins simultanément. L’accent doit alors non seulement être mis sur les besoins identifiés comme essentiels à la survie des individus mais également sur les instruments permettant de satisfaire ces besoins fondamentaux.

Comment déterminer ces besoins fondamentaux ? Le besoin étudié serait d’ordre physiologique et non neurostructurel ou psychique, celui qui engage la santé et la vie de l’individu plutôt que celui qui contribue à la qualité de sa vie. Ils sont donc orientés vers les éléments vitaux à l’homme. Toutefois, selon Stewart et Streeten (1981, p:23-24), le concept de besoin fondamental peut très bien s’appliquer à une multitude de problèmes, que ceux-ci concernent les domaines de l’énergie, l’environnement, l’urbanisation, les migrations rurales/urbaines, le commerce international ou les relations de dominance. Cependant, nous nous cantonnerons, dans cette thèse, aux éléments qui semblent être vitaux aux individus pour mener une vie décente (les besoins physiologiques notamment). Toujours pour ces deux auteurs, les besoins fondamentaux peuvent être interprétés comme, (Stewart, Streeten [1981: 25]) « les quantités minimum de choses telles que la nourriture, l’habillement, le logement, l’eau et les installations sanitaires qui sont nécessaires à la prévention d’une mauvaise santé ou la malnutrition ». De leur côté les Nations Unies en 1954, décrivent les composants comme devant être les niveaux nationaux issus des conditions environnementales particulières, des habitudes culturelles, des valeurs partagées et des organisations économiques, politiques et sociales en vigueur, et dressent une liste de douze éléments qui inclue la santé, la nourriture et la nutrition, l’éducation, les conditions de travail, la situation de l’emploi, la consommation et l’épargne, les transports, le logement, l’habillement, les loisirs, la sécurité sociale et la liberté humaine (Hopkins, Van Der Hoeven [1983]). Khan [1977], Hopkins, Van Der Hoeven [1983] proposent une autre liste contenant un ensemble de besoins fondamentaux centraux (core set of basic needs) : la nourriture, l’habillement, le logement, la santé, l’éducation, l’eau potable, la contraception (pour Khan) et la participation (pour Hopkins et Van Der Hoeven). Cette liste fait référence (sauf exception pour l’éducation) à des besoins purement matériels, tandis que les besoins non matériels difficilement quantifiables sont alors considérés comme étant les moyens d’atteindre ces besoins essentiels.

Même si l’ensemble des besoins fondamentaux n’est pas consensuel, nous pouvons dégager les éléments qui recoupent les différentes listes proposées. En premier lieu, la santé, à travers un environnement sanitaire adéquat et un accès à l’eau potable de qualité, est l’élément le plus important. En effet, sans l’atteinte d’un seuil minimum de « santé », l’individu ne peut vivre. Cette notion est, a fortiori, universellement acceptée et réunit diverses acceptations de la notion de santé. Deuxièmement, la nourriture est également un besoin fondamental qui semble consensuel. Elle est à la fois un but (nécessaire à la survie), mais également un des moyens d’atteindre un niveau adéquat de bonne santé. Troisièmement, le logement est considéré comme un besoin essentiel dans la mesure où il permet à chaque individu d’atteindre un niveau de bien-être décent. Un logement de qualité va avoir des répercussions directes sur le bien-être et indirectement en matière de santé. L’éducation est également considérée comme un besoin essentiel à l’individu. Ce besoin n’est pas matériel et on peut, comme nous l’avons signalé plutôt, le considérer comme un moyen d’atteindre d’autres besoins fondamentaux. Un bon niveau d’éducation permet ainsi aux femmes de se prémunir plus facilement contre les maladies sexuellement transmissibles, contre les naissances à répétition. L’éducation permet également aux individus d’accéder à des emplois mieux rémunérés (théorie du capital humain) et ainsi, de proche en proche, d’accéder à un logement de qualité, et à un niveau de vie décent.

Cette liste réduite d’éléments centraux à la survie de l’homme est considérée par beaucoup comme universelle, dépassant tout relativisme culturel. Soper [1993] ou Doyal et Gough [2002] soutiennent que ces besoins fondamentaux doivent être satisfaits par l’ensemble de la population mondiale pour éviter la maladie et la mort certaine et qu’ils dépassent les clivages culturels ou sociaux. Ils remettent également en cause les critiques qui s’abattent sur l’universalisme, en répondant que les symptômes d’une maladie sont les mêmes quel que soit le contexte culturel ou l’interprétation qu’il peut en être fait. Max-Neef [1992] va encore plus loin : pour lui, deux postulats évidents se dégagent de sa typologie : (i) les besoins humains fondamentaux sont finis, peu nombreux et peuvent être hiérarchisés, et (ii) ces besoins fondamentaux sont les mêmes quelques soient le contexte culturel et l’histoire de la société. «La différence, ajoute-t-il, à la fois dans le temps et à travers les cultures, c’est les moyens mis en œuvre pour satisfaire ces besoins» (Max-Neef [1992:199-201, notre traduction]). D’autres (Burton [1990], Reimann [2002]), au contraire, font spécifiquement référence à la dépendance de ces besoins à l’environnement social et mettent en avant la dynamique de construction et de représentation de ces besoins.

2.2. L’évaluation du bien-être et de la pauvreté : une relation ambiguë entre revenu et besoins essentiels

L’approche par les besoins fondamentaux raisonne en termes de seuil minimal de biens et services permettant de réunir les conditions nécessaires à la réalisation d’une vie décente. Nous venons de voir quels étaient les éléments constituants la liste de ces besoins et dans quelle mesure cette dernière était universellement partagée. Il s’agit alors d’évaluer comment tels ou tels besoins, satisfaits ou non, permettent aux individus de vivre une vie décente. De même, la relation qui existe entre les besoins fondamentaux et le revenu est ambiguë. En effet, deux visions de l’approche s’opposent : pour les tenants historiques de l’approche (Stewart et Streeten [1981], Stewart [1995]), le revenu est une composante à part entière des biens et services fondamentaux. Au contraire, d’autres (Hopkins et Van Der Hoeven [1983], Ravallion, Bidani [1994], Ravallion [1998], Lachaud [1999]), définissent une ligne de pauvreté monétaire exprimée en termes de besoins essentiels en utilisant l’approche par les coûts de besoins de base.

A – Le revenu : une composante essentielle quoique insuffisante

Les tenants du courant historique considèrent que le revenu (ou les ressources monétaires) de l’individu est une composante, à part entière, de la liste des besoins de base. Le premier argument utilisé concerne l’aspect non monétarisable de certains besoins (Stewart, Streeten [1981]). La satisfaction de ces besoins nécessite la présence de services publics performants dont le financement est assuré par la collectivité. D’autres besoins sont du ressort exclusif du ménage, notamment l’autoconsommation, et sont donc difficilement palpables. Le deuxième argument concerne la relation entre le revenu et l’utilisation qui en est faite : beaucoup d’individus ne sont pas capables de convertir un supplément de revenu en une meilleure consommation (en termes nutritionnels) ou une meilleure santé. Leur offrir un supplément de revenu peut se révéler contre-productif en termes de bien-être. Troisièmement, la façon de se procurer ce supplément de revenu peut entraîner des effets néfastes sur le bien-être : une femme peut diversifier ses activités pour obtenir un revenu plus important mais, en contrepartie, cette diversification peut lui coûter de l’énergie et du temps qu’elle ne consacre pas à ses enfants ou à elle-même. Il ne s’agit pas ici de défendre une vision réductrice de la place de la femme au sein du ménage et du système économique mais de mettre en lumière les effets préjudiciables de la pluriactivité des femmes sur leur santé et sur celle de leurs enfants. Le gain de revenu entraîne un coût plus important en termes de bien-être. L’approche des besoins essentiels opte ainsi pour une fourniture des biens nécessaires à la bonne santé de la mère et de son enfant. Quatrièmement, un supplément de revenu n’assure pas une meilleure satisfaction des besoins de base. Il se peut que l’individu qui obtienne un revenu plus important oriente ses choix vers les biens supérieurs avant que ses besoins essentiels soient satisfaits. Le biais occasionné par le supplément de revenu n’est pas présent dans l’approche défendue ici, puisque celle-ci s’attache particulièrement aux besoins essentiels et effectifs des individus et à la fourniture des biens et services correspondants.

La relation existant entre les biens fondamentaux et la réalisation d’une vie décente – ou vie pleine (full life) – est appelée « la fonction de métaproduction » (Stewart, 1995: 85) ou encore, selon la terminologie du PNUD [1990], « la production humaine » et peut être représentée par la fonction : L* = f (bi, bii, biii, …, bn, …), avec L*, l’indicateur de niveau de vie atteinte, défini en termes de santé, nutrition, éducation, etc., et les bi, bii, biii, …, bn, … les biens et services fondamentaux nécessaires à la réalisation de L*. L’intérêt d’une telle fonction, selon les auteurs, est qu’elle est observable quel que soit le niveau auquel l’observateur se place (international, national, communautaire, ménage ou individu), sans l’écueil de l’agrégation. Les trois caractéristiques minimales prises en compte dans l’analyse – santé, éducation et nutrition – sont considérées comme fondamentales car (i) elles peuvent correspondre à des valeurs partagées universellement (besoins humains universaux), (ii) elles peuvent prétendre être les conditions préalables à d’autres aspects d’une vie épanouissante et (iii) elles sont facilement mesurables. Dans cette vision, le revenu est appréhendé comme un moyen d’obtenir les biens et services (bi, bii, etc…) permettant de satisfaire les besoins essentiels. Le bien-être n’est donc plus évalué en termes monétaires mais en termes de besoins essentiels. Le revenu permet alors d’accroître les choix qui s’offrent à l’individu dans la provision de ces biens fondamentaux. Nous pouvons alors représenter la relation entre revenu, besoins essentiels et niveau de vie par le schéma suivant :

Pour terminer, cette vision instrumentale des ressources monétaires permet de redéfinir la pauvreté non plus comme la seule absence de revenus mais plutôt comme la non satisfaction des besoins fondamentaux. A ce sujet, Max-Neef [1992] propose de remplacer le terme pauvreté au singulier, qui ne renvoie qu’à un seul espace, celui des ressources monétaires, par le terme de pauvretés au pluriel. Ainsi, à chaque besoin non satisfait correspondrait un type de pauvreté humaine : par exemple, la pauvreté de subsistance (due à un revenu trop faible) ou la pauvreté d’identité (due à l’absence de repères socioculturels). L’enrichissement du concept de pauvreté proposé par Max-Neef pose les jalons d’une convergence entre cette approche des besoins essentiels et l’approche par les capabilités. Toutes les deux pensent la pauvreté en termes multidimensionnels. Nous reviendrons plus tard sur les caractéristiques communes à ces deux approches, ainsi que sur leurs principales différences trace ici les sillons d’une pauvreté multidimensionnelle qui ne sont pas sans rappeler ceux de Sen [1992, 1999b].

B – La construction d’une ligne de pauvreté en termes de coûts de besoins de base

La seconde approche – la méthode des coûts des besoins base (CBN) – considère les besoins essentiels comme étant l’élément constitutif d’une ligne de pauvreté (Bidani, Ravallion [1994], Lachaud [1999]). L’objectif de cette approche est de construire des profils de pauvreté révélant des différences dans la manière dont les ménages et les individus contrôlent leur consommation des biens de bases. Les tenants de cette approche considèrent l’évaluation monétaire des coûts engendrés par l’obtention des biens nécessaires à la couverture des besoins essentiels, puis construisent une ligne de pauvreté monétaire à partir de l’estimation de ce coût. Cette approche trouve ses fondements chez Rowntree [1901] qui propose, en 1918, un nouveau concept de pauvreté, le human needs standard (qui représente les éléments nécessaires à la survie de l’être humain à un moment donné) à partir duquel il construit un seuil monétaire nécessaire pour couvrir ces besoins humains. Il compare ensuite le revenu des ménages avec ce revenu-seuil pour identifier les ménages pauvres. On retrouve l’approche duale de la pauvreté.

Cette méthode de construction inspire largement les travaux d’auteurs qui la décomposent en deux étapes. La première étape est, elle-même, décomposable en un double processus. Tout d’abord, il s’agit d’identifier la composition du panier de biens alimentaires de base d’un ménage appartenant à la population pauvre, identifiée comme un certain pourcentage des ménages les plus pauvres de la population nationale classés selon les dépenses par tête. Ce panier comporte les biens alimentaires nécessaires à la survie des individus constituant le ménage. Ensuite, il faut évaluer le coût nécessaire pour se procurer ce panier de biens. Pour cela, il est obligatoire de se référer aux prix collectés sur les différents marchés. Une fois cette seconde étape achevée, il ne reste plus qu’à construire la ligne de pauvreté alimentaire comme étant le coût nécessaire pour acquérir le panier de biens alimentaires de base, c’est-à-dire permettant d’atteindre un minimum de calories (souvent ce niveau est fixé à 2400 Kcal.). La seconde étape consiste en une valorisation des dépenses non alimentaires. Une fois la valeur des biens non alimentaires déterminée, on peut construire une ligne de pauvreté totale qui prend en compte, non seulement, les besoins nutritionnels des individus, mais aussi, leurs besoins non alimentaires. Un individu est alors réputé pauvre lorsqu’il appartient à un ménage qui ne possède pas les ressources nécessaires pour couvrir ces coûts et donc dans l’impossibilité de se procurer les biens nécessaires à sa survie.

La pauvreté est mesurée en comparant les dépenses de chaque ménage et le coût des besoins de base. En ce qui concerne l’évaluation des besoins non alimentaires, la méthode de détermination précédente ne peut être mise en œuvre en raison de l’absence des prix des différents biens non alimentaires sur les marchés. Il s’agit alors de définir un bien «non alimentaire de base» comme étant le bien que l’on souhaite suffisamment pour renoncer au bien «alimentaire de base». Nous devons déterminer le niveau de dépense non alimentaire impliquant le renoncement à une dépense alimentaire, ou encore (Lachaud [1999: 108-109]) «de déterminer la valeur escomptée des dépenses non alimentaires effectuées par un ménage juste en mesure de satisfaire ses besoins alimentaires». Pour cela, il est nécessaire de partir de l’hypothèse que la dépense alimentaire augmente avec la dépense totale mais d’une quantité moindre en référence à la loi d’Engel. Il est également nécessaire de supposer qu’il n’existe qu’un seul montant de dépense pour satisfaire les besoins essentiels et que celui-ci correspond à la ligne de pauvreté alimentaire Za. De plus, parmi les ménages qui peuvent avoir les moyens de couvrir leurs besoins nutritionnels, le niveau le plus bas de la dépense non-alimentaire est indiqué par la distance AB, qui est le niveau élémentaire de dépenses non alimentaires. On obtient alors par construction la ligne de pauvreté combinée z qui correspond à l’«addition» de Za et de AB. La distance AB peut alors être estimée grâce à l’établissement d’une relation économétrique entre la part des dépenses alimentaires dans la dépense totale et le logarithme du ratio de la dépense totale (alimentaire et non alimentaire) au coût des besoins de base (dont la prise en compte d’autres variables appropriées.

Le principal problème de cette méthode est la part d’arbitraire dans la constitution du panier de biens, notamment l’importance faite à la notion de préférences sous-jacente au choix des individus. Ainsi, il se peut que le panier de biens constitué à un moment donné, dans un groupe donné, représente les préférences et les goûts de ce groupe. On leur préfère alors une méthode alternative dont le but est identique à celui de la méthode des coûts des besoins de base, à savoir, trouver la valeur de la ligne de pauvreté monétaire pour laquelle les besoins de base sont couverts. Cette seconde méthode, appelée Food Energy Intake (F.E.I.), considère les dépenses nécessaires permettant au ménage de se procurer les biens alimentaires couvrant leurs besoins nutritionnels. Ainsi, selon Lachaud [1999: 105], une personne est pauvre «si elle vit dans un ménage n’ayant pas la capacité d’acquérir le coût d’un panier de biens alimentaires de référence, choisi pour fournir l’énergie nutritionnelle alimentaire adéquate en accord avec la diète de ceux qui sont supposés pauvres». L’évaluation des besoins caloriques aboutit à une estimation comprise en 2100 et 2400 calories par jour et par tête selon les différents pays.

Il s’agira donc d’estimer la valeur dans le cas de nos observatoires. Cette méthode est plus pratique que la méthode CBN dans la mesure où l’on calcule le revenu moyen d’un sous-groupe dont les besoins énergétiques sont équivalents à ceux nécessaires pour survivre, puis l’on compare le revenu des différents ménages au revenu moyen pour déterminer si tel ou tel ménage est pauvre ou non. Cette méthode de l’énergie nutritive pose toutefois un certain nombre de problèmes. Bidani et Ravallion [1994] ont montré que lorsque l’on considérait différents groupes, il était nécessaire de mettre en œuvre plusieurs lignes de pauvreté. En effet, les auteurs ont montré que cette méthode était volatile, elle dépend des prix pratiqués sur les différents marchés. Par exemple, les prix pratiqués sur les marchés urbains sont généralement plus élevés que ceux pratiqués dans le milieu rural. Les comparaisons sont donc difficilement robustes entre ces deux milieux. L’évolution des prix de marché dans le temps pose également des problèmes de continuité de l’étude de la pauvreté avec cette méthode. Pour ces différentes raisons, les auteurs concluent que la méthode des besoins de base constitue une mesure plus robuste de la pauvreté.

Pour conclure, nous avons vu que l’approche par les besoins essentiels constituait un enrichissement dans la définition et l’évaluation de la pauvreté. Cette méthode permet de dépasser une évaluation unidimensionnelle fondée sur la seule ressource monétaire. Les besoins de base, variant en fonction du contexte social, constituent toutefois une base cohérente pour appréhender la pauvreté humaine. Cependant, les évolutions des recherches ont ré-orienté cette approche vers une approche monétaire, en considérant que ces besoins n’ont qu’une importance instrumentale dans l’appréhension de la pauvreté et que leur évaluation monétaire permettait de construire des lignes de pauvreté qui tiennent compte des besoins des individus.

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