Naissance de l’Etat Indépendant du Congo

Entretien* avec Macaire MANIMBA, Historien, Professeur des universités | Propos recueillis par Bob KILONGO, journaliste.


Pourquoi les historiens disent-ils que l’année 1885 reste une date cruciale dans l’histoire du bassin congolais ?

La réponse est que l’année 1885 correspond à la création de l’Etat Indépendant du Congo.  Jusqu’alors, la région n’aura connu que des luttes intestines sporadiques suivies d’invasions des marchands négriers arabo-musulmans. Mais grâce à l’habileté diplomatique de Léopold II, appuyé par les grandes puissances occidentales, l’EIC parviendra à rassembler en une seule entité territoriale des centaines de groupes ethniques dont près de la moitié aurait pu vraisemblablement tomber dans la zone d’influence égyptienne ou dans celle du sultanat zanzibarite.

On sait aussi que c’est entre 1892 et 1894, que l’EIC a pu venir à bout des Zanzibarites, très influents alors dans l’est du pays depuis la fondation de Nyangwe. A la suite de la débâcle militaire Zanzibarite, le marchand esclavagiste Mohamed Ben Saïd dit Tippo-Tip dut quitter la région pour se replier sur l’île de Zanzibar où il mourut en 1905. Quant aux Mahdistes soudanais, ils furent définitivement vaincus par les troupes de l’EIC en 1901, contraints à un humiliant retrait de tous les postes stratégiques qu’ils occupaient dans la partie nord-est du Congo.

Avant d’aller plus loin, dites-nous en peu de mots qui était Tippo-Tip

Mohamed Ben Saïd dit Tippo-Tip, né probablement à Zanzibar, était un marchand d’esclaves notoire. Il rencontra Stanley à Udjidji et accompagna celui-ci sur une partie de sa route jusqu’à Kisangani. Par la suite, il collabora avec l’Etat Indépendant du Congo et fut même nommé provisoirement par Léopold II gouverneur de la province des Falls avec résidence à Kisangani. Lorsque les expéditions militaires de l’EIC commencèrent à envahir les zones contrôlées par les Arabo-musulmans depuis la chute de Nyangwe, Tippo-Tip, sentant venir sa fin, confia à son fils Sefu la responsabilité de ses affaires au Congo et retourna à Zanzibar où il mourut en 1905.

A vous entendre parler, on dirait que le roi des Belges Léopold II fut l’architecte de toutes les manœuvres diplomatiques en vue de la création de l’Etat Indépendant du Congo. Avait-il réellement des ambitions coloniales à l’instar des Anglais et des Français ?  

Quand, entre 1880 et 1885, la ruée européenne bat son plein, doublée de la fièvre coloniale, la Belgique – jeune royaume indépendant depuis 1830 – n’a guère le choix. Son ambitieux jeune roi (Léopold II), monté sur le trône en 1865, est très peu satisfait de régner sur un petit territoire confiné entre la France, la Hollande et l’Allemagne. Mais il semble avoir déjà jeté son dévolu sur le bassin congolais qui, jusqu’en 1876, figure en blanc sur les cartes géographiques avec l’étiquette terra incognita.

Totalement « en phase avec son temps, le jeune roi n’a aucun mal à concilier un ardent patriotisme et un mercantilisme raisonné ». On peut aujourd’hui imaginer le raisonnement qu’à l’époque Léopold II faisait pour éviter une inutile confrontation militaire avec les Français, les Anglais et les Hollandais, opposés dès le départ à ses velléités expansionnistes en Afrique :

Devant les appétits de la France et de l’Angleterre il renonce aux régions du fleuve Niger : en Afrique méridionale il y a encore l’Angleterre et les Hollandais, les Allemands se manifestent à travers calcul. En attendant les Anglais parlent déjà d’une liaison Le Caire-Le Cap par le rail, qui se heurte à un projet portugais de l’Atlantique à l’Indien. Aussi s’arrête-t-il à l’Afrique centrale, équatoriale, qui pourrait être pénétrée soit à partir de la côte de Zanzibar et des grands lacs, soit à partir de l’embouchure du Zaïre ou de l’Ogooué où commencent à s’installer les Français.

Peut-on dire que Léopold II était réaliste dans son projet colonial ?

Je crois que oui. En 1892, par exemple, parlant de la politique coloniale qu’il entendait mettre en œuvre, ce souverain audacieux dit un jour au baron Léon De Béthune : « Je voudrais faire de notre petite Belgique avec ses six millions d’habitants la capitale d’un immense empire ; et cette pensée, il y a moyen de la réaliser.

Nous avons le Congo ; la Chine en est à la période de décomposition ; les Pays-Bas, l’Espagne, le Portugal sont en décadence ; leurs colonies seront un jour au plus offrant… ». Mais déjà en 1890, aculé par l’opposition d’une partie de la population belge à ses vues expansionnistes, le roi se vit obligé d’intervenir personnellement à la Chambre des Représentants pour justifier son projet colonial :

Je n’ai jamais cessé d’appeler l’attention de mes compatriotes sur la nécessité de porter leurs vues sur les contrées d’outre-mer. L’histoire enseigne que les pays à territoire restreint ont un intérêt moral et matériel à rayonner au-delà de leurs étroites frontières… Plus que nulle autre, une nation manufacturière et commerçante comme la nôtre doit s’efforcer d’assurer les débouchés à tous ses travailleurs, à ceux de la pensée, du capital et des mains. Ces préoccupations patriotiques ont dominé ma vie. Ce sont elles qui ont déterminé la création de l’œuvre africaine.

Pourquoi Léopold II était-il si optimiste à propos du bassin congolais ?

Léopold II était bien informé par Stanley. Il savait que l’immense réseau fluvial du Congo supérieur ouvrait des voies de communication rapides et économiques qui permettraient de pénétrer directement jusqu’au centre du continent africain. La construction du chemin de fer de la région des cataractes, désormais assurée grâce au vote de la législature, allait accroître notablement ces facilités d’accès. Dans ces conditions, d’après Léopold II, un grand avenir était réservé au Congo, dont l’immense valeur allait bientôt éclater à tous les yeux. Pour Léopold II, donc, la Belgique allait retirer de sérieux avantages grâce à la mise en valeur du bassin congolais. Le monarque ne se trompait pas !

L’intervention du roi Léopold II  à la Chambre a-t-elle suffi pour convaincre ses compatriotes de l’utilité des colonies pour la Belgique ? 

Dans la seconde moitié du 19e siècle, la majorité des Belges était opposée au projet colonial du roi. Malgré cette opposition, le roi savait exactement ce qu’il voulait et ne pouvait reculer devant aucun obstacle pour réaliser son œuvre africaine. C’est alors qu’il pensa, dès le départ, agir en dehors des organisations étatiques, en flanquant son projet de colonisation d’une justification humanitaire et philanthropique.

Il reprit ainsi à son compte la petite formule préconisée à l’époque par le voyageur-explorateur allemand Schweinfurth, à savoir la « formation de grands États nègres, qui réuniraient les territoires les plus exposés aux rapts, et qui seraient placés sous le protectorat des puissances européennes ». Dès lors, personne ne put douter de sa bonne foi et de son intention d’apporter la civilisation aux ‘‘peuples attardés’’ de l’Afrique équatoriale. Mais les motivations économiques ne furent pas étrangères au projet colonial de Léopold II.

D’après l’historiographie contemporaine, trois organismes avaient préparé l’avènement de l’Etat Indépendant du Congo. Lesquels ?

Il s’agit de l’Association Internationale Africaine (AIA, 1876-1879), du Comité d’Etudes du Haut-Congo, (CEHC, 1879-1882) et de l’Association Internationale du Congo (AIC, 1882-1885) au moment où s’ouvre à Berlin la Conférence diplomatique des 14 Nations.

Mais il faut dire que ces trois organismes sont créés à l’issue de la Conférence internationale de géographie de Bruxelles, convoquée à l’initiative privée de Léopold II, du 12 au 19 septembre 1876. Dans le discours inaugural qu’il prononça à cette occasion, Léopold II trouva un beau prétexte pour justifier ses ambitions et faire progresser son projet colonial : « Ouvrir à la civilisation la seule partie du globe où elle n’a pas encore pénétré, percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières, c’est si j’ose le dire, une croisade digne de ce siècle de progrès … ».

Il exprima, en outre, le vœu de voir se conclure des conventions avec les chefs locaux dans le but d’ouvrir des pistes praticables et d’implanter des chaînes de ‘‘stations hospitalières, scientifiques’’ tout le long des voies navigables à l’intérieur de l’Afrique équatoriale.

C’est au cours de cette conférence que Léopold II se forgea la réputation « d’un souverain philanthrope, et celle-ci l’aidera puissamment lorsque, en Afrique, il s’occupera de tout autre chose que de philanthropie ». Quelques expéditions au cœur de l’Afrique par la côte orientale furent, en effet, entreprises à l’issue de la conférence géographique de Bruxelles. Mais presque toutes se soldèrent par des échecs accompagnés d’importantes pertes en vies humaines. La conférence aboutit néanmoins à la création de l’Association Internationale Africaine (AIA), chargée « de coordonner les efforts entrepris en vue d’explorer scientifiquement les parties inconnues de l’Afrique, de faciliter l’ouverture des voies qui fassent pénétrer la civilisation » à l’intérieur des terres africaines et « de rechercher des moyens pour la suppression de la traite des nègres en Afrique ».

Cet organisme international fut rebaptisé Comité d’Etudes du Haut-Congo (CEHC) puis Association internationale du Congo (AIC) et fut présidé par le colonel Maximilien Strauch, intendant de première classe à l’armée belge. Léopold II dut, en vue de l’exploration du bassin congolais, engager le Britannique Henry Morton Stanley au service de l’AIC. Et c’est finalement à la Conférence de Berlin que Léopold II s’empara du Congo à titre privé.

Peut-on affirmer que c’est par des manœuvres diplomatiques que Léopold II a pu occuper le Congo ?  

En 1884, peu avant la convocation de la conférence de Berlin, Léopold II était parvenu, grâce aux efforts de Stanley, à fédérer un nombre important d’Etats nègres sous le pavillon de l’Association Internationale du Congo. Il ne lui restait désormais plus qu’à obtenir les reconnaissances de certains Etats influents d’Europe et d’Amérique. Le colonel Maximilien Strauch, président de l’AIC depuis 1882, fut chargé de gagner l’empereur allemand aux vues du roi. Cela fut obtenu contre la garantie de la liberté du commerce au Congo.

Entre-temps, l’Association Internationale du Congo s’était affirmée sur le plan international, en obtenant des reconnaissances officielles, dont les plus significatives furent celles de la France, des USA et de l’Italie.

C’est donc fort de toutes ces reconnaissances que Léopold II attendit depuis son palais de Laeken la fin des travaux de la Conférence diplomatique de Berlin, qui prit « acte de la constitution de l’Etat du Congo et forma les vœux chaleureux pour sa prospérité ».

Sans coup féru, le Congo devint propriété privée de Léopold II. Tout fut ainsi décidé à Berlin en l’absence des populations congolaises, qui devenaient, malgré elles, les sujets du roi des Belges. Les deux Chambres belges, après avoir félicité le roi pour son œuvre coloniale en Afrique, approuvèrent unanimement qu’il en devienne le souverain.

De son côté, Sir Francis de Winton, vice-administrateur général au Congo, se chargea, le 1er juillet suivant, de proclamer à Vivi la fondation du nouvel Etat, au grand dam du sultan de Zanzibar qui s’en plaignit. Quant à Léopold II, il notifia, le 1er août, « à toutes les Puissances l’existence de l’Etat Indépendant et les avisa de son avènement comme Roi-Souverain ». Le sort des tribus congolaises était désormais scellé !

Maintenant que la fondation de l’EIC a été officiellement proclamée et que ses frontières ont plus ou moins été établies, que restait-il encore à faire ? 

Il fallait, à travers la conquête armée, prendre effectivement possession du nouveau territoire avant d’envisager sa mise en valeur. La répression de la traite négrière arabo-musulmane servit pratiquement de prétexte à l’occupation militaire du bassin congolais par les troupes léopoldiennes à la fin du XIXe siècle. Les Belges acquis à la cause de leur roi évoquèrent souvent ‘‘les campagnes arabes’’ pour souligner le caractère humanitaire et philanthropique de l’œuvre coloniale de leur roi en Afrique centrale. Dans cette croisade pour la ‘‘civilisation’’, les arabisés et les Swahili étaient presque toujours présentés comme des pillards qui « tombaient sur les villages et massacraient sans pitié ».

En 1890, Léopold profita de la tenue à Bruxelles du congrès contre l’esclavage pour accentuer la pression militaire sur les Arabisés et Swahili, très influents dans le Nord-est (Al-Zubayr) et l’Est (Tippo Tip) du bassin congolais ainsi que dans le Katanga (Msiri). Entre 1891 et 1894, les campagnes victorieuses menées par le lieutenant Dhanis contre ces marchands négriers, qui contrôlaient près de la moitié du territoire congolais, servirent ainsi de prétexte à son projet colonial.

En 1892, la Force publique finit par avoir raison de Msiri, dont le royaume fut annexé à l’EIC. La même année, Nyangwe et Kasongo, deux importants centres commerciaux et militaires tenus par les Afro-arabes originaires de Zanzibar, furent pris d’assaut et tombèrent. A la suite de cette débâcle, Tippo Tip décida de quitter définitivement le Congo pour se réfugier à Zanzibar où il mourut en 1905.

En guerroyant farouchement contre les arabisés, l’EIC voulait non seulement lutter contre la traite négrière arabo-musulmane ; il voulait également montrer à la communauté internationale que les Congolais avaient accueilli avec reconnaissance la Pax Belgica et que, rassurés désormais d’être protégés par un roi-souverain philanthrope désireux de leur apporter la ‘‘civilisation’’ occidentale, ils acceptaient sans récriminer la domination coloniale de celui-ci. Mais dans les faits, le processus dit de pacification s’apparenta plus à une croisade militaire destinée à soumettre par la force les populations congolaises.


Source image: https://armoiries-congo.weebly.com/les-armoiries-de-letat-indeacutependant-du-congo.html

* Cet entretien qui a fait l’objet d’une émission diffusée sur Radio Maria RDC Kinshasa parle de la génèse de l’EIC

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