Qui a tué Patrice Lumumba et pourquoi? | Chronique de l’assassinat le plus important du XXe siècle

Les circonstances et la vraie raison de l’assassinat de Patrice Lumumba sont restées inconnues du grand public pendant des décennies. Les seules informations avérées dans un premier temps furent celles portant sur le rôle que Mobutu Sese Seko (alors chef d’état-major adjoint, en lien avec la CIA et le renseignement belge) et ses proches avaient joué dans la capture de Lumumba et de ses associés. Ce n’est qu’après près de deux décennies que les détails du crime ont commencé à être connus. Une enquête et des documents déclassifiés ont notamment, en effet, mis la lumière sur le plus grand crime du 20e siècle, de par ses conséquences sur le destin du Congo et de l’Afrique. Il a alors été établi que le meurtre de Patrice Lumumba a été ordonné, contrôlé et exécuté par les gouvernements américain et belge ; et facilité par des opposants congolais à leur solde. Sa mort n’était rien d’autre qu’un déni de la souveraineté politique et économique du Congo.


I. Qui a tué Patrice Lumumba?

Pour tuer Patrice Lumumba, les États-Unis, la Grande Bratagne et la Belgique ont utilisé tous les outils et ressources à leur disposition, y compris leurs agences de renseignement (CIA, …),  le secrétariat général des Nations Unies, les rivaux politiques congolais de Lumumba et ainsi que des mercenaires tueurs. En effet, peu de temps après avoir pris ses fonctions de Premier ministre, la CIA, avec l’approbation de la Maison Blanche, a ordonné son assassinat et envoyé un agent infiltré pour l’empoisonner.

Ainsi, «la mort de Lumumba fut un véritable scénario de sorcellerie organisée qu’il ne serait pas facile et agréable de raconter», dit Jean Omasombo Tshonda, dans son livre Lumumba, drame sans fin et deuil inachevé de la colonisation (2004). Ouvert dans son premier chapitre sur un titre révélateur «Comme chez les sorciers!», ce livre est terrible et émouvant. L’auteur y résume brillamment les choses: «L’assassinat de Patrice Lumumba présente l’image d’une partie de chasse, en trois phases. Dans l’une, Lumumba échappe à la capture. Dans l’autre, les chasseurs redoublent d’astuces plus subtiles afin de traquer Lumumba, mais ils échouent de nouveau. Enfin, dans la troisième phase, c’est la coalition de plusieurs chasseurs qui vient à bout de la résistance».

Pour comprendre ces trois temps, une chronologie des faits importants est nécessaire.

Humble Naissance, modeste formation, courageux destin

Patrice Lumumba, de son nom complet Patrice Émery Lumumba, est né le 2 juillet 1925, à Onalua, région de Katako-Kombe, province du Kasaï-Oriental, au centre de la République Démocratique du Congo (Congo belge).

Jusqu’en 1954, le Congo belge n’avait aucun réseau d’écoles laïques et aucune université pour les indigènes. Les enfants des indigènes ne peuvent fréquenter que des écoles confessionnelles, qui les préparent, en termes de conscience, à être esclaves du Maître bruxellois, et en termes de profession, uniquement ouvriers. Dans ce contexte, Patrice Lumumba est brillamment diplômé d’une école catholique, d’abord, et protestante, dirigée par les Suédois, plus tard. Bien que son parcours scolaire s’achève ici, comme d’autres responsables politiques des colonies, le futur premier ministre fait sa culture en autodidacte. Jusqu’en 1945, il travaille comme employé d’une société minière située à la frontière avec le Rwanda. Ici, il devient membre du club des Évolués, désignant de jeunes Africains éduqués dans la culture occidentale du colonisateur. Il collabore comme journaliste à divers journaux de Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa) et de Stanleyville (aujourd’hui Kisangani). Pour Patrice Lumumba, le journalisme est un loisir. Salarié, pour ainsi dire, il travaille comme commis des postes à Léopoldville et Stanleyville.

En 1951, il épouse Pauline Opangu, avec qui il aura cinq enfants. En 1954, il fait partie des 200 Congolais, sur 13 millions d’habitants indigènes, qui se voient décerner le Certificat d’Immatriculation dans la Colonie, document qui accorde aux Congolais les mêmes droits qu’aux Belges, selon la Charte coloniale, adoptée le 18 octobre 1908.

Il entre en politique en 1955, en adhérant au Parti libéral belge. En 1956, les autorités le condamnèrent à un an de prison pour détournement de fonds. Cependant, l’accusation masque le véritable motif de la condamnation: l’activité politique anticolonialiste. Libéré tôt, il devient vendeur dans une brasserie.

Le 10 octobre 1958, avec Joseph Iléo, Joseph Ngalula et Cyrille Adoula, Patrice Lumumba fonde le Mouvement national congolais.

La Table Ronde de Bruxelles

Le 13 janvier 1959, le roi Baudouin se prononce pour l’indépendance du Congo, «sans atermoiements funestes, mais sans précipitation inconsidérée». Fin octobre et début novembre de la mème année, des rassemblements de masse anti-coloniaux débouchent sur des confrontations sanglantes avec les forces armées. Patrice Lumumba est arrêté le 31 octobre 1959 et condamné le 21 janvier 1960 à 6 mois de prison.

Entre le 20 janvier 1960 et le 20 février 1960, Bruxelles organise une table ronde pour l’Indépendance, avec la participation de toutes les forces congolaises. Les délégués congolais refusent de participer à la table ronde si Patrice Lumumba ne vient pas. Dès lors, Patrice Lumumba est libéré et il arrive lui aussi à la table ronde, le 26 janvier 1960, cinq jours après la condamnation. Lors de la table ronde, il est décidé d’accorder l’indépendance le 30 juin 1960, après des élections législatives à la Chambre des députés et au Sénat. La constitution du nouvel État est approuvée par le Parlement belge sur la base des principes décidés lors de la table ronde.

Des élections législatives sont organisées le 22 mai 1960. Le Parti National du Progrès, fondé par le pouvoir colonial, surnommé le Parti des Noirs Salariés, perd l’élection, alors qu’il disposait d’énormes fonds et de la campagne de l’Église catholique. Deux partis radicaux indépendantistes remportent les élections: le MNC-Lumumba, avec 35 sièges à la Chambre des députés, et le Parti Solidaire Africain, d’Antoine Gizenga, avec 13 sièges.

Après l’échec de Bruxelles le 17 juin 1960 à former un gouvernement exclusif avec l’ABAKO de Kasavubu, le 22 juin 1960, Patrice Lumumba forme le gouvernement, basé sur une coalition de partis indépendantistes. A travers l’alliance avec l’ABAKO, le pouvoir est partagé entre le Gouvernement et la Présidence, le Parlement vote Patrice Lumumba comme Premier Ministre et Joseph Kasavubu comme Président. Le vrai pouvoir, cependant, appartient au Premier ministre. Entre le 23-24 juin 1959, la Chambre et le Sénat congolais votent la confiance au gouvernement Lumumba. Patrice Lumumba est contraint d’accepter des membres de l’ABAKO au gouvernement.

30 juin 1960: liberté et dignité!

L’heure de vérité apparaît à l’occasion des festivités consacrées à l’Indépendance. Moment d’un processus plus large, également généré par la division du monde entre les deux superpuissances sans passé colonial (les USA et l’URSS ), au détriment des anciennes puissances coloniales (Angleterre, Portugal, Belgique, France) en juin, le 30 décembre 1960, le Congo proclame son indépendance de la Belgique. Parmi les forces politiques engagées dans la lutte pour l’indépendance, le Mouvement national congolais, dirigé par Patrice Lumumba, se distingue.

Gordon Corera, le spécialiste de BBC Intelligence, en a traité dans son livre The Art of Betrayal: Life and Death in the British Secret Service, maison d’édition Orion, paru en 2011. Des vérités bouleversantes sur l’histoire des services secrets – et la célèbre Daphné Park, chef de la station MI6 au Congo, pendant la période de l’indépendance, y sont détaillées. Écrit avec le talent d’un publiciste, le livre capture ainsi l’instant de la Cérémonie du 30 juin 1960 : «La morosité se dissipe au matin du 30 juin, jour de l’indépendance. Patrice Lumumba est entré avec confiance dans l’imposant ‘Palais de la Nation’, qui avait été construit à l’origine comme résidence du gouverneur général belge. Il avait un sourire exubérant sur son visage et portait un nœud papillon et une écharpe sur son élégant costume. Le Premier ministre a salué ses partisans. A cette occasion, des dignitaires de toute l’Afrique et d’ailleurs s’étaient réunis. Le roi Baudouin était venu de Belgique et se tenait devant la statue de bronze de Léopold II».

Le discours du roi Baudouin Ier, plus un message qu’un discours, s’attarde sur un mensonge provocateur : «Lorsque Léopold II entreprit la grande œuvre qui trouve aujourd’hui son sacre, il se présenta non comme un conquérant, mais comme un civilisateur».

“L’affirmation du roi Baudouin est donc révoltante non seulement à cause du mensonge flagrant, mais aussi à cause de la considération du public comme composé d’imbéciles”.

En fait, entre 1885 et 1908, un pays (le Congo) était la propriété privée d’un seul homme: le roi Léopold II de Belgique. Le propriétaire n’a jamais mis les pieds au Congo. Les meurtres sur la propriété de Léopold II ont suscité l’indignation dans le monde entier. Le Times du 18 novembre 1895 révèle, sous la signature d’un missionnaire américain, que les Congolais ont été contraints par les soldats de la Force Publique – la milice du Roi – d’aller dans la jungle pour ramasser du caoutchouc. S’ils ne le voulaient pas, on les tuait, on leur coupait les mains, qui étaient ensuite remises au Commissariat par les soldats comme preuve qu’ils n’avaient pas gaspillé de cartouches sur les indigènes. À cause de l’exploitation et des maladies, 15 millions de Congolais sont morts entre 1885 et 1908. De grands publicistes et écrivains tels que Joseph Conrad, Mark Twain, Arthur Conan Doyle dénoncent les horreurs au Congo dans des livres et des articles à résonance mondiale. L’affirmation du roi Badouin est donc révoltante non seulement à cause du mensonge flagrant, mais aussi à cause de la considération du public comme composé d’imbéciles.

Le Grand invité se permet même un conseil: “Ne compromettez pas l’avenir par des réformes hâtives, et ne remplacez pas les corps que la Belgique vous donne, tant que vous n’êtes pas sûr de pouvoir faire de meilleurs corps !”.

Le président Joseph Kasavubu est un faible, une pauvre marionnette du maître colonialiste. Sa réponse est marquée par l’humilité d’un ancien esclave libéré.

L’intervention de Lumumba: un nationalisme éclairé

Selon le témoignage, Patrice Lumumba n’était pas prévu pour prendre la parole. Il la prend! Son discours fluide, dominé par le pathétique oratoire propre au premier ministre, est une digne réplique au message mensonger et, en même temps, humiliant du roi Baudouin. D’emblée, Patrice Lumumba rejette la thèse colonialiste de l’Indépendance comme un don aux Congolais, pour insister sur la conquête de l’Indépendance par le peuple congolais lui-même: «Cette indépendance du Congo, aucun Congolais digne de ce nom n’oubliera jamais qu’elle a été conquise par la lutte, une lutte de tous les jours, une lutte dans laquelle nous n’avons épargné ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. Ce combat, qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers au fond, car ce fut un combat noble et juste, un combat indispensable, pour mettre fin à l’esclavage humiliant qui nous a été imposé par la force».

Le Roi Baudouin avait présenté les 80 ans de domination belge sous des couleurs idylliques. Patrice Lumumba répond durement: «Ce fut notre sort pendant les 80 ans du régime colonial (…). Je connaissais les ironies, les insultes, les coups, que nous devions subir le matin, le midi et le soir, car nous étions “noirs”».

En fait, Patrice Lumumba est un leader typique du mouvement historique de décolonisation dans ce qu’on appelle déjà le tiers-monde. Comme le président Jacobo Arbenz Guzman au Guatemala, le Premier ministre Mohammed Mossadesh en Iran, Fidel Castro à Cuba, comme Ho Chi Minh au Vietnam, il se rend compte que la Belgique voulait d’une indépendance limité, pariant sur le maintien de la domination sur le Congo en conservant des fonctionnaires et officiers belges. Richard Helms, le futur directeur de la CIA de 1966 à 1973, travaillait comme sous-directeur adjoint de l’agence pour les opérations secrètes. Dans ses mémoires, publiées à titre posthume en 2003 par Random House, sous le titre A Look Over my Shoulder : A Life in the Central Intelligence Agency, l’ancien agent de la CIA, est contraint d’admettre: «La Belgique avait livré le Congo sans former au préalable un groupe de Congolais qui seraient prêts à reprendre les fonctions des maîtres coloniaux. Cette politique n’était pas le résultat d’une négligence, mais visait à rendre le Congo dépendant pour un temps du plan des responsables belges, qui dirigeraient le gouvernement dans l’ombre, sélectionneraient les futurs officiers de l’armée et équiperaient les nombreuses forces de sécurité. Et il peut, pas par hasard, continuer à exploiter le pays». C’est de tout cela que ne veut pas Patrice Lumumba.

Diffusé en direct à la radio, le discours de Patrice Lumumba est entendu par tout le pays. Dans la salle, il a été interrompu à huit reprises sous les applaudissements des Congolais présents à la cérémonie. A la fin, Patrice Lumumba est ovationné. Les responsables belges y voient un affront. Le roi Badouin devient livide au visage. Le Premier ministre Gaston Eyskens et le général Émile Janssens, commandant de la Force publique, tremblaient de colère. Le roi a voulu partir immédiatement, sans assister au déjeuner officiel, qui a été retardé de deux heures. Il a fini par participer, sans oublier ce qu’il considérait comme un affront.

II. De l’indépendance piétinée à la crise congolaise

Même Après l’indépendance, le commandant de l’armée (Force publique), qui jouait également le rôle de maintien de l’ordre, était belge: le général de corps d’armée Émile Janssens. Le 5 juillet 1960, à 8 heures du matin, le général convoqua les sous-officiers congolais au Quartier Général et leur prononça un discours résumé par une note au tableau noir: «Avant Indépendance = Après Indépendance”. Le général adresse également à Patrice Lumumba une lettre injurieuse, dans laquelle il lui adresse “un dernier et solennel avertissement».

Selon l’ouvrage The History of Congo, publié par Didier Gondola chez Greenwood, en 2002: «Suprémaciste blanc notoire, Janssens a déploré la fin du régime colonial et a solennellement promis de traiter les troupes africaines comme si l’indépendance n’avait jamais eu lieu». Au geste insultant s’est ajoutée l’annonce d’augmentations de salaire pour les fonctionnaires, mais pas pour les militaires. C’est l’étincelle qui a déclenché le tumulte. Ainsi, ce 5 juillet 1960, au Camp Hardy (principal camp militaire du pays, à Thysville, actuelle Mbanza-Ngungu), des officiers belges sont encerclés et faits prisonniers. La révolte se répand dans tout le pays. Il cible les fonctionnaires belges et les blancs en général.  La panique se répand parmi les Blancs.

Le 8 juillet 1960, les ambassades d’Angleterre et de France évacuent le personnel auxiliaire. Toujours le 8 juillet 1960, le Premier ministre Patrice Lumumba limoge le général Émile Janssens, le remplaçant par le natif Victor Lundula, promu du jour au lendemain de sergent-major à général. 1 100 Belges sont licenciés et remplacés par des Congolais. Joseph Mobutu, Secrétaire à la Défense du gouvernement Lumumba, également promu de sergent-major à colonel, est nommé chef d’état-major.

Sans l’accord du Gouvernement congolais, la Belgique envoie, à partir du 8 juillet 1960, 11 000 soldats. Le 10 juillet 1960 a lieu une intervention de troupes belges à Élisabethville (Katanga), en violation de la souveraineté du Congo. Bien plus, alors que se réduisent les mutineries, que des hommes comme Mobutu et Bomboko font face aux mutins et progressivement rétablissent l’ordre, alors qu’un accord intervient à Luluabourg et que Stanleyville (fief du MNC de Patrice Lumumba) et Bukavu sont totalement calme, et alors que même l’ambassade de Belgique négocie avec le gouvernement congolais, toutes les chances de redressement sont brutalement compromises par l’attaque que la Belgique organisa ce même 10 juillet contre Matadi où il n’y avait plus d’europééens à évacuer. Cette attaque aura les répercussions les plus graves car elle est contraire à la politique proclamée laquelle ne justifie l’intervention milititaire que pour la protection des personnes.

Sous l’instigation de la Belgique, le 11 juillet 1960, la province du Katanga proclame son indépendance, sous la houlette de Moise Tshombe (le Katanga est une province riche en minéraux, avec 7,6 millions d’habitants). La Belgique qui y a déjà envoyé ses troupes la veille, avait préparé ce coup avant même la proclamation de l’indépendance du Congo. En fait, dans le même temps où elle organise le Katanga, la Belgique désorganise le reste du pays, sauf le Kasaï minier qui fait également sécession, et où elle envoie aussi ses troupes (Luluabourg, actuelle Kananga). A Brazzaville est installée une antenne belge qui intensifie la propagande contre le gouvernement Lumumba.

En réponse, le gouvernement congolais s’adresse à l’ONU pour mettre fin à l’intervention belge. Le 12 juillet 1960, le président Kasavubu et le Premier ministre Lumumba appellent les Nations unies à agir «contre l’actuelle agression extérieure», selon les mots de Patrice Lumumba.

Le 13 juillet 1960, le gouvernement Patrice Lumumba rompt les relations diplomatiques avec la Belgique. Le même jour, le Conseil de sécurité de l’ONU condamne l’intervention belge, demande à la Belgique de retirer ses troupes et annonce l’envoi d’une force de maintien de la paix de l’ONU au Congo, l’ONUC.

Le 14 juillet 1960, le Conseil de sécurité de l’ONU décide d’intervenir au Congo et appelle le gouvernement belge à «retirer ses troupes du territoire de la République du Congo». Le 16 juillet 1960, la force de l’ONU, composée de soldats guinéens, tunisiens, marocains et éthiopiens, arrive au Congo.

Entre Lumumba et le secrétaire général de l’ONU de l’époque, Dag Hammarskjöld, un conflit éclate au sujet de l’interprétation de la résolution du Conseil de sécurité du 14 juillet 1960. Patrice Lumumba estime que les forces de l’ONU doivent soutenir le gouvernement pour chasser les troupes belges et préserver l’unité de l’État. C’est pourquoi, à de nombreuses reprises, il exprime son mécontentement face à la lenteur avec laquelle les Belges se sont retirés et au report de l’intervention de l’ONU au Katanga. Le secrétaire général de l’ONU quant à lui rejette l’idée de toute intervention des forces de l’ONU dans ce qu’il appelle un conflit interne à la République du Congo, à savoir la sécession des deux provinces, le Katanga et Kasaï-Sud. Quant aux forces belges, le secrétaire général de l’ONU ne les considère pas comme des agresseurs, mais chargées d’assurer la sécurité des Blancs dans la République. Pour lui, leur retrait devait se faire en accord avec l’ONU et uniquement dans la mesure où les Casques bleus peuvent assurer la sécurité du pays.

Le 17 juillet 1960, Patrice Lumumba écrit à Ralph Bunche, représentant du Secrétaire général de l’ONU au Congo, demandant à l’Organisation d’intervenir rapidement: «Faites sortir les troupes belges. Sinon, je serai obligé d’en appeler à l’URSS pour qu’elle mette fin à l’agression». L’ONU exécute.

Le 21 juillet 1960, les forces belges sont priées de se retirer du Congo. Le 22 juillet 1960, le Conseil de sécurité appelle Bruxelles à exécuter «rapidement» la résolution du 14 juillet 1960. Ainsi le 23 juillet 1960 a lieu le départ des derniers soldats belges de Léopoldville.

Des contingents de troupes de l’ONU s’établissent partout dans le Congo, à l’exception du Katanga, où des troupes belges maintiennent Moïse Tshombe en selle. Suite à tous les retournements survenus, le 24 juillet 1960, Moise Tshombe, déclare s’opposer à la présence des troupes de l’ONU et demande aux troupes belges de rester sur place.

Toujours le 24 juillet 1960, Patrice Lumumba part pour les USA. Dans Public Affairs, Larry Devlin révèle que la visite était souhaitée par Patrice Lumumba, intéressé à obtenir le soutien américain pour l’acquisition d’une véritable indépendance et la réunification du pays. Ce qui contredit la thèse d’un homme Lumumba des Russes. La visite se solde par un échec pour Patrice Lumumba. A Washington, le premier ministre a rencontré le secrétaire d’Etat, Christian Herter, et le sous-secrétaire d’Etat, Clarence Douglas Dillon. Les rapports des deux sont dévastateurs pour l’avenir des relations entre les États-Unis et le Congo et, surtout, pour le dignitaire congolais.

C. Douglas Dillon souligne, après leur rencontre avec le premier ministre, que Patrice Lumumba s’est comporté comme un être irrationnel: «A la rencontre avec le secrétaire d’Etat, sans moi, ou à la rencontre avec le sous-secrétaire d’État, en ma présence, il n’a regardé aucun de nous dans les yeux. Il regardait juste le plafond. Un terrible flot de paroles sortait de sa bouche». Le rapport prévient que Patrice Lumumba est «un individu avec qui il est impossible de travailler».

La CIA entre en jeu: Lumumba doit mourir

Le 10 juillet 1960, la CIA transfère Larry Devlin, le chef de l’antenne de la CIA à Bruxelles, à Léopoldville en tant que chef de station. De Lawrence Devlin, John Prados a une mauvaise opinion: «Lawrence Devlin, chef du poste de la CIA à Léopoldville, est un cas d’école. Le jour de l’Indépendance, Devlin (qui vivait avec sa femme à Paris) savait peu de choses sur le Congo. Pendant un certain temps, il est resté en poste à Bruxelles et c’est là qu’il a été présenté à des personnalités impliquées (selon certaines sources, Devlin aurait rencontré Joseph Mobutu, alors qu’il travaillait à Bruxelles comme porte-parole). Devlin parlait français et c’était tout».

Dès son arrivée à son nouveau poste, Larry Devlin se met au travail. Comme le réseau d’informateurs n’existe pas vraiment, Larry Devlin procède à la création d’un réseau. Il a tout à sa disposition: le pouvoir des USA, l’autorisation de faire ce qu’il pense sans consulter l’ambassadeur et sans demander l’autorisation du centre, la somme de 100 000 dollars qui peut être dépensée sans aucun reçu, les politiciens et fonctionnaires congolais corrompus utilisés pour servir la cause américaine, etc. L’arrivée d’autres officiers du centre, preuve de l’importance croissante attachée à la situation au Congo, a facilité la constitution d’un réseau solide.

Politiciens, journalistes, hommes d’affaires sont recrutés comme agents et informateurs. Certains proposent leurs services, frappant à la porte de la Station (en fait l’Ambassade, car Larry Devlin est un agent de la CIA sous couverture en tant que consul américain au Congo).

L’ordre était venue d’en haut, du président Eisenhower

Le 1er août 1960, le président américain Eisenhower préside une réunion du Conseil de sécurité. Le principal sujet de discussion était le Congo. Sur fond de l’idéologie impériale américaine dont la CIA s’était fait le bras dur et sur base d’informations interessées1, les chefs d’état-major s’inquiétaient de la possibilité que les bases belges au Congo tombent aux mains des Soviétiques. Le conseil a décidé que les États-Unis devaient être prêts «à tout moment à prendre des mesures militaires appropriées pour empêcher ou vaincre l’intervention militaire soviétique au Congo».

Le 5 août 1960, suite aux protestations véhémentes de Tshombe, le secrétaire général de l’ONU Dag Hammarskjöld renonce au départ, annoncé publiquement, des casques bleus pour le Katanga. Le 8-9 août, le Conseil de sécurité demande que Bruxelles retire «immédiatement» ses troupes du Katanga.

Le 12 et 13 août 1960, Hammarskjöld négocie avec Tshombe à Élisabethville. Des troupes de l’ONU entreront au Katanga, mais le régime de Tshombe reçoit des garanties que l’on ne touchera pas à la sécession. L’ONU que Lumumba avait invitée, avait pourtant pour mission de contrer l’invasion et la déstabilisation organisée du pays par la Belgique et pour aider à mettre fin à la sécession de la riche province du Katanga, sécession créée, entretenue et soutenue essentiellement par la même Belgique en intelligence avec d’autres puissances (Grande Bretagne, France, etc.). En se rangeant derrière les séparatistes et en refusant d’engager toute mesure significative pour arrêter la balkanisation du pays ou encore l’énorme persécution de Lumumba, l’ONU trahit le gouvernement congolais.

Le 14 et 15 août a lieu la rupture entre Hammarskjöld et Lumumba. Lumumba menaça d’expulser la ‘force de maintien de paix’ des Nations Unies. La stratégie américaine consistant à utiliser les Nations Unies pour contenir Lumumba est donc en difficulté.

Depuis Léopoldville, le chef de Station de la CIA, Lawrence Devlin, lance alors la charge le 18 août 1960 en envoyant de Léopoldville le câble suivant au directeur de la CIA Allen Dulles à Washington: «L’ambassade et la station pensent que le Congo connaît un effort communiste classique pour prendre le pouvoir. De nombreuses forces sont à l’œuvre ici: Soviets… Parti communiste, etc. Bien qu’il soit difficile de déterminer les principaux facteurs d’influence pour prédire l’issue de la lutte pour le pouvoir, la période décisive n’est pas loin. Que Lumumba soit ou non réellement communiste ou qu’il joue simplement au jeu communiste pour aider son pouvoir à se solidifier, les forces anti-occidentales augmentent rapidement le pouvoir du Congo et il peut rester peu de temps pour agir afin d’éviter un autre Cuba». Pour contrer cette menace, Devlin a proposé une opération visant à «remplacer Lumumba par un groupe pro-occidental».

Preuve que le télégramme ne fait que confirmer une décision déjà prise, Bronson Tweedy répond à Devlin le jour même qu’il demandera l’approbation du Département d’État pour  «votre conviction et la nôtre que Lumumba doit être retiré». L’administration Eisenhower avait déjà décidé que Patrice Lumumba devait être écarté. Ils avaient dit leur mot: C’est un Syndrome de Fidel Castro2.

Selon le Rapport Church3, le même jour 18 août 1960, la CIA et des responsables du département d’État ont soulevé la question du Congo avec le président Eisenhower lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale. Allen Dulles s’y rend le télégramme à la main. Selon le procès-verbal de la réunion, Douglas Dillon a déclaré qu’il était essentiel d’empêcher Lumumba de forcer le contingent des Nations Unies à quitter le Congo: «L’élimination de l’ONU serait un désastre, nous devons faire tout ce que nous pouvons pour prévenir. Si l’ONU était expulsée, nous pourrions être confrontés à une situation où les Soviétiques interviendraient à l’invitation du Congo», déclara le sous-secrétaire d’État Douglas Dillon. La réaction d’Eisenhower, comme le précise le procès-verbal, a été énergique: «Le président a déclaré que la possibilité que l’ONU soit expulsée était tout simplement inconcevable. Nous devrions garder l’ONU au Congo même si nous devions demander des troupes européennes pour le faire. Nous devrions le faire même si une telle action était utilisée par les Soviétiques comme base pour déclencher un combat».

Douglas Dillon a commenté que c’était ainsi que le département d’État le voyait, mais que Hammarskjold et Henry Cabot Lodge, l’ambassadeur américain aux Nations Unies, doutaient que l’organisme mondial puisse maintenir sa force au Congo si le Congo s’opposait avec détermination à sa présence. «En réponse, le président a déclaré que M. Lodge avait tort dans cette mesure – nous parlions d’un homme nous forçant à quitter le Congo ; de Lumumba soutenu par les Soviétiques. Rien n’indiquait, a déclaré le président, que les Congolais ne souhaitaient pas le soutien de l’ONU et le maintien de l’ordre. Le secrétaire Dillon a réitéré que c’était le sentiment de l’État à ce sujet. La situation qui serait créée par un retrait de l’ONU était tout à fait trop horrible à envisager», lit-t-on dans le procès verbal. Toujours selon le procès-verbal, le président Eisenhower déclara que les États-Unis ne toléreront pas un homme (Patrice Lumumba) qui veut forcer les Nations Unies et l’Amérique à quitter le Congo. La déclaration fut comprise par Allen Dulles comme l’acceptation de l’assassinat de Patrice Lumumba. 

Avec raison. Ainsi, John N. Irwin II, secrétaire adjoint à la Défense, pensait que la référence à «se débarrasser de Lumumba» était suffisamment large pour couvrir cette option. Dillon déclara au comité Church que le procès-verbal indiquait que ”l’assassinat était dans les limites”. Bissell était encore plus précis: ”Lorsque vous utilisez le langage qu’aucun moyen particulier n’a été exclu, c’est évidemment signifié, et cela signifiait cela pour tout le monde dans la salle. … Vous n’utilisez pas un langage de ce genre, sauf pour signifier, en fait, on dit au directeur, débarrassez-vous du gars, et si vous devez utiliser des moyens extrêmes jusqu’à l’assassinat, allez-y”.

Parmi les personnes présentes à la réunion était un fonctionnaire de niveau intermédiaire, Robert H. Johnson, membre du personnel du Conseil de sécurité nationale. En 1975, il a témoigné devant le comité Frank Church comme suit: «À un certain moment au cours de cette discussion, le président Eisenhower a dit quelque chose – je ne me souviens plus de ses paroles – qui m’est apparu comme un ordre d’assassinat de Lumumba … Il n’y a pas eu de discussion ; la réunion a simplement continué. Je me souviens assez clairement de ce que j’ai ressenti à ce moment-là, car la déclaration du président a été un grand choc pour moi». Johnson a ajouté que «en pensant à l’incident plus récemment», il avait «eu des doutes» sur l’exactitude de son impression; il était possible que ce qu’il avait entendu était un ordre «d’action politique» contre Lumumba. Pourtant, après réflexion, a-t-il dit, il est revenu au sentiment que son impression initiale était correcte. Le procès-verbal de la réunion ne contenait aucun ordre d’assassinat de ce type, mais cela ne prouvait rien dans un sens ou dans l’autre, selon Johnson. Selon les procédures alors en vigueur, a-t-il expliqué, un ordre présidentiel d’une telle nature aurait été soit omis du procès-verbal, soit «traité par une sorte d’euphémisme».

En fait, une intrigue purement politique contre Lumumba n’était pas ce que la Maison Blanche avait en tête. Gray et Parrott ont déclaré au comité du Sénateur Frank Church que la référence de Gray à ses “associés” était un euphémisme pour le président, une façon de maintenir la doctrine de ni plausible (la capacité de nier plus tard que le président avait eu connaissance de la question en discussion ou qu’il ait pris la décision).

Allen Dulles, selon le procès-verbal de la réunion du groupe spécial, a répondu qu’il avait pris au sérieux les vues des associés et qu’il avait l’intention de procéder aussi vigoureusement que possible, mais qu’il devait interpréter ces instructions «dans les limites de la nécessité et capacité». Il a été convenu que «la planification pour le Congo n’exclurait pas nécessairement la ‘considération’ d’un type particulier d’activité qui pourrait contribuer à se débarrasser de Lumumba’».

Dillon a déclaré qu’il ne se souvenait pas d’un ”clair-ordre coupé” par Eisenhower pour l’assassinat de Lumumba, mais les circonstances elles-mêmes, a-t-il ajouté, étaient ambiguës: «Cela aurait pu être – au vu de ce sentiment de tout le monde que Lumumba était (une) personne très difficile sinon impossible à traiter, et était dangereux pour la paix et la sécurité du monde – que le président s’est dit: ‘Nous devrons faire tout ce qui est nécessaire pour nous débarrasser de lui’. Je ne sais pas si j’aurais pris cela comme un ordre clair, comme M. Johnson l’a apparemment fait. Et je pense que d’autres personnes présentes l’ont peut-être interprété d’une autre manière». Par exemple, a-t-il dit, il serait «parfaitement plausible» de supposer que Dulles aurait pris un tel langage présidentiel comme une «autorisation implicite» pour procéder à un plan d’assassinat. «(Dulles) a estimé très fermement que nous ne devrions pas impliquer directement le président dans des choses de cette nature», a déclaré Dillon. «Et il était parfaitement disposé à assumer personnellement la responsabilité». 

En tout cas, la prochaine étape enregistrée était un câble envoyé à Devlin à Léopoldville le lendemain par Richard Bissell, directeur adjoint des plans de la CIA. Bissell, qui était en charge des opérations secrètes, a autorisé le chef de station à poursuivre son projet de remplacer Lumumba par un groupe pro-occidental. En effet, a témoigné Bissell, Allen Dulles recevait un message du président par l’intermédiaire de Gordon Gray, conseiller spécial du président américain pour la sécurité nationale.

De la non implication de Kasavubu à la décision d’y aller seul

Le 19 août 1960, Richard Bissell, directeur des plans, télégraphia à Larry Devlin: «Vous êtes autorisé à lancer l’opération». Mais Devlin a rapporté le 24 août 1960 dans un câble: «Les dirigeants anti-Lumumba ont approché Kasavubu avec le plan d’assassiner Lumumba. Kasavubu a refusé le plan, affirmant qu’il était opposé au recours à la violence et qu’il n’y avait pas d’autre dirigeant de la stature de Lumumba capable de le remplacer».

Le 21-22 août ; le Conseil de sécurité se range derrière le secrétaire général de l’ONU, et donc contre le gouvernement congolais de Lumumba. Dans un documentaire de 2000 de la série télévisée “Political Murders”, sur la mort mystérieuse du secrétaire général de l’ONU à l’époque (Dag Hammarskjold), il était clairement repris que le comportement destructeur de l’ONU au Congo était imposé par le gouvernement britannique et massivement soutenu par les Américains. Les Britanniques ont empêché l’intervention de l’ONU de mettre fin rapidement à la crise au Congo.

Le 25 août 1960, la réunion du Groupe spécial au sein de l’administration présidentielle a lieu à Washington. Le groupe de travail est un sous-comité du Conseil de sécurité nationale qui approuve les opérations secrètes de la CIA. Il a été établi par la directive no. 5412/2 du Conseil national du 28 décembre 1955. Sur ce qui a été discuté lors de la réunion, le rapport Church nous dit plus tard en 1975: «En réponse aux résultats de certains des plans d’action politique de la CIA contre Lumumba, comme l’organisation d’un vote de défiance au Parlement congolais, Gordon Gray, Assistant spécial du président pour les affaires de sécurité nationale, a rapporté que le président “a exprimé des sentiments extrêmement forts sur la nécessité d’une action très directe dans cette situation, et s’est demandé si les plans décrits étaient suffisants pour y parvenir». Le groupe de travail «a finalement convenu que la planification pour le Congo n’exclurait pas spécifiquement l’examen de toute activité spéciale qui pourrait contribuer au retrait de Lumumba».

Le retrait de Lumumba “un objectif urgent et primordial”

Le 26 août, Allen Dulles, directeur de la CIA, envoie un télégramme à la CIA de Léopoldville: «Ici, au siège, la conclusion claire a été tirée que si [Lumumba] continue d’occuper la fonction suprême, le résultat inévitable sera au mieux le chaos, et, au pire, ouvrant la voie à une prise de contrôle communiste du Congo, avec des conséquences désastreuses pour le prestige des Nations Unies et les intérêts du monde libre en général. En conséquence, nous concluons que son retrait doit être un objectif urgent et primordial, et dans les conditions actuelles, il devrait être la plus haute priorité de notre opération secrète. Dans la mesure où l’ambassadeur souhaite être consulté, essayez d’obtenir son consentement. Dans le cas particulier où il ne souhaite pas être consulté, vous pouvez agir de votre propre chef si le temps ne le permet pas».

C’est qu’il se passe alors est que le Directeur de la CIA (Allen Dulles) est sous pression pour produire des résultats. Le jour suivant, il a envoyé à Devlin un câble soulignant le point de vue «dans les hauts quartiers ici» que le «retrait de Lumumba doit être un objectif urgent et primordial». Il a donné à Devlin encore «une autorité plus large» pour remplacer Lumumba par un groupe pro-occidental, «incluant des actions encore plus agressives si elles peuvent rester secrètes» et a autorisé des dépenses allant jusqu’à 100 000 dollars «pour mener à bien tout programme d’urgence sur lequel vous n’avez pas la possibilité de consulter le siège». Les implications de cette «autorité élargie» ont été expliquées par Bissell à Tweedy, le chef de sa division africaine. Tweedy a décrit leur conversation comme suit: «Ce que M. Bissell me disait, c’est qu’il y avait un accord, un accord politique, à Washington sur le fait que Lumumba devait être retiré de la position de contrôle et d’influence au Congo… et que parmi les possibilités de cette élimination était en effet un assassinat».

A propos de ce montant, Larry Devlin aime à mentionner, dans ses mémoires, son caractère exceptionnel, signe de l’importance accordée par l’Agence au cas Patrice Lumumba: «J’ai été autorisé à dépenser 100 000 dollars, comme je le pensais, pour toute opération qui se possible, si le temps ne me permettait pas de demander d’abord l’approbation du Centre. C’était un énorme vote de confiance. A ma connaissance, aucun autre chef de station n’avait bénéficié d’une telle générosité. A cette époque, un chef de gare n’était pas autorisé à demander plus de 50 dollars pour toute dépense liée à une Opération». La vérité est que l’assassinat de Patrice Lumumba n’est qu’un des volets de l’opération clandestine de la CIA pour éliminer le leader panafricain. Comme dans le cas de Fidel Castro, l’Agence et, à travers elle, l’Administration présidentielle, sont convaincues qu’avec la disparition physique du leader, le mouvement nationaliste succombera de lui-même. Le postulat prend sa source dans le constat que, tant au Congo qu’à Cuba, l’Amérique est confrontée à une personnalité exceptionnelle.  Ainsi, dans le cadre du Plan Wizard4, cette allocation financière fait également référence au renversement politique de Patrice Lumumba.

Quand la CIA dirige les manifestations de rue

Patrice Lumumba a bénéficié en Afrique de l’image d’un leader aimé du peuple. Pour contrer cette image, la CIA organise des manifestations populaires contre le premier ministre: une des premières opérations, organisée par Jacques (c’est le nom de code d’un des meilleurs agents locaux recruté par Larry Devlin, NDLR), avait été une manifestation anti-Lumumba alors qu’il prononçait un discours lors d’une réunion des ministres des Affaires étrangères africains convoquée à Léopoldville le 25 août.

À son arrivée, «Les manifestants ont rempli la rue, criant et brandissant des pancartes: “À bas Lumumba! Liberté! Liberté!”. J’ai vu à leur tête Jacques (l’agent de la CIA chargé de la manifestation – NDLR), une silhouette indistincte en chemise blanche, gesticulant et criant». Et lorsque le Premier ministre a commencé à s’adresser aux délégués, la foule l’a contré en scandant des slogans anti-Lumumba. Cependant, un groupe pro-Lumumba est également apparu. Les deux groupes se lançaient des pierres jusqu’à ce que la police apparaisse et les sépare en tirant des coups de feu en l’air. Cela a sapé l’image de Lumumba en tant qu’homme aimé du peuple et contrôlant pleinement la nation. Il comptait sur cette conférence pour renforcer sa position au sein du mouvement panafricain, mais au contraire les délégués étaient connectés aux réalités du Congo.

Corruption de Kasavubu, destitution de Lumumba

Le 1er septembre 1960, le groupe spécial du Conseil national de sécurité américain approuve un soutien financier secret au président Kasavubu (dans le cadre du Projet Wizard de la CIA). Et le 5 septembre, chapitré par l’ambassadeur américain Clare Timberlake, le président Joseph Kasavubu annonce avoir démis de ses fonctions le premier ministre Patrice Lumumba et six autres ministres. Dans les coulisses, l’ONU, poussée et aidée par Washington, apporte un soutien décisif à Kasavubu pour ce geste. Kasavubu destitue Patrice Lumumba en déclarant: «Lumumba a trahi la tâche confiée, il a jeté le pays dans une guerre civile atroce. J’estime nécessaire de révoquer immédiatement le gouvernement».

Mais à la consternation de la CIA, après avoir terminé son annonce, Kasavubu est retourné au palais présidentiel et s’est glissé dans son lit. Ignorant les conseils de la Station, il n’a pas pris la peine de prendre le contrôle de la radio et n’a pas sollicité le Premier ministre nommé, Ileo.

Du coup, Patrice Lumumba a contré le coup. Il est est immédiatement passé à l’action et le premier endroit où il s’est rendu a été la radio. En fait, il y était allé cette nuit-là à trois reprises. A chaque fois, il paraissait plus nerveux qu’avant. Il a dit que Joseph Kasavubu n’avait pas le pouvoir constitutionnel de le révoquer, a accusé le président d’agir au nom des “impérialistes belges et français”, l’a dénoncé comme un traître et a conclu en annonçant qu’il le renvoyait de la présidence parce qu’il avait trahi la nation: «Kasavubu a publiquement trahi la nation. Il veut détruire le gouvernement nationaliste qui s’est battu avec acharnement contre les agressions belges, contre les ennemis de notre indépendance nationale».  Et c’est vrai, car l’action de Kasavubu était parrainée par la CIA d’un bout à l’autre.

La station de la CIA est infiniment plus préoccupée que Kasavubu par la réussite du coup d’État réussisse. Elle ne dort pas ou, en tout cas, ne peut se permettre de rester les bras croisés. Dès lors, elle passe à l’action: «J’ai décidé que Jacques rectifierait cette situation en organisant une manifestation, une manifestation anti-Lumumba, en utilisant ses contacts avec des animateurs de jeunesse et des dirigeants syndicaux. Les manifestants allaient se rendre à Radio et expulser tout journaliste blanc qui s’y trouverait. Jacques, qui avait d’excellents contacts dans la direction du groupe des jeunes de l’ABAKO, ardents partisans de Kasavubu, devait être le chef des manifestants». La radio sera ouverte aux journalistes occidentaux, et la manifestation leur fournira un «récit» sur la façon dont la jeunesse de Léopoldville soutient le Président.

La CIA se lance à la recherche du nouveau Premier ministre

Le soir même où le président avait annoncé la destitution de Lumumba et la nomination au poste de premier ministre de Joseph Ileo, le président du Sénat, adversaire de Patrice Lumumba, la station se met en quête du premier ministre désigné. Les séquences racontées par Larry Devlin semblent tirées d’un film de science-fiction: «L’ambassade et la gare bourdonnaient d’une intense activité. J’ai télégraphié à Washington au sujet de la démission de Lumumba et j’ai rapporté la réponse du Premier ministre et le fait qu’Ileo n’avait pas fait surface. Heureusement, j’avais une idée précise de l’endroit où cela pouvait se trouver. Après une petite leçon de français, j’ai envoyé papa (un agent de gare, qui connaissait un mauvais français, NDLR) au domicile de Cyrille Adoula, un syndicaliste et sénateur (adversaire de Lumumba – NDLR). Papa a conduit jusqu’à la modeste maison de banlieue d’Adoula et a frappé fort à la porte. Enfin Adoula ouvrit en roulant des yeux, comme il en avait l’habitude quand il était excité. Ileo se tenait sur la défensive derrière lui. “Vous devez former un nouveau gouvernement! Papa a dit alors qu’Ileo regardait les moustiques depuis la lumière du porche. “Maintenant, vous êtes premier ministre”. “Cette nuit? Maintenant?” demanda Ileo, commençant à secouer légèrement la tête. “C’est trop dangereux de sortir à cette heure de la nuit. Demain matin, je commence à travailler. Assez tôt. Et bonne nuit monsieur !” Ileo ferma la porte et se dirigea vers le lit”».

La station de la CIA au Congo a alors pour mission d’obtenir un vote de défiance à l’encontre de Patrice Lumumba du Sénat: «Notre prochaine opération a été moins effrayante et plus classique. Désireux d’organiser un vote de défiance à Lumumba au Sénat, nous nous sommes concentrés sur Iléo et Adoula. Tous deux étaient sénateurs et pendant longtemps ils n’ont plus fait confiance au premier ministre. L’opération d’influence sur le vote au Sénat congolais a duré plusieurs semaines. Frank Carlucci (membre de l’ambassade, collaborateur de la CIA – NDLR), qui était responsable du Parlement depuis l’ambassade, nous a expliqué comment le vote du Sénat pouvait être influencé. La veille du vote de défiance, nous nous sommes réunis à l’ambassade dans l’ambiance la plus optimiste. Mais Lumumba nous a surpris. Il s’est adressé aux sénateurs pendant deux heures et la motion de censure est tombée avec 47 voix contre deux et 7 sénateurs se sont abstenus, dont Iléo et Adoula».

Coup d’Etat de Mobutu, coup d’Etat de la CIA

Le 13 septembre 1960, avant le coup d’État de Mobutu, Bronson Tweedy, chef de la Division Afrique de la Direction des Plans, aujourd’hui Opérations Clandestines de la CIA, envoie le télégramme suivant à la Gare de Léopoldville: «Les talents et le dynamisme de Lumumba sont un facteur décisif pour rétablir sa position comme à chaque fois elle semble à moitié perdue. En d’autres termes, chaque fois qu’il a la possibilité d’avoir le dernier mot, il peut faire pencher la balance des événements en sa faveur». Ce jour là, les Chambres congolaises réunies accordent les pleins pouvoirs au gouvernement de Lumumba.

En réponse, le 14 septembre, le Président Kasavubu, toujours sous pression occidentale, renvoie le parlement congolais. Le soir, le colonel Mobutu, persuadé par la CIA, proclame son premier coup d’État, «il neutralise les politiciens jusqu’au 31 décembre», remplace le gouvernement par un Collège des commissaires, et expulse les diplomates soviétiques et tchécoslovaques, ainsi que les conseillers militaires et leur équipement. Le coup d’État est proclamé par Joseph Mobutu à travers un discours prononcé à la radio. Le président Kasavubu et le Premier ministre Lumumba sont limogés.  Le 15 septembre 1960, au matin, Patrice Lumumba réagit: «Le colonel Mobutu a été corrompu par les impérialistes pour lancer un coup d’État contre le gouvernement légal et populaire».

De Joseph Mobutu, John Prados, dans Les Guerres secrètes de la CIA, note sans équivoque: «Joseph Mobutu se révèle être l’imprévisible. Ancien journaliste, sous-officier de l’armée et membre du parti de Lumumba, 29 ans, devient aussitôt ‘colonel’ après la révolte de l’armée. Lumumba l’installe au poste de chef de cabinet. Des diplomates américains et des officiers de la CIA, en particulier Larry Devlin, avaient entretenu une relation étroite avec le personnage pendant des semaines»  Que Mobutu soit l’homme des Américains est également prouvé par le fait suivant: le 27 octobre 1960, le groupe spécial au sein du Conseil national de sécurité approuve un fonds de 250 000 dollars pour soutenir Mobutu, dans le cadre du Projet Wizard de la CIA, et le 20 novembre 1960, le Groupe spécial autorise la CIA à lui fournir des armes et des munitions.

Les documents – du rapport de Frank Church aux mémoires de Larry Devlin – sont sans équivoque sur une vérité: par l’intermédiaire de sa station Congo, la CIA était jusqu’au cou dans le coup d’État militaire de Joseph Mobutu. Il ressort des Mémoires que Larry Devlin a été approché par Mobutu dans l’affaire du coup d’État militaire. Larry Devlin se serait rendu au Palais présidentiel, où s’était réfugié le ministre des Affaires étrangères, Justin Marie Bomboko (emmené par la CIA lui-même), pour voir comment sortir de l’impasse survenue après le 5 septembre 1960. Ici, alors qu’il attendait d’entrer chez le président, Mobutu se précipita sur lui.5

Après que le chef de station de la CIA se soit engagé au nom du gouvernement américain (il est curieux que Mobutu et Bomboko ne s’adressent pas à l’ambassadeur, mais à l’officier de la CIA!), Mobutu fait une autre demande: «”Le coup d’État aura lieu dans moins plus d’une semaine”, a-t-il déclaré. “Mais j’aurai besoin de 5 000 $ à donner aux officiers supérieurs. Si le coup d’État échoue, nous serons tous en prison ou morts. L’argent sera pour nos familles. Mes commandants de secteur étaient tous des sous-officiers et très mal payés, donc leurs familles ne s’attendent pas à de grosses sommes. Mais je dois leur assurer qu’ils ne resteront pas sur les routes”. Dépassant déjà de loin mon autorité, j’ai fait une autre promesse au nom du gouvernement américain, dans un style qui n’était pas exactement consultatif ou démocratique. J’ai assuré à Mobutu que l’argent serait disponible et j’ai pris rendez-vous à son bureau tôt ce matin-là».

La nouvelle du coup d’État de Mobutu, Larry Devlin affirme qu’il l’a reçue par téléphone dans une fête donnée par Alison Palmer, la vice-consule américaine au Congo. Le départ précipité à la suite d’un coup de fil d’Andrée Blouin, «la séduisante et belle chef du protocole du premier ministre», est un signe qu’il s’était passé quelque chose. Larry Devlin quitte également la fête pour se rendre à l’hôtel Regina, où Mobutu tenait sa conférence de presse sur ce qui s’est passé. « … j’ai réussi à obtenir une place au deuxième rang, à côté du chef de la délégation communiste chinoise, qui espérait établir des relations diplomatiques avec le Congo. (…) Quand Mobutu a fini, l’enfer s’est déchaîné. La plupart des journalistes se sont précipités à la porte pour écrire leurs reportages, mais certains, qui ne connaissaient pas ou peu le français, sont restés, essayant désespérément de comprendre ce que Mobutu avait dit. (…) J’ai senti un contact sur mon bras. “Qu’a-t-il dit?”. C’était le chef de la délégation communiste chinoise. “Que vous avez été expulsé”, lui ai-je répondu gentiment», revèle Larry Devlin dans ses mémoires.

Cette réponse montre qui est le réalisateur du coup d’état et les conclusions tirées par Larry Devlin renforcent la vérité sur le rôle majeur de la CIA dans la production du coup d’État militaire: «C’était un moment émouvant. Nos efforts pour éliminer Lumumba et empêcher l’Union soviétique de prendre le contrôle du Congo ont finalement porté leurs fruits. Je croyais alors, et je continue de croire aujourd’hui, que le coup d’État était vital pour empêcher l’Union soviétique de gagner un avant-poste sur le continent africain, un avant-poste qui finirait par menacer nos positions de l’OTAN. Nous craignions que Mobutu et les jeunes technocrates ne créent un gouvernement viable car cela aurait assuré le succès de notre politique».

Le chef de la station de la CIA considère la nomination de Justin Bomboko à la tête du gouvernement comme un succès important du coup d’État américain par Mobutu: «Un bonus majeur a été Bomboko, dont nous avons sauvé la vie, chargé de diriger le nouveau gouvernement. Il était respecté par notre ambassadeur, Timberlake, comme un dignitaire intelligent, compétent et surtout pro-occidental. Le contact personnel établi avec lui s’est avéré utile. Ensuite, j’ai eu une petite idée de la valeur que cela deviendrait. Peu de temps après la nuit fatidique, la femme de Bomboko a donné naissance à un garçon. Ils l’appelaient Larry Bomboko».

À propos du coup d’État de Mobutu, Larry Devlin se souvient d’un fait amusant: «Je me suis précipité à l’ambassade pour relayer la nouvelle du coup d’État au siège. L’agence avait un mot de code spécial pour signaler les coups d’État, les guerres et d’autres crises majeures, mais pour la première fois de ma vie, je ne me souvenais pas du mot coup d’État. Avec Jeff (chef de station adjoint – NDLR) nous avons cherché comme des fous dans nos dossiers, mais sans succès. En fin de compte, j’ai tenté ma chance sur un mot que je soupçonnais seulement, je l’ai mis en haut de mon message et j’ai envoyé le message avec la priorité flash. Malheureusement, j’ai utilisé le mauvais code. Le mot mit signifiait Déclaration de guerre avec attaque de missiles intercontinentaux, ce qui a eu pour effet de faire sortir Eisenhower du lit». «Le lendemain, j’ai trouvé le mot juste, et le quartier général m’a grondé avec une longue explication de la procédure correcte. Mais ils n’étaient pas très durs, cependant. Au final, l’opération est un succès. J’ai appris plus tard qu’Eisenhower avait appelé Dulles pour discuter du coup d’État et lui avait demandé si la CIA avait une bonne tête au Congo. On dit que Dulles lui a rapporté que j’étais l’un des meilleurs». L’administration Eisenhower avait donc atteint un objectif.

Le pilotage de Mobutu par la CIA ne s’arrête pas avec le coup d’État. Les États-Unis n’ont pas immédiatement reconnu le gouvernement Mobutu. Le Département d’État a exigé que le président Kasavubu nomme Bomboko au poste de Premier ministre: «Washington a insisté sur le fait qu’il fallait trouver une formule pour légaliser l’illégal». Ainsi, Justin Bomboko, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement Lumumba, l’homme de Devlin, est nommé chef du Collège (pratiquement, Premier ministre du gouvernement). Le Parlement et la Constitution sont suspendus. Washington voulait aussi que Mobutu reconnaisse Kasavubu comme président et change le nom Collège des commissaires, commissaire «sonnant trop russe, trop communiste». Larry Devlin notes: «Mon travail consistait à persuader Mobutu de faire ces changements». Ce qui est vite obtenu: Kasavubu est reconnu comme président et à son tour, légalise le nouveau gouvernement. Le pilotage ne s’arrête pas là. Larry Devlin admet: «Je travaillais en étroite collaboration avec Mobutu et d’autres nouveaux ministres, leur donnant des conseils et des orientations, tout en obtenant des informations sur leurs plans et leurs objectifs».

Le volume African Crisis Areas and U.S. Foreign Policy, édité par Gerard Bender et al. en 1975, révèle que de nombreux membres du Collège des commissaires appartenaient au Groupe de Binza: «C’était une clique politique puissante, soutenue par la CIA, par l’intermédiaire de Devlin, dont les principaux membres contrôlaient les organes de l’appareil gouvernemental central lui-même, liés à des sources extérieures d’aide et de pression: l’Armée (Mobutu), la Police secrète (Victor Nendaka), les Affaires intérieures (Damien Kandolo), la Banque centrale (Albert Ndele) et les Affaires étrangères (Justin Bomboko)».

Lumumba, dur à cuir

Même démis de ses fonctions (quoique illégalement), Lumumba était encore dangereux aux yeux de l’Occident. Selon Gordon Corera, il avait le soutien d’une partie importante du pays, la possibilité de former un gouvernement alternatif et une petite armée basée à  Stanleyville. Ce qui le faisait passer pour une menace, surtout s’il sortait du piège ou si le Parlement était rappelé. En plus, les pays africains, soutenus par les Soviétiques, ont commencé à faire pression sur Mobutu pour qu’il réintègre Lumumba.

Le rapport Church traite longuement des inquiétudes de la CIA et de l’administration Eisenhower quant à la possibilité d’un retour au pouvoir de Patrice Lumumba: «Les preuves montrent que la destitution de Lumumba n’a pas apaisé les inquiétudes à son sujet au sein du gouvernement américain. La CIA et les hauts responsables de l’administration ont continué à le voir comme une menace». Ainsi, le jour où Patrice Lumumba a été évincé de son poste de Premier ministre, deux officiers de la CIA de la station Congo ont rencontré un politicien recruté par la station comme agent d’influence pour discuter de Lumumba. À la suite de la réunion, le 7 septembre 1960, la Station rapporta au siège central que «dans l’opposition, Lumumba est aussi dangereux qu’au pouvoir».

Du coté belge, le 10 septembre, le ministre belge des Affaires étrangères, Pierre Wigny, écrit à ses collaborateurs à Brazzaville: «Les autorités constituées ont le devoir de mettre Lumumba hors d’état de nuire». Ainsi, le 11-12 septembre ; le colonel belge Louis Marlière commence les préparatifs pour une action belge visant à éliminer Lumumba, appelé le plan Barracuda. Dans un message, Bruxelles fait savoir que le ministre des Affaires africaines jugera de l’opportunité de passer aux actes, sauf urgence. Dans ce cas, le ministre couvrira l’assassinat de Lumumba.

Du poison pour Patrice Lumumba

À l’été 1960 – révèle le Rapport Church – Richard Bissell, directeur adjoint de la CIA pour les opérations clandestines, «a demandé au chef de la division Afrique d’explorer la possibilité d’assassiner Patrice Lumumba». Au même moment, Richard Bissell contacte Sindey Gottlieb, chef de la branche chimique de l’état-major des services techniques, pour lui demander de faire des préparatifs pour assassiner “un dirigeant africain” par empoisonnement, ‘au cas où la décision était d’aller de l’avant”. Pour des raisons de sécurité, Sindey Gottlieb apparaît dans le Rapport Church sous le nom de Scheider: «Après la réunion, Scheider a examiné une liste de matériaux biologiques disponibles à l’installation chimique de l’armée à Fort Detrick, Maryland, qui pourraient produire des maladies qui auraient tué un individu, ou l’aurait tellement frappé d’incapacité qu’il aurait été hors de combat». Scheider a choisi un matériau de la liste, qui «était censé produire une maladie qui était *** (polio – NDLR) indigène à cette région (d’Afrique) et qui aurait pu être mortelle». Scheider a témoigné qu’il avait reçu ce matériel et avait fait des préparatifs pour son utilisation: «Nous avons dû le mettre en bouteille et l’emballer de manière à ce qu’il passe pour autre chose, et nous avions besoin d’un matériel secondaire qui pourrait absolument le désactiver au cas où d’un accident imprévu». Scheider a également “préparé un paquet d’accessoires ***”, tels que des aiguilles hypodermiques, des gants en caoutchouc et des masques de gaze, “qui auraient pu être utilisés pour manipuler ce matériau plutôt dangereux».

Selon le témoignage de Gottlieb devant le comité Frank Church, Bissell lui a dit qu’il «avait reçu des instructions de la plus haute autorité … pour se lancer dans ce genre d’opération». Et «Après avoir préparé des matériaux biologiques toxiques et des accessoires à utiliser dans une opération d’assassinat», Bronson Tweedy et Richard Bissell lui ont demandé de se rendre personnellement au Congo, avec les «matériaux toxiques» et d’instruire les gens de la station de la CIA là-bas comment les utiliser contre Patrice Lumumba. L’envoi d’une grande personnalité de l’Agence, Sidney Gottlieb, pour assassiner Patrice Lumumba, témoigne de deux des notes déterminantes de l’opération de la CIA: (1) le souci de ne pas échouer, et (2) le souci d’assurer une discrétion maximale. Ceci, parce que, contrairement à l’Amérique latine, l’Afrique était une zone où les Américains voulaient se faire passer pour les protecteurs des mouvements nationalistes, afin de pouvoir se substituer aux anciens pays colonialistes.

Le 19 septembre 1960, le chef de station de la Central Intelligence Agency (CIA) à Léopoldville reçoit un message via un canal top secret de ses supérieurs à Washington (Richard Bissell et Bronson Tweedy) que quelqu’un du quartier général se faisant appeler  Joseph Braun dit ”Joe de Paris” arriverait avec des instructions pour une mission urgente. Il s’agissait “d’une opération extrêmement sensible”. Aucun autre détail n’a été fourni. Le chef de la station a été averti de ne pas discuter du message avec qui que ce soit.

Le 21 septembre 1960, lors de la réunion du Conseil national de sécurité américain, Allen Dulles, le directeur de la CIA, insiste sur le danger incarné par Patrice Lumumba et après le putsch de Mobutu. Selon les procès-verbaux du Conseil national de sécurité américain, en présence du président Eisenhower, le directeur de la CIA lance un avertissement: «Mobutu semble être le pouvoir effectif au Congo maintenant, mais Lumumba n’a pas encore été liquidé et reste un grave danger jusqu’à ce qu’il soit liquidé».

Le 22 septembre 1960, dans un câble PROP, Bronson Tweedy écrivait au chef de station: «Vous et le collègue (Sindey Gottlieb, NDLR) devez comprendre que nous ne pouvons pas lire par-dessus votre épaule lorsque vous planifiez et évaluez votre opportunité. Notre principale préoccupation doit être de cacher le rôle américain». Le Rapport Church révèle également une autre chose inhabituelle, mais caractéristique de l’importance accordée à l’opération par le quartier général: «Le câble portait le nom de code “PROP”, indiquant une sensibilité extraordinaire et une circulation restreinte au siège de la CIA à Dulles, Bissell, Tweedy et l’adjoint de Tweedy uniquement. La désignation en tant que PROP limitait les déplacements au Congo à l’officier de la station uniquement».

Tweedy a témoigné que ce canal PROP a été établi et utilisé exclusivement pour des opérations d’assassinat. Le télégramme Bissell/Tweedy a informé l’officier de la station que le PROP serait utilisé pour: «TOUT LE TRAFIC DU CÂBLE DE CETTE OPÉRATION QUE VOUS AVEZ ÉTÉ INSTRUCTÉ DE GARDER POUR VOUS (CIA, Câble, 19 septembre 1960)». À propos de ce câble, Larry Devlin témoignera devant la Commission que «le message était marqué For Your Eyes Only et contenait des instructions dont je n’étais pas autorisé à discuter avec qui que ce soit».

Le 24 septembre 1960, Allen Dulles envoya personnellement un télégramme au chef de station de la CIA à Léopoldville: «Nous voulons vous apporter tout le soutien possible pour éliminer Lumumba de toute possibilité de reprendre son poste au gouvernement ou, s’il échoue à Léopoldville, de s’installer à Stanleyville ou ailleurs».

Le 26 septembre 1960, Joe de Paris (Sindey Gottlieb) arrive à Léopoldville étant équipé d’un kit contenant un poison. Cette substance mortelle, a-t-il informé au chef de station à Léopoldville, était destinée à Patrice Lumumba, le Premier ministre du Congo récemment évincé, qui avait de bonnes chances de revenir au pouvoir. Le poison, a déclaré le scientifique, devait en quelque sorte être glissé dans la nourriture de Lumumba, ou peut-être, dans son dentifrice. Le poison n’était pas la seule méthode acceptable ; n’importe quelle forme d’assassinat ferait l’affaire, tant qu’il ne pourrait pas être retracé jusqu’au gouvernement des États-Unis.

Ironiquement, lorsque Gottlieb a rendu compte à Lawrence Devlin de sa mission, le chef de station (Lawrence Devlin), selon son témoignage ultérieur, a eu une ”réaction émotionnelle de grande surprise”. Soulignant que l’assassinat n’était pas exactement une tactique courante de la CIA, le chef de station a demandé qui avait autorisé la mission.Le scientifique a indiqué que l’ordre était venu de la ”plus haute autorité” – de Dwight D. Eisenhower, président des États-UnisComme il l’a dit: «Je considérais l’Agence comme un bras exécutif de la présidence … Par conséquent, je suppose que je pensais qu’il s’agissait d’un ordre émis en bonne et due forme par une autorité compétente. D’un autre côté, je le considérais comme une sorte d’opération dont je pouvais me passer, dont je pensais que l’Agence et le gouvernement américain pourraient probablement se passer … Je ne considérais pas Lumumba comme le genre de personne qui allait déclencher la troisième guerre mondiale. J’aurais peut-être eu une attitude quelque peu différente si j’avais pensé qu’un seul homme pouvait déclencher la Troisième Guerre mondiale et entraîner la mort de millions de personnes ou quelque chose comme ça, mais je ne le voyais pas sous cet angle. Je le voyais comme un danger pour la position politique des États-Unis en Afrique, mais rien de plus».

Lawrence Devlin avait également des objections pratiques au complot d’assassinat: «Je le considérais comme un stratagème assez sauvage professionnellement … Je l’ai exploré, mais je doute que je me sois jamais vraiment attendu à le réaliser». Il a recommandé un certain nombre d’étapes exploratoires, telles que l’infiltration de l’entourage de Lumumba. Si le quartier général l’approuvait, il demanderait à l’un de ses agents de «se réfugier chez Big Brother» (Lumumba) et de «rafraîchir les détails jusqu’au bord du rasoir». Le quartier général lui a dit d’aller de l’avant. Au cours des deux mois suivants, Lawrence Devlin a envoyé un flux constant de rapports d’avancement à Washington via un canal top secret mis en place pour le projet d’assassinat. Mais, bien qu’il ait insisté sur la nécessité de se hâter, il avait apparemment encore des réserves sur le projet, car il n’arrêtait pas de retarder sa mise en œuvre. En même temps, la situation au Congo avait changé avec la prise du pouvoir par Mobutu.

Le 5 octobre, Sindey Gottlieb a quitté Léopoldville, rappelant plus tard qu’il avait déversé le poison dans le fleuve Congo avant son départ parce qu’il n’était «pas réfrigéré et instable» et n’était probablement plus suffisamment «fiable».

Le 6 octobre, le ministre belge des Affaires africaines, Harold d’Aspremont Lynden, télégraphie à ses collaborateurs de Brazzaville et d’Élisabethville: «l’objectif principal à poursuivre dans l’intérêt du Congo, du Katanga et de la Belgique est évidemment l’élimination définitive de Lumumba».

Nouvelles tentatives d’assassinat direct

Le 10 octobre Patrice Lumumba est mis, de fait, aux arrêts a domicile à Léopoldville. L’action militaire est soutenue par la CIA, dont, pendant ce temps, le quartier général de la CIA est impatient. Bronson Tweedy, chef de la division Afrique des services clandestins de la CIA, demande à Lawrence Devlin ce qu’il pensait de l’idée d’envoyer un officier de la CIA à Léopoldville pour se concentrer sur le projet d’assassinat, compte tenu des exigences imposées à Lawrence Devlin par ses autres engagements. Tweedy a également suggéré d’utiliser un ”groupe de type commando” pour enlever Lumumba de la résidence où il était sous la protection des troupes des Nations Unies.

Lawrence Devlin pensait que l’envoi d’un autre homme était une ‘excellente idée’. Quant aux autres moyens de se débarrasser de Lumumba, il a recommandé qu’un «fusil de fabrication étrangère de grande puissance avec lunette télescopique et silencieux» lui soit envoyé par voie diplomatique. «La chasse est bonne ici», a-t-il câblé de manière énigmatique, «quand les lumières sont bonnes». L’officier responsable du dossier sélectionné pour la tâche de débloquer le projet d’assassinat avait ses propres réserves quant à l’idée.

Le 31 octobre 1960, Justin O’Donnel, adjoint de l’unité ultra-secrète ZR/RIFLE, dirigée par Bill Harvey de la Direction des plans, une unité spécialisée dans les assassinats, est sollicité par Richard Bissell, directeur adjoint des opérations spéciales de la CIA, pour se rendre au Congo afin d’y assister le chef de station, Larry Devlin, dans l’assassinat de Patrice Lumumba. Richard Bissell lui a dit d’aller voir Sindey Gottlieb pour se renseigner sur les matières toxiques qu’il avait laissées à Larry Devlin au Congo.

Le responsable, Justin O’Donnell, a témoigné devant le comité du Sénateur Frank Church qu’il avait été appelé par Bissell à la mi-octobre et qu’on lui avait demandé de se rendre au Congo pour ”éliminer Lumumba”. «Je lui ai dit que je ne prendrai absolument pas une quelconque part dans le meurtre de Lumumba», a-t-il dit. Cependant, O’Donnell était prêt à se rendre à Léopoldville et à essayer de ‘neutraliser’ Lumumba «en tant que facteur politique». Comme il l’a expliqué dans son témoignage, «je voulais … le faire sortir, le tromper, si je le pouvais, puis le remettre … aux autorités judiciaires et de le laisser subir son procès». Il n’avait ‘aucun scrupule’ à remettre Lumumba pour procès par un «juré de ses pairs», bien qu’il ait réalisé qu’il y avait une «très, très forte probabilité» qu’il soit condamné à mort.

Justin O’Donnel, nommé Michael Mulroney dans le Church Report pour des raisons de sécurité, arrive à Léopoldville le 3 novembre 1960. Auparavant, le 29 octobre 1960, Larry Devlin avait été informé par un câble PROP de l’arrivée de l’officier du Centre. Dans ses mémoires, Larry Devlin raconte qu’il avait reçu un Message de Bronson Tweedy, “dans lequel il lui demandait d’accepter l’affectation temporaire d’un officier supérieur au Congo pour se concentrer sur l’opération ultra-secrète PROP sous ma direction. Le message était enveloppé dans les termes les plus amicaux. Tweedy suggérait que mes autres responsabilités étaient trop lourdes pour me permettre de me concentrer sur cette opération et que j’avais besoin de quelqu’un pour s’en occuper”.

Le nouveau venu demande au Langley Center d’envoyer un agent de la CIA, nom de code QJ/WIN, pour participer à l’assassinat. Avant l’arrivée de QJ/WIN à Léopoldville, le Quartier Général envoie à la Station Léopoldville un télégramme typique des Opérations Clandestines: “Compte tenu de l’extrême sensibilité de l’objectif pour lequel nous souhaitons que QJ/WIN accomplisse sa mission, on ne lui a pas dit exactement quoi faire. Au lieu de cela, nous lui avons dit que nous voulions qu’il recherche, évalue et recommande des personnes fiables et sensées pour notre bénéfice. Il valait mieux ne pas divulguer nos véritables exigences spécifiques en attendant la décision finale de l’utiliser”. La sensibilité du Message est si grande que le Centre demande qu’il soit “détruit immédiatement après lecture”.

Les documents américains sont pauvres concernant le nouveau venu. Les Belges, cependant, nous disent certaines choses. Le rapport de la Commission d’enquête parlementaire belge du 16 novembre 2001 visant à «déterminer les circonstances exactes de l’assassinat de Patrice Lumumba et l’éventuelle implication d’hommes politiques belges» révèle ce qui suit: «Le rapport Church de 1975 mentionne au moins trois assassinats tentatives de la CIA. Nous nous référons à ce rapport pour plus d’informations. L’une des trois tentatives, celle de l’agent QJ/WIN, peut être identifiée comme étant celle de l’apatride Moise Maschkivitzan, né à Anvers le 11 mai 1910. Il aurait été recruté par la CIA (“après discussions par des intermédiaires discrets dans Belgique”). Il ressort de l’examen des archives de la Sûreté de l’Etat que Maschkivitzan, qui a été reconnu coupable d’escroquerie par un tribunal belge, a été expulsé de Belgique en 1953. Il a été emmené de force à travers la frontière entre la Belgique et l’Allemagne».

L’étude An Extraordinary Rendition de Stephen R. Weissman, dans Intelligence and National Security, avril 2010, rend compte d’une des opérations de QJ/WIN: «Le 21 novembre 1960, QJ/WIN recrute pour la CIA un membre de la Garde des Nations Unies de la Quartier général à Lumumba. Le même agent contacte Mobutu, 5 jours plus tard, le 26 novembre 1960, en vue de l’opération d’extraction de Patrice Lumumba. Mobutu accepte de lui donner quatre véhicules, volés aux Casques bleus, et six soldats déguisés en soldats de l’ONU, avec bérets et brassards. Le plan était que QJ/WIN entre dans la résidence de Lumumba, défendue par les Casques bleus, et l’escorte, tandis que les véhicules et les troupes de Mobutu devaient percer le double anneau – de l’armée congolaise et des troupes de l’ONU».

Les choses se compliquent, prêtant même une touche sauvage, lorsque le Centre envoie un autre tueur au Congo, avec le nom de code WI/ROGUE. Le Rapport Church dit de lui: «WI/ROGUE était essentiellement un mercenaire apatride, un faussaire et un ancien voleur de banque». WI/ROGUE a été rencontré le 19 septembre 1960 par deux officiers de la Division Afrique de la Direction des Plans. Pour la mission au Congo, WI/ROGUE devait être formé aux démolitions, aux armes légères et à la vaccination médicale. WI/ROGUE s’est rendu à Léopoldville, selon le Church Report, après «qu’on lui ait fait une chirurgie esthétique et qu’on lui ait mis une perruque pour que les Européens qui voyageaient avec lui au Congo ne le reconnaissent pas plus tard».

Le document reproduit également la caractérisation de WI/ROGUE de WI/ROGUE par la Division Afrique de la Direction des Plans: «S’il se voit confier une mission qui pourrait être moralement répréhensible aux yeux du monde, mais nécessaire parce que l’agent chargé du dossier lui a ordonné de faire qu’il exécute, il entreprendra consciencieusement tout ce qui est nécessaire, sans traits de conscience».

Preuve que même dans le cas de la CIA, des situations issues des films d’imbéciles peuvent survenir, après avoir rencontré Larry Devlin le 2 décembre 1960, et avoir été chargé de “construire une couverture”, WI/ROGUE tente de recruter le très QJ/ GAGNER! Voici ce que nous apprend un câble envoyé par Larry Devlin à Langley: «QJ/WIN, qui séjourne dans le même hôtel que WI/ROGUE, a rapporté que *** WI/ROGUE l’a senti impliqué dans des affaires d’espionnage. La station lui a refusé toute information sur WI/ROGUE. Le 14 décembre, QJ/WIN a rapporté que WI/ROGUE lui avait offert trois cents dollars par mois pour rejoindre un réseau d’espionnage et être membre d’un peloton d’exécution. Quand QJ/WIN a dit qu’il n’était pas intéressé, WI/ROGUE a ajouté qu’il y aurait aussi des bonus pour des missions spéciales. Interrogé par QJ/WIN, WI/ROGUE a déclaré plus tard qu’il travaillait pour un service américain. *** discutant des contrats locaux, WI/ROGUE a mentionné QJ/WIN, mais n’a pas admis avoir essayé de le recruter. Lorsque l’officier de la station a voulu savoir si WI / ROGUE l’avait approché plus tard, il a affirmé qu’aucune mesure n’avait été prise. L’officier de la station n’a pas pu le contredire car il ne voulait pas révéler le lien de QJ/WIN avec la CIA».

Il est facile de comprendre d’où vient le non-sens. Seul le chef de la station Congo, Larry Devlin, connaît WI/ROGUE. Justin O’Donnell n’en a aucune idée. QJ/WIN non plus. D’où la confusion.

Par ailleurs, le chef de Station de la CIA à Léopoldville, Lawrence Devlin, dans ses télégrammes, accorde peu d’importance à la stabilité du nouveau régime (Mobutu). «La seule solution», a-t-il écrit, «est de le retirer de la scène le plus tôt possible». Allen Dulles accepte. Il a dit à Eisenhower le 21 septembre que le «danger d’influence soviétique» était toujours présent au Congo et que Lumumba «restait un grave danger tant qu’il n’était pas éliminé».

Arrestations, transfert et assassinat de Lumumba

Après le coup d’État de Mobutu le soir du 14 septembre 1960, Patrice Lumumba est resté dans sa résidence au bord du fleuve Congo, protégé par les troupes ghanéennes des forces de l’ONU.

Mais l’Armée Nationale Congolaise (ANC), sur ordre de Mobutu, forma un cercle autour du cercle formé par les forces de l’ONU. Les soldats de l’ANC ont alors pour mission officielle de contrôler l’entrée et la sortie des visiteurs, du personnel et des membres de la famille. En réalité, ils sont aux aguets pour mettre la main sur Patrice Lumumba. Et la mission des militaires de l’ONU est de vérifier si parmi ceux qui entrent à Lumumba il n’y a pas de porteurs d’armes, de couteaux, d’épées, de bombes. Gordon Corera décrit l’étrange situation de Patrice Lumumba dans son livre: «Lumumba a été piégé par deux cercles concentriques de soldats. D’un côté, à l’extérieur, il y avait les troupes congolaises, qui voulaient l’arrêter, et de l’autre, plus près de lui, les forces de l’ONU, qui prétendaient pouvoir lui offrir la sécurité s’il restait sur place».

Le 14 novembre 1960, Larry Devlin envoya à Tweedy un câble révélant ce qu’il avait appris: «Les partisans politiques de Lumumba à Stanleyville veulent qu’il s’évade de sa détention et se rende dans cette ville pour s’engager dans une activité politique ** * La décision de s’évader sera prise bientôt. La station attend d’être avisée par l’agent sur la décision prise *** La station dispose de plusieurs agents possibles à utiliser en cas d’évasion et étudie plusieurs plans d’action».

Le 24 novembre, sous la pression massive de l’Occident, l’Assemblée générale de l’ONU reconnaît la délégation de Kasavubu comme représentante légale de la République du Congo.

Un autre câble – celui du 27 novembre 1960 – après l’évasion, renseigne sur l’implication de la CIA dans la capture de Patrice Lumumba: «La station travaille avec le gouvernement congolais pour bloquer les routes, et les troupes sont en alerte pour une éventuelle échappatoire».

Craignant de perdre la protection de la force des Nations Unies après un vote, dans la nuit du 27 novembre 1960, en profitant de la forte tempête qui a frappé Léopoldville, Patrice Lumumba s’est échappé de la résidence forcée où se trouvait, à bord de sa Chevrolet un membre son service personnel. Patrice Lumumba avait l’intention de rejoindre Stanleyville (actuelle ville de Kisangani), où les nationalistes se regroupent. Les historiens ont tenté de percer l’énigme de cette évasion. Bien que Patrice Lumumba ait laissé une lettre annonçant qu’il se rendait à Stanleyville pour enterrer sa fille, après quoi il retournerait à sa résidence, il ne fait aucun doute qu’il s’agissait d’une décision politique. Il y a deux raisons possibles à l’évasion, selon les historiens: (1) Le 12 novembre 1960, Antoine Gizenga conquiert Stanleyville, qui sera déclarée, le 12 décembre, capitale provisoire de la République du Congo, et (2) le 22 novembre 1960, l’Assemblée générale de l’ONU reconnaît comme gouvernement légal du Congo celui dirigé par Justin Bomboko, premier ministre légitimé par le président Joseph Kasavubu, président retiré de la naphtaline par les Américains. Patrice Lumumba avait également envoyé une délégation. L’option de l’ONU fait craindre à Lumumba que les forces de l’ONU ne lui assurent plus de protection.

Malheureusement, Patrice Lumumba est trop en retard sur la route. D’une part, à cause des pluies torrentielles, d’autre part, à cause des arrêts en cours de route, pour s’adresser à la foule enthousiaste. Ainsi, le 1er décembre 1960, à 23 heures du soir, Patrice Lumumba traverse le fleuve Sankuru en pirogue.

Le 2 décembre, la direction de l’ONU ordonne à ses troupes de ne protéger en aucun cas Lumumba.

Patrice Lumumba est rattrapé près de Lodi, dans le Kasai, par des soldats de Mobutu, qui le ramènent sauvagement battu avant d’etre enfermé, le 3 décembre, au camp militaire Hardy, de Thysville (Mbanza-Ngungu).  Ils le battent sous le regard des soldats des forces de l’ONU, qui ne sautent pas à son secours. Larry Devlin lui-même, le chef de la station de la CIA au Congo, est forcé d’admettre: «Certains partisans de Lumumba prétendent que les troupes ghanéennes ont refusé de leur venir en aide. Le commandant ghanéen a cependant demandé la permission au siège de l’ONU de secourir Lumumba, mais le général von Horn, le commandant militaire, a répondu que la demande avait été rejetée».

Le lendemain, Patrice Lumumba est transporté par avion à Léopoldville. Le 6 décembre 1960, NBC diffuse l’enregistrement de la descente d’avion de Patrice Lumumba à Léopoldville. Les images sont choquantes. Patrice Lumumba est sorti de la machine les mains attachées dans le dos avec une corde. Un militaire congolais lui attrape les cheveux et lève brutalement la tête vers la caméra vidéo, pour qu’elle enregistre son visage ensanglanté. Un autre tire gratuitement sur la corde, faisant grimacer le prisonnier de douleur. Un soldat froisse le papier avec un discours écrit par Lumumba et le fourre dans sa bouche. Le jeune commandant congolais regarde en souriant ses hommes abuser d’un prisonnier.

Le dernier regard avant la mort … Il y a encore de la vie dedans, et peut-être même de l’espoir. C’est celui du Premier ministre du Congo, Patrice Lumumba, le 5 décembre 1960, en état d’arrestation par des soldats avant d’être transporté à Thysville (Mbanza-Ngungu). Il est ligoté, ensanglanté, assis par terre, entouré de militaires.  Avec lui, le président du Sénat Joseph Okito et le ministre de la défense Maurice Mpolo (Christophe Musungu, du MNC, était aussi arrêté). Tous ont été mis en pièces. Crédit photo : © STRINGER / AFP

De l’aéroport, il a été transporté directement à la résidence de son ancien ami et admirateur: Joseph Mobutu. Selon les documents, le colonel Mobutu, assis les bras croisés, “a regardé calmement les militaires battre le prisonnier et lui tirer les cheveux”. De là, Patrice Lumumba est emmené au camp militaire de Hardy à Thysville, au sud de la capitale.

Après la capture et l’enfermement de Patrice Lumumba à Fort Hardy, la Station Congo montre des signes d’inquiétude majeure face au danger que Patrice Lumumba incarne. Un câble de janvier 1961 met en garde, et la possible réouverture du Parlement congolais sous tutelle de l’ONU paraît inacceptable à Devlin: «La combinaison des pouvoirs de Lumumba en tant que démagogue, son utilisation habile des voyous et de la propagande, et l’esprit défaitiste au sein de la coalition au pouvoir qui croîtrait rapidement dans de telles conditions assurerait plus que probablement la victoire de Lumumba au Parlement. *** Le refus de prendre des mesures drastiques à ce moment conduira à la défaite de la politique américaine au Congo».

Dans la nuit du 12 au 13 janvier 1961, dans le camp militaire de Hardy, et dans le camp de Sonankalu, tous deux à Thysville, des rébellions militaires éclatent. Les militaires congolais exigent une augmentation des salaires, la libération de Lumumba et la formation d’un nouveau gouvernement. Kasavubu, Mobutu, Bomboko et Nendaka se précipitent sur Thysville le matin du 13 janvier 1961. Bomboko promet d’augmenter les soldes.

Les prisonniers politiques – à l’exception de Patrice Lumumba – sont sortis de leurs cellules pour s’entretenir avec Kasavubu. C’est la panique à Léopoldville.

Le destin se bat en vain

Sur le terrain, au Congo, la situation est grave pour le régime Mobuto. Le 12 décembre 1960, à Stanleyville, Antoine Gizenga proclame la ville siège du gouvernement central de la République du Congo. Les 1er et 2 janvier 1961, un autre Lumumbaiste, Anicet Kashamura, ancien ministre de l’Information du gouvernement Lumumba, prend le pouvoir à Bukavu.

Le 4 ou 6 janvier 1961, le comte Harold d’Aspremont Lynden envoie un télégramme de Bruxelles à André Lahaye, le conseiller belge de Victor Nendaka, le chef des services secrets du gouvernement Mobutu, télégramme où «la toute spéciale attention» de Léopoldville est attirée «sur les conséquences désastreuses de la libération de Lumumba».

Le 7 janvier 1961, les troupes de Lumumba de Stanleyville occupent Manono, le centre important du Nord Katanga. Les Belges paniquent. Ainsi, quelques jours plus tard, le même ministre belge des Affaires africaines insiste sur le fait que «la libération de Lumumba doit être empêchée à tout prix, je le répète, à tout prix».

Entre le 4 et le 7 janvier 1961, une réunion a eu lieu à Casablanca présidée par le roi du Maroc, avec la participation de certains chefs d’État africains, dont le président Abdel Naser d’Égypte. La résolution de la réunion demande à l’ONU: (1) Désarmer et démanteler les «gangs illégaux de Mobutu», (2) La libération de prison de tous les membres du Parlement et du Gouvernement légitime de la République du Congo, (3) Réunion du Parlement, (4) Départ du Congo de tout le personnel militaire et paramilitaire belge, (5) Rendre au Gouvernement légitime de la République du Congo tous les aéroports civils et militaires, les stations de radio et autres institutions illégalement soustraits au gouvernement, (6) Empêcher les Belges d’utiliser le territoire du Rwanda, sous la tutelle de l’ONU, comme base d’agression directe ou indirecte contre la République du Congo. La lettre conclut: «Si l’ONU n’agit pas conformément à ces demandes, les pays signataires sont déterminés à retirer leur personnel opérant au sein de l’ONU. Ils se réservent le droit de prendre toutes mesures utiles pour préserver l’intégrité territoriale du Congo et pour rétablir le Parlement élu et le Gouvernement légitime mis en place le 30 juin 1960».

Le 13 janvier 1960, Présence Congolaise, un hebdomadaire congolais, annonce que les partisans de Lumumba attaqueront la ville entre le 21 et le 25 janvier 1961. Les Belges, les Américains et les Britanniques sont en alerte. Patrice Lumumba reste un danger tant qu’il est en vie! Les plans d’assassinat de la CIA ou des Services secrets belges sont remplacés par le Plan belge de le livrer à ses ennemis congolais. On se demande qui de Moise Tshombe du Katanga ou Albert Kalonji, du Sud-Kasaï, devrait le tuer. Au final, Moise Ciombe est choisi.

Le meme jour, la garnison de Thysville (où est détenu Lumumba) se mutine, exigeant un salaire plus élevé et menaçant de remettre Lumumba au pouvoir. Le 14 janvier, la mutinerie déborde vers le camp de l’armée dans la capitale. Le retour politique de Lumumba semble imminent.

Lawrence Devlin envoie un télégramme alarmant à Washington: «La station et l’ambassade pensent que le gouvernement actuel pourrait tomber d’ici quelques jours. Le résultat serait presque certainement le chaos et le retour (de Lumumba) au pouvoir». Il a ajouté: «Le refus de prendre des mesures drastiques en ce moment conduira à la défaite de la politique [des États-Unis] au Congo». Le lendemain, Lawrence Devlin est informé que Mobutu va transférer Lumumba dans une prison plus sûre.  Whashington et Bruxelles entreprennent des démarches acharnées afin de faire livrer Lumumba à Tshombe (au Katanga). Le Colonel Louis Marlière envoie au Commandant Armand Verdikt, officier de renseignement de la Gendarmerie du Katanga, le Message suivant: «Demande le consentement du Juif (nom de code de Tsombe – NDLR) pour recevoir Satan (nom de code de Patrice Lumumba – NDLR)».

Le 16 janvier 1961, le ministre des Affaires africaines de Belgique (Harold d’Aspremont Lynden) envoie un autre message à Moise Ciombe, par l’intermédiaire du consul de Belgique à Elisabethwille : «Le ministre des Affaires africaines, Aspremont, insiste personnellement auprès du président Ciombe pour que Lumumba soit transféré au Katanga dans les plus brefs délais». Moise Tshombe hésita, conscient qu’on lui suggérait un crime.

En meme temps, la CIA avait peur du nouveau président élu aux Etats-Unis: John F. Kennedy! Entre autres choses, souligne en effet le Church Repport,  l’opération d’assassinat de Patrice Lumumba s’est également accélérée avant que le nouveau président américain, John F. Kennedy, ne prenne ses fonctions le 20 janvier 1961. Il y avait en effet des signes clairs que le nouveau président avait une nouvelle politique envers le Congo. Il est clair que l’Agence (CIA), qui avait manipulé le Président Eisenhower dans le sens d’une politique colonialiste envers Patrice Lumumba, tremblait à l’idée que la nouvelle administration puisse sauver Patrice Lumumba.

17 janvier 1961, jour où le Congo et l’Afrique sont làchement détruit en un homme

Le chef de la sécurité de Mobutu est un certain Victor Nendaka, ancien ami de Lumumba, recruté entre-temps par la CIA.

Victor Nendaka est ainsi décrit par Larry Devlin: «J’ai rencontré Nendaka pour la première fois à Bruxelles, où il participait à la Table ronde, au début des années 1960. Il avait été vice-président de l’aile Lumumba du Mouvement national congolais, mais avait rompu avec Lumumba avant de le rencontrer (…). Nendaka est venu à l’ambassade des États-Unis à Bruxelles et a averti le responsable politique que Lumumba travaillait déjà en étroite collaboration avec les Soviétiques. L’officier, connaissant ma future affectation au Congo, me présenta à Nendaka. (…). Bien qu’il n’ait aucune expérience dans le renseignement, il s’est avéré être un apprenant rapide. Il a reconnu que le soutien américain était essentiel au succès du nouveau gouvernement et a commencé à cultiver les fonctionnaires les plus importants de notre ambassade, tout comme j’ai commencé à me concentrer sur lui».

Le 17 janvier 1961, à 4h30 du matin, Victor Nendaka se présente à l’entrée du camp militaire de Hardy. Il a choisi ce moment – avant le réveil des militaires – pour éviter l’intervention des Casques bleus dans la défense de Lumumba. Accompagné de trois militaires dans un convoi de deux voitures, Victor Nendaka amène avec lui deux autres anciens dignitaires du gouvernement Lumumba : Maurice Mpolo, ancien ministre de la Jeunesse et des Sports, directeur de cabinet pendant une courte période, et Joseph Okito, le vice-président du Sénat. A 5h30, Patrice Lumumba et les deux autres sont emmenés du camp militaire. Le commandant du camp, Luis de Gonzague Robozo, envoie un télégramme à Léopoldville: “Le colis est parti!”. Le transfert s’impose pour éloigner Lumumba et le “mettre en lieu sûr”, comme on l’écrit officiellement.

Les trois hommes sont emmenés sur une route de 60 kilomètres pendant une heure et demie, jusqu’à un petit aéroport appartenant à la société Congo Cement. Une heure plus tard, un avion léger Dragon de la compagnie Air Brousse, piloté par le Français Jean Beaumont, atterrit. Les prisonniers montent à bord, avec les deux commissaires et une escorte de trois soldats, pour rejoindre Moanda, une station balnéaire de la côte atlantique, où il n’y a pas de casques bleus. Les voyous commencent à battre les prisonniers si fort que le pilote doit intervenir pour empêcher son avion de se déstabiliser.

A 9h30, l’avion atterrit à Moanda, une station balnéaire de la côte atlantique, où il n’y a pas de casques bleus. De là, Patrice Lumumba et les deux anciens dignitaires sont emmenés par un engin DC4, ayant déjà à son bord deux commissaires de Mobutu, plus quatre personnes de l’équipe, tous belges. Le pilote reçoit l’ordre de joindre Elisabethville, la capitale du Katanga en sécession. Jusqu’à la dernière minute, une autre destination était possible: Bakwanga, au Sud-Kasaï, lui aussi en sécession.

A 10h00, le DC4 part pour Elisabethville. Pendant six heures durant le vol, les trois prisonniers, les yeux bandés et bâillonnés, sont brutalement maltraités. Patrice Lumumba est frappé au ventre avec des bottes, sa barbe est arrachée et il est obligé de la manger, les verres de ses lunettes sont brisés en frappant son visage enflé.

Dans l’après-midi, avant l’atterrissage de l’avion, une réunion est organisée au ministère de l’Intérieur sous la houlette du commissaire belge du Katanga, Frans Verscheure, et du capitaine Julien Gat. Alors que l’avion est en l’air, il est décidé d’emmener les prisonniers dans la villa inoccupée d’un colon belge, Lucien Brouwez, réquisitionné sur place par le commissaire Frans Verscheure.

L’avion annonce son arrivée et atterrit peu avant 17 heures. C’est la surprise. Moïse Tshombe, avait accepté le transfert la veille, sous conditions, mais il ne s’attendait pas une arrivée aussi rapide. Le pouvoir central à Léopoldville le prend de vitesse et le met au pied du mur. Le ministre katangais de l’Intérieur, Godefroid Munongo, est au pied de l’avion, avec une escorte armée d’une centaine d’hommes et un blindé léger. Plusieurs agents belges sont présents. Six soldats de l’ONU assistent aussi.

Après l’atterrissage de l’avion, les prisonniers, plus morts que vifs, sont traînés hors de l’avion, battus à coups de gourdins et jetés dans une jeep comme des sacs. Les six soldats de l’ONU qui sont là, assistent impassibles à cette scène inhumaine. Ils ont des ordres clairs de ne pas intervenir. A 17h20, les trois sont enfermés dans la villa sous la garde de sept policiers katangais et de six fonctionnaires belges. Les Belges ont des ordres clairs de tirer si les forces de l’ONU viennent libérer Patrice Lumumba. S’ils sont en infériorité numérique, ils doivent le tuer sur-le-champ.

A 17h30 des officiels katangais, menés par Moïse Tshombe, arrivent à la villa. Et ils ont commencé à battre les prisonniers. A 18h30 il y a une réunion ministérielle animée par Moïse Tshombe.

Le commissaire Frans Verscheure, le véritable bourreau, annonce aux autres Belges que le gouvernement katangais a condamné les trois à mort. A 20h30, un convoi de six voitures quitte la villa, dont Moïse Ciombe et le sinistre commissaire belge. 21h40. Sous les ordres du capitaine Julien Gat, les trois sont fusillés un à un (le dernier est Patrice Lumumba) et jetés dans la fosse commune.

Le commandant belge de la police au Katanga, Gérard Soete, accompagné d’un ami, se rend sur le lieu d’exécution, déterre les cadavres, les découpe en morceaux à la hache, leur brise le crâne et jette le tout dans de l’acide sulfurique.

En 2008, dans la collection Assassinats politiques, sous la direction de Michel Noll, paraît le film documentaire “Un mort de style colonial (Patrice Lumumba)” réalisé par Thomas Giefer. En ouverture du film, le commissaire belge Gérard Soete, qui était chargé de dissoudre les trois corps dans l’acide sulfurique, montre aux journalistes, après avoir ouvert difficilement le paquet (on lui tend un couteau), une dent de Patrice Lumumba et une balle du crâne de Lumumba.

Trainés, frappés à coups de crosse puis jeté comme des sacs dans une Jeep, les trois prisonniers sont amenés sans ménagements à 17h30 dans une villa réquisitionnée d’un colon Belge, Lucien Brouwez. Ils sont très violemment frappés et battus à plusieurs reprises par des mercenaires et des agents belges, ainsi que par des ministres katangais. A ce moment là, il y a sans doute déjà un consensus sur le projet de tuer Lumumba, reste à décider comment. La procédure est  décidée avant 20heures. Un convoi quitte la villa Brouwez vers 20h30 et part à 50 km de là, avec un peloton de gendarmes katangais, sous les ordres du capitaine belge Gat, officier mercenaire de la sécession, et s’arrête près d’une savane boisée. Le commissaire de police belge Verscheure est lui aussi présent, avec deux autres agents belges au service du Katanga. Les Belges ce soir-là sont des exécutants, et le ministre Munongo dirige toute l’opération. Le président Tshombe et quatre ou cinq ministres katangais assistent aux exécutions.

Les trois prisonniers sont abattus l’un après l’autre, Patrice Lumumba en dernier lieu, avec toute la fureur déchaînée propre aux prédateurs agacés dans la clairière d’une proche forêt. Il est 21h43, comme le révèlera l’agenda du commissaire de police avec l’ajout à côté de l’heure: “L. dood (L. mort)”, en néerlandais. L’arbre auquel il a été adossé est encore marqué aujourd’hui des très nombreux impacts de balles. Ils sont ensuite enterrés sommairement. Les villageois des alentours ont entendu les fusillades. Le lendemain matin, ils découvrent la terre remuée, une main sort du sol; ils préviennent les autorités. Les officiels veulent cacher les assassinats, et veulent éviter un éventuel culte autour des trois cadavres si la vérité était connue. Deux policiers belges sont chargés de la sinistre besogne de faire disparaître les trois cadavres en les découpant et en les détruisant dans de l’acide.

Le 19 janvier 1961, deux jours après son transfert au Katanga, la station de la CIA  à Elisabethville a câblé le siège: «Merci pour Patrice. Si nous avions su qu’il venait, nous aurions cuit un serpent».

Pendant les semaines suivantes, la localisation de Lumumba était une question de confusion et d’incertitude.

Le crime fait, arrive l’idée de cacher sa mort. Face à l’impossibilité de le faire, les responsables de sa mort cherchent à détruire dans le peuple tout espoir de revoir un jour Patrice Lumumba: «Il paraît que c’était impossible [de cacher sa mort]. Il fallait, au contraire que les populations du Katanga, et plus généralement celles du Congo, sachent que l’ex-Premier ministre était mort et enterré, il fallait couper au pied tout espoir de le voir réapparaître un jour, et c’est d’ailleurs pour cela qu’on a fait appel au témoignage d’un médecin belge, à la réputation parfaite», observe Philippe Toussaint dans Pourquoi pas? en février 1961. Puis, les coupables et les autorités Katangaises ont décidé de rejeter la responsabilité de toutes ces atrocités sur les habitants d’un village voisin. Ainsi, le 13 février, les autorités katangaises annoncent que Patrice Lumumba se serait échappé. Trois jours plus tard, ils déclarent qu’il aurait été capturé et tué par des membres d’une tribu congolaise.  Le texte que Munongo lit à la presse se termine ainsi: «Vous nous accuserez de l’avoir assassiné. Je vous réponds: Prouve le!».

Des manifestations de protestation ont été organisées dans le monde entier. Les ambassades belges sont prises d’assaut. Patrice Lumumba est devenu un martyr.

Une enquête des Nations Unies, tout en n’établissant pas les circonstances exactes de la mort de Lumumba, conclu qu’il avait été assassiné par des responsables katangais et des mercenaires belges dans la nuit du 17 janvier, immédiatement après son arrivée à Elisabethville, avec la participation ou l’approbation personnelle de Moïse Tshombe. Commence alors un effort de rejet des responsabilités.

III. Qui ont la main pleine du sang de Patrice Lumumba et pourquoi l’ont-il assassiné?

En 2014, le Département d’État américain a reconnu, dans un document déclassifié de 900 pages, son implication dans le renversement et l’assassinat de l’ancien Premier Ministre Congolais. Ce document d’archives – nommé «Congo 1960-1968» et déclassifié 50 ans après, confirme l’implication de la CIA et des services secrets belges dans l’assassinat de Lumumba et livre des anecdotes. Il y est expliqué que «Dès août 1960, le gouvernement américain a lancé un programme politique secret au Congo qui a duré près de 7 ans, d’abord en vue d’éliminer Lumumba du pouvoir et de le remplacer par un leader pro­occidental plus modéré». Inutile de préciser que ce personnage fut Joseph­ Désiré Mobutu, qui était à l’époque Chef d’état ­major de l’armée congolaise.

Concernant les circonstances de l’assassinat de Lumumba, sujet à de nombreuses divergences chez les historiens, on apprend de ce document qu’un télégramme daté du 8 février 1961 que «Patrice Lumumba, Okito et Maurice Joseph Mpolo furent exécutés peu de temps après leur arrivée à Elisabethville le soir du 17 janvier. Le soldat Jan Katanga a abattu Okito et Mpolo. Un agent belge a exécuté Lumumba avec une rafale de mitraillette fireat 2300Z le 17 janvier. Une oreille a été coupée de la tête de Lumumba et envoyée à Albert Kalonji, président du Sud­Kasaï [une autre région sécessionniste]. Les trois corps ont été enterrés dans une fosse commune». Selon ce document et retraçant la politique des USA au Congo dans les années soixante – «… une oreille a été coupée de la tête de Lumumba».

«Patrice Lumumba a été tué. La tragédie qui s’est déroulée dans la province congolaise du Katanga a frappé le monde avec un flot de fait accompli», a écrit Nikolai Khokhlov, dans son livre sur Patrice Lumumba, publié en 1971. «Les détails sont cauchemardesques: lui, le premier ministre légitimement élu d’une république africaine souveraine, s’est fait arracher des mèches de cheveux, un garde, saisissant Lumumba par la tête, l’a battu contre le flanc d’un camion ; du sang coulait des oreilles et du nez. Enfin, une balle dans la nuque…», poursuivait Nikolai Khokhlov (Patrice Lumumba, 1971). Selon cet auteur, les captifs ont été soumis à des abus sophistiqués, après quoi ils ont été exécutés par des soldats katangais pour Okito et Mpolo et par un belge pour Lumumba. Le captif Lumumba a reçu la visite de Tshombe lui-même et d’hommes politiques belges. Après des insultes et des brimades, Patrice a été abattu et enterré.

Mais, prémonitoire, «Lumumba n’est pas quelqu’un que l’on peut enterrer facilement», avait déjà fait observer Le Figaro le 13 septembre 1960.  Et justement, le lendemain de son assassinat et de son enterrement, son cadavre est déterré, démembré, et dissout dans de l’acide sulfurique, et tout ce qui restait a été brûlé. En fait, après que Lumumba ait été tué et enterré,  un autre Belge, Gérard Soete qui alla rechercher le corps, témoigne, (nous sommes en 1978): «À vingt mètres de la route, sur les lieux de l’exécution, en pleine savane arborisée, la main raide du Prophète (Lumumba) dépasse le sol sablonneux et pointe vers le ciel: une dernière tentative d’accuser, de faire appel à ses troupes destructrices. Ils ne parviennent toujours pas à tuer décemment. Ils ne pensent pas au cadavre qui reste après la destruction de l’être humain». Le Corps de Lumumba est «détruit», dissout jusqu’au dernier morceau.

On sait qu’une dent a été arrachée à un Lumumba vivant ou déjà mort – après la destruction du cadavre, il est probablement resté le seul modèle biologique d’un homme politique. En souvenir, la dent a été prise par l’un des Belges qui a participé au tournage et a aidé à brouiller les pistes. «J’ai découpé et dissous dans l’acide le corps de Lumumba. En pleine nuit africaine, nous avons commencé par nous saouler pour avoir du courage. On a écarté les corps. Le plus dur fut de les découper en morceaux, à la tronçonneuse, avant d’y verser de l’acide. Il n’en restait presque plus rien, seules quelques dents. Et l’odeur! Je me suis lavé trois fois et je me sentais toujours sale comme un barbare», a indiqué le belge Gérard Soete le 15 mai 2002, dans un récit qui fait froid dans le dos.

S’agissant d’un assassinat aux notes de sauvagerie, la CIA a tout fait pour sortir de l’affaire les mains propres. Les documents invoqués par le Church Report suggèrent que l’Agence savait à chaque instant tout ce qui se préparait et tout ce qui arrivait à Patrice Lumumba. N’oublions pas que le directeur de la passation de Lumumba à Tshombe n’était autre que Victor Nendaka, l’homme de Larry Devlin au gouvernement.

Ces câbles expriment trop d’inquiétude pour croire que l’Agence n’avait aucune idée de ce qui arrivait à Patrice Lumumba. Plus que probablement, c’est-à-dire certainement, les gens de la CIA au sein du gouvernement dirigé par Mobutu ont rapporté à la Station chaque pas fait sur la voie de l’assassinat de Patrice Lumumba. Tant que le sale boulot entrepris par d’autres (les Belges) – se poursuivait, à quoi bon la CIA s’en mêlait?! On ne pense tout simplement pas qu’elle aurait pu intervenir pour sauver Patrice Lumumba! L’Amérique a le sang d’un innocent de d’un pays sur le visage: Lumumba et le Congo !

Le rôle des laquais congolais

Ils l’avaient trahi, tous l’avait trahi. Ils avaient collaboré avec le ennemis du Congo. Les uns depuis la Table Ronde de Bruxelles en s’unissant aux ennemis du Congo grand et Uni, trompés et manipulés par les colonisateurs (Moïse Tshombe et al.), les autres par opportunisme pur (Joseph Mobutu et al.), les autres enfin, par lâcheté (Joseph Kasavubu).  En 1992, le plus proche collaborateur de Moïse Tshombe, Godefroid Munongo, a annoncé qu’il raconterait en détail les circonstances de la mort de Patrice Lumumba. En effet, en tant que chef traditionnel important au Katanga, il fut invité à participer à la Conférence nationale souveraine en 1990. Après avoir été attaqué au sujet de la mort de Lumumba, il annonça qu’il ferait des révélations à ce sujet le , à 17H00. À 12H30 le même jour, «il fit une crise cardiaque qui l’emporta».

La cupide et coupable Belgique

En 2002, l’enquête L’assassinant de Lumumba, du sociologue et chercheur belge Ludo De Witte datée de 2001-2002, tient en une double thèse: l’assassinat de Patrice Lumumba a été monté politiquement depuis Bruxelles, et son exécution à Élisabethville, était entièrement contrôlée par les Belges. Selon lui, à Bruxelles, plusieurs acteurs travailleront à l’élaboration d’une stratégie en vue de son élimination. Au premier rang de ces acteurs, il faut bien sûr épingler, explique l’auteur, le gouvernement belge de Gaston Eyskens. Toujours selon Ludo De Witte, l’autre personnage dont l’intervention s’est révélée prépondérante est le jeune roi Baudouin.

Dans le chef du monarque, l‘élimination de Patrice Lumumba répond à un impératif plus important qu’un conflit de personnes, contrairement à la thèse selon laquelle l’allocution de Lumumba le 30 juin 1960 fut la cause de sa chute. Le palais est en effet «au centre d’un réseau économico-financier», qui tisse des liens entre la dynastie et l’élite en Belgique autour de la défense du portefeuille colonial. «Il ne faut pas s’en étonner», écrit De Witte, «car l’histoire de la Belgique, la dynastie, la Société Générale et le Congo sont étroitement imbriqués».

En d’autres termes, le palais, à l’instar d’une partie du monde politique belge, avait un intérêt matériel direct en jeu dans la crise congolaise. Il n’est donc pas surprenant que la préférence du roi soit allée à Moïse Tshombé plutôt qu’à Lumumba, selon De White.  Pour légitimer la sécession katangaise, Baudouin traite en effet la province minière comme n’importe quel État reconnu. Il décerne même à son président, Moïse Tshombé, reçu en audience officielle à Bruxelles, le grand cordon de l’ordre de la couronne. Cette attitude profite évidemment au gouvernement Eyskens qui s’assure, grâce à ce patronage, le soutien de l’opinion publique.

Quant à «l’élimination définitive» de Patrice Lumumba, il ne fait pas de doute, pour Ludo De Witte, qu’elle était cautionnée par le palais, par le Roi des belges. Car, comment comprendre autrement, questionne l’auteur, que comme un geste de gratitude les marques de reconnaissance qui seront accordées par Baudouin aux protagonistes belges de l’affaire?

Ce ne sont ni plus ni moins que les portes de la noblesse qui leur seront ouvertes après l’assassinat de Lumumba! En effet, «Le colonel Paul Perrad, ancien commandant de l’armée secrète, chef d’État-Major de l’armée katangaise et l’un des officiers, qui, le 17 janvier 1961, n’ont pas empêché le meurtre, devient chevalier de l’ordre de l’Étoile africaine. Gaston Eyskens est nommé vicomte, Pierre Wigny est fait baron, Guy Weber devient aide de camp de Léopold III et est toujours, actuellement, secrétaire de la princesse Lilian. Jacques Brassinne, ex-membre du Bureau-conseil au Katanga, est anobli chevalier en 1988»; soit à l’époque où il travaille à une thèse de doctorat qui dédouane la Belgique de toute implication dans l’assassinat de Lumumba.

L’impérialisme américain

Lumumba, communiste?

Aucun épisode ne fournit une illustration plus graphique des fautes et mensonges politiques que l’intrigue sinistre pour tuer Patrice Lumumba. Le sous-secrétaire d’État Douglas avait déclaré que Lumumba servait les objectifs de l’Union soviétique. Allen Dulles, qui était alors directeur de la CIA, soutenu par d’autres hauts fonctionnaires de l’administration Eisenhower, a conclu: «Nous sommes confrontés à une personne qui est un Castro ou pire. Lumumba a été acheté par les communistes». Allen Dulles dit au chef de la station de la CIA au Congo que «l’enlèvement de Lumumba doit être un objectif urgent et primordial … et une haute priorité de notre action secrète».

Mais que c’était hypocrite! Tout cela faisait fi du fait que le premier appel de Lumumba à une aide extérieure pour rétablir l’ordre, alors que son pays embryonnaire se fragmentait autour de lui par la faute des puissances occidentales dont la Belgique, n’était pas à l’Union soviétique, mais aux États-Unis et à l’ONU. Les gouvernements occidentaux, les mêmes auprès de qui il avait recouru en premier (USA) et qui l’avait trahi dès le départ (Belgique), l’ont rapidement faussement stigmatisé.

La vraie raison de l’assassinat : Lumumba ou le Congo qu’on ne veut pas voir émergé

Selon le sous-secrétaire d’État Douglas Dillon, témoignant devant le comité du Sénateur Frank Church, apprend-t-on dans le rapport du Church, c’est à peu près à l’occasion du passage de Patrice Lumumba à Washington le 27 juillet 1960 que l’idée de l’assassiner est apparue. Cette idée a été abordée lors d’une réunion du Pentagone à laquelle Douglas Dillon a assisté, avec des représentants du ministère de la Défense, des chefs d’état-major interarmées et de la CIA. Douglas Dillon témoigne alors, «une question concernant la possibilité d’une tentative d’assassinat contre Lumumba a été brièvement soulevée, ‘pour être’ désactivée par la CIA». Les personnes présentes semblaient réticentes à discuter du sujet – non pas, selon Douglas Dillon, pour une raison morale, mais parce qu’elles considéraient l’idée comme irréalisable ou pensaient que le groupe était “trop grand pour une discussion aussi sensible”. Mais pourquoi Lumumba?

Quelle que soit la raison presentée pour cacher la vérité, le fait est que c’est parce qu’il était non seulement le plus intelligent, mais aussi celui qui incarné le mieux l’unité du Congo et sa volonté de devenir véritablement indépendant. Au cours de sa brève carrière, il s’est opposé à ce qu’il pensait être les nouvelles dominations postcoloniales imposées par des puissances étrangères et une autorité arrogante des Nations Unies, qui, selon ses propres termes, «faisait comme si je n’existais pas». En fait, Lumumba n’était pas communiste. Il n’était qu’un homme naïf, fervent nationaliste, acharné à l’œuvre d’édification d’une Nation indépendante et prospère ; ce qui fit à ce qu’il soit combattu, délaissé, trahi.

En effet, lorsque les atrocités liées à l’exploitation économique brutale dans l’État indépendant du Congo de Léopold II ont fait des millions des morts, les États-Unis se sont joints à d’autres puissances mondiales pour forcer la Belgique à prendre le contrôle du pays en tant que colonie régulière. Et c’est pendant la période coloniale que les États-Unis ont acquis une participation stratégique dans l’énorme richesse naturelle du Congo, suite à l’utilisation de l’uranium des mines congolaises pour fabriquer les premières armes atomiques, les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki. Les indépendances proclamées, les États-Unis et leurs alliés occidentaux n’ont pas voulus laissés aux africains le contrôle effectif sur les matières premières stratégiques. Avec l’avènement du fougueux et charismatique Lumumba au poste de Premier ministre, les craintes au sein du gouvernement belge et des cercles industriels se sont transformées en panique. La contagion s’est immédiatement transférée à Washington.

En sommes, si les deux arguments avancés (son communisme et son discours) ne sont pas vraies ou ne peuvent justifier un tel crime, quelle est donc la raison pour laquelle Lumumba fut assassiné? Ce fut en fait pour ses convictions: il voulait une indépendance économique en plus de celle politique. Tout tourne autour de la volonté des puissances impériales de ne pas céder aux congolais le pouvoir sur la richesse de leur pays, plus particulièrement du Katanga, dont le sous-sol était géré par l’Union minière du Haut-Katanga (UMHK). Inutile de préciser qu’après l’indépendance du Congo, le contrôle de cet eldorado et la sauvegarde des intérêts économiques qu’il représentait seront l’objectif prioritaire de la Belgique, de l’Angleterre, de la France, et … des États-Unis d’Amérique. C’est donc la détermination de Patrice Lumumba à accéder à une véritable indépendance et à maîtriser pleinement les ressources du Congo afin de les utiliser pour améliorer les conditions de vie de son peuple a été perçue comme une menace pour les intérêts occidentaux. Jean-Paul Sartre, dans La pensée politique de Patrice Lumumba (1963) l’a bien résumé: «Le sort du Katanga s’est réglé entre Belges, Anglais, Français, Américains, Rhodésiens, Blancs d’Afrique du Sud. Les combats, les jacqueries, la guerre, les décisions brusques et contradictoires de l’ONU sont les effets et les signes des tractations qui ont lieu entre les trusts, entre les gouvernements. Si tout semble réglé, aujourd’hui, si le Katanga fait retour au Congo, c’est que – contre la Rhodésie et l’Union sud-africaine, contre les visées anglaises et françaises – les États-Unis se sont mis d’accord avec les Belges pour exploiter en commun les richesses congolaises par l’intermédiaire de sociétés mixtes». Et ce, après avoir tué celui qu’ils considéraient comme une ménace à leurs intérêts, après avoir assassiné le Congo dans un parfait ni plausible.

IV. Les conséquences de sa mort

En septembre 1999, le sociologue belge Ludo De Witte publie en flamand le volume De Moord Op Patrice Lumumba (L’Assassinat de Patrice Lumumba). Le 12 janvier 2000, la version française de L’assassinat de Patrice Lumumba paraît aux éditions Karthalo. À partir de documents d’archives, d’enquêtes de terrain et d’entretiens avec les principaux acteurs, De Witte démontre l’implication des Belges et des Américains. La conclusion est fracassante: «L’assassinat de Patrice Lumumba est l’assassinat le plus important du XXe siècle».

L’assassinat a eu lieu à un moment où le pays était tombé sous quatre gouvernements distincts, dans une déstabilisation organisée : le gouvernement central à Kinshasa (alors Léopoldville) ; un gouvernement central rival des partisans de Lumumba à Kisangani (alors Stanleyville) ; et les régimes sécessionnistes dans les provinces riches en minerais du Katanga et du Sud Kasaï. Étant donné que l’élimination physique de Lumumba avait éliminé ce que l’Occident considérait comme la principale menace pour ses intérêts au Congo, des efforts internationaux ont été entrepris pour restaurer l’autorité du régime modéré et pro-occidental de Kinshasa sur l’ensemble du pays. Ils ont abouti à une unité sous tutelle, soit la fin du régime lumumbiste à Kisangani en août 1961, de la sécession du Sud Kasaï en septembre 1962 et de la sécession du Katanga en janvier 1963.

L’importance historique de l’assassinat réside dans une multitude de facteurs, les plus pertinents étant le contexte mondial dans lequel il a eu lieu (Guerre froide), son impact sur la politique congolaise depuis lors, ainsi que l’héritage global de Lumumba en tant que leader nationaliste. En fait, l’assassinat de Lumumba comme personne (intelligence) et comme étendard du Congo comme pays qui se veut une Nation, est un assassinat du Congo comme projet. Venant moins de sept mois après l’indépendance, ce fut une pierre d’achoppement pour les idéaux d’unité nationale, d’indépendance économique et de solidarité panafricaine, idéaux que Lumumba avait défendus, ainsi qu’un coup dur pour les espoirs de millions des Congolais pour la liberté et la prospérité matérielle.

V. Héritage et gloire éternelle

Grand, mince, très intelligent, les yeux pétillants derrière ses lunettes, Patrice Lumumba était un orateur envoûtant qui avait créé un parti nationaliste et l’avait mené à la victoire lors des premières élections congolaises. Il a incarné l’espérance des Congolais et des Africains en des jours heureux, de dignité, de souveraineté et de prospérité. Comme le Christ, Patrice Lumumba est mort trahi par un de ses proches (Mobutu) et supplicié – Nous pensons de même que comme Lui, il est mort comme il devrait, sans sépulcre, sans restes, sans traces, pour vivre éternellement dans l’âme de chaque congolais, de chaque africain, de toute personne éprise de liberté, de justice et de dignité humaine !

Le plus grand héritage que Lumumba a laissé au Congo est l’idéal d’unité nationale. Pour l’Afrique, «Mort, écrivait Jean-Paul Sartre, Lumumba cesse d’être une personne pour devenir l’Afrique entière, avec sa volonté unitaire, ses désordres, sa force et son impuissance». «Patrice Lumumba a glorifié son peuple et l’a amené dans l’arène de l’histoire moderne turbulente», écrivait quant à lui Nikolai Khokhlov (1974). «Le Bruxelles officiel a été troublé par la parole et l’action du premier ministre du Congo souverain, et aux tournants critiques des événements congolais, à la tête desquels Lumumba était, il n’a rien trouvé d’autre que l’intervention armée familière depuis le siècle dernier. La montée du Congo sous Lumumba signifiait, entre autres, la capitulation morale de la Belgique. Comme un chevalier sans peur ni reproche, Patrice est mort dans l’attaque: il est mort vainqueur, ne reculant pas devant l’assaut général des colonialistes brutalisés». C’est ainsi que Patrice Lumumba est devenu un véritable mythe qui a subjugué l’imaginaire d’une génération marquée par les violences (post)coloniales, et continue aujourd’hui de faire rever celle détruite par celles néocoloniales.

Notes

[1] La Division Afrique au sein de la Direction des Plans (la Direction qui s’occupait des opérations clandestines de la CIA) avait vu le jour il y a seulement un an, preuve du désintérêt de l’Agence pour le continent africain. Le chef de la division Afrique, Bronson Tweedy, en savait encore moins sur les réalités congolaises. John Prados, dans Guerres secrètes de la CIA, révèle que l’Agence siégeait catastrophiquement: «La station, qui n’existait pas jusqu’alors, était composée de personnels pris d’un peu partout. En septembre, le chef de poste ne disposait que de trois chargés de dossier (officiers chargés de recruter et d’orienter les agents et collaborateurs, NDLR), tous intérimaires, l’un venant du Moyen-Orient et les deux autres, détachés de la Division des affaires étrangères de l’Est. De même, la Base de l’Agence à Elisabethville (actuellement Lumumbashi), n’avait qu’un seul officier, John Anderton, et un chargé des Communications (…). Anderton n’a été nommé que parce qu’il était disponible et parce qu’il parlait français. Sur place, la Base n’avait ni réseau ni agents». Les observations de John Prados intéressent plus largement la politique américaine que le cas congolais. De nombreuses décisions américaines dans le monde ont été prises sans une connaissance approfondie des réalités locales: (1) focalisée sur l’URSS et le camp communiste, l’Agence avait négligé les autres régions du monde, où bouillonnaient les forces anticolonialistes, (2) la CIA s’était particulièrement focalisée sur les opérations clandestines (coups d’Etat, assassinats), négligeant l’objectif pour lequel elle avait été établie : la collecte d’informations et leur analyse compétente, (3) dans de nombreux endroits (au Proche-Orient, par exemple), la CIA s’est appuyée uniquement sur les informations reçues des Services considérés comme des partenaires. Cependant, l’histoire nous montre que les informations obtenues par nos propres Services ne peuvent être remplacées par celles d’aucun autre service, aussi convivial soit-il. En effet, jusqu’à l’acquisition de l’Indépendance, l’Amérique n’a qu’un seul chargé d’affaires au Congo. Le 5 juillet 1960, arrive l’ambassadeur Clare Timberlake, diplomate depuis 1930. L’ambassade américaine envoie à Washington des rapports négatifs sur Patrice Lumumba. Et dans sur ce fait, John Prados signale le désastre en termes de connaissance des réalités congolaises: «L’ambassade américaine à Léopoldville disposait de la quasi-totalité des informations (90 %, selon certaines estimations) de sources belges, soucieuses de protéger leurs propres intérêts. Les Américains s’appuyaient sur quelques Congolais qui parlaient couramment le français. A l’ambassade, personne ne connaissait le Lingala, la langue tribale de l’armée congolaise».

L’ambassadeur britannique Ian Scott, auteur d’un mémoire, Tumbled House: The Congo at Independence, ne veut rien comprendre non plus. Dans le livre, il rappelle la conclusion condescendante et méprisante tirée après une rencontre avec Patrice Lumumba le lendemain du discours, le 1er juillet 1960, rencontre qui n’a duré que 15 minutes: «C’est un raté».

L’article Recalling Major Lessons of the Church Committee (de publié le 30 juillet 1987 dans le New York Times) est un rappel opportun que les audiences de 1975 menées par le sénateur Frank Church sur les complots de la CIA visant à assassiner des dirigeants étrangers ont produit au moins trois conclusions générales pertinentes: (1) L’intelligence politique est un art imparfait qui peut être basé sur des informations spéculatives, inadéquates ou biaisées. (2) Les fonctionnaires de l’administration isolés et surprotégés – saisis par des préconceptions idéologiques rigides et encouragés par des subordonnés soumis – peuvent se lancer dans des aventures erronées dans leur conception et imprudentes dans la pratique. (3) Des fanatiques incontrôlés et incontrôlables avec un accès libéral aux fonds clandestins se retrouvent empêtrés dans des stratagèmes insensés embarrassants ou préjudiciables à l’intérêt national.

[2] Bien que Fidel Castro soit tombé dans les bras des Soviétiques à la suite de l’agression américaine à son encontre, l’administration Eisenhower était convaincue que tout dirigeant qui assumait les intérêts de son propre pays devait être écarté sous prétexte d’être l’homme des Russes. Pendant cette période, comme le montrent d’autres cas (Guatemala, République dominicaine, Iran, Vietnam), l’Amérique ne voit d’autres gouvernements que ceux fantoches. Sur fond de guerre froide, l’arrogance américaine atteint des sommets insoupçonnés. A Washington, la relation avec un pays du tiers-monde ne peut s’imaginer un instant autrement que de maître à serviteur.

[3] Pour l’étude des opérations de la CIA au Congo, y compris l’opération d’assassinat de Patrice Lumumba, le chercheur d’aujourd’hui dispose, en plus des mémoires de Larry Devlin, d’un document fondamental tel que celui intitulé: Interim Report : Alleged Assassination Plots Involving Foreign Leaders, par le Select Committee to Study Governmental Operations with Respect to Intelligence Activities, créé le 21 janvier 1975, sous la direction du sénateur démocrate Frank Church de l’Idaho. Aussi connu sous le nom de Church Report, du nom utilisé par la presse, le Church Committee, le document est publié le 20 novembre 1975. Il rend compte des tentatives d’assassinat par la CIA de dirigeants étrangers: Patrice Lumumba (Congo), Fidel Castro (Cuba), Rafael Trujillo (République Dominicaine), Ngo Dinh Diem (Vietnam), René Schneider (Chili). Le rapport Church déclassifie les câbles par lesquels le chef de la station de la CIA au Congo veut convaincre le Centre que Patrice Lumumba a fait défection en Union soviétique. L’agence, quant à elle, n’a pas eu besoin de beaucoup d’arguments. Comme ailleurs dans le monde, la CIA avait intérêt à exagérer le danger soviétique. Le pouvoir de l’Agence a été donné par des opérations spéciales: coups d’État, détournements, achat d’hommes politiques et de journalistes, argent sans merci. Plus le danger soviétique sur la planète apparaissait, plus le rôle de la CIA dans la structure du pouvoir américain augmentait incommensurablement. En fait, par des opérations clandestines, l’Agence a été placée en première ligne de la guerre froide.

[4] En août 1960, la CIA a créé le Project Wizard, un programme d’actions secrètes. Ce plan impliquait la pression sur le président et les politiciens, la pénétration de la presse congolaise, l’organisation de manifestations payées par la CIA, la corruption à droite et à gauche, etc.

[5] Selon Larry Devlin, Joseph Mobutu lui aurait fait un discours préalable sur le danger soviétique, un danger qui rôdait au Congo sous Patrice Lumumba. Si tel était le cas (si Mobutu contactait Larry Devlin), alors la stratégie d’invoquer le danger soviétique prouvait une bonne connaissance de la position de la CIA à l’égard de Patrice Lumumba. Une fois le discours d’introduction terminé, Mobutu passe au contenu proprement dit: «Finalement, il a dit: “Voilà la situation: l’armée est prête à renverser Lumumba. Mais seulement à la condition que les États-Unis reconnaissent le gouvernement qui remplacera celui de Lumumba. Le gouvernement que nous mettrons en place sera provisoire et je resterai au pouvoir aussi longtemps qu’il le faudra pour chasser les Soviétiques du Congo et créer un régime démocratique”. “Et qu’arrivera-t-il à Lumumba et Kasavubu?”. “Les deux doivent être neutralisés”, répondit-il sans hésitation. “Nous les remplacerons par des gens instruits, un gouvernement de technocrates, et je resterai à la tête de l’Armée”». En lisant cet échange, on voit clairement que Larry Devlin veut laisser l’impression qu’il s’agissait d’un coup d’État militaire contre lequel la CIA avait quelques réticences, alors qu’en réalité, le coup avait été été monté par la CIA. La raison est que Larry Devlin publie ses Mémoires en 2008 après que l’élimination de Patrice Lumumba soit reconnue par tous comme un crime, et le régime de Mobutu, une catastrophe. Mobutu a lancé un coup d’État militaire à condition que le gouvernement américain le reconnaisse. En fait, ce n’est ni la première ni la dernière fois dans l’histoire contemporaine. Plus tard, à l’été 1963 en effet, le général Tran Van Don demande à Lucien Conein, le chef de la station de la CIA au Sud-Vietnam, si le coup d’État militaire contre le président Ngo Dinh Diem (un homme installé par les Américains, mais qui leur a donné beaucoup de troubles par le régime dictatorial et corrompu) seront approuvés par les États-Unis.

Sources

  1. Kalb, M. G. (1982). The Congo cables : the cold war in Africa – from Eisenhower to Kennedy. Macmillan.
  2. New York Times, THE C.I.A. AND LUMUMBA,  August 2, 1981, Section 6, Page 32.
  3. Delas Daniel, et Pierre Leroux. «Tchicaya U Tam’si», Poésie, vol. 153-154, no. 3-4, 2015, pp. 43-61.
  4. , Recalling Key Lessons Of the Church Committee, New York Times, July 30, 1987.
  5. New York Times, C.I.A. War Against Lumumba Illustrated Errors of Covert Policy, Sept. 2, 1987.
  6. Ludo De Witte, L’assassinant de Lumumba, Editions Karthala, 2000.
  7. US Senate, Reports of Other Select or Special Committees, Interim Report, Alleged Assassination Plots Involving Foreign Leaders, S. Rep. No. 94-465, 1975.
  8. Jacques Marrès & Ivan Vermast, Le Congo assassiné, Max Arnord, Belgique, 1974.
  9. Jean-Paul Sartre, La pensée politique de Patrice Lumumba, Présence africaine, Paris, 1963.
  10. Gordon Corera, The Art of Betrayal: Life and Death in the British Secret Service, Orion, 2011.
  11. Larry Devlin, Chief of Station, Congo: A Memoir of 1960-1967, Public Affairs, 2007.
  12. John Prados, Les guerres secrètes de la CIA. La démocratie clandestine, Toucan, 2008. écrit ceci
  13. Didier Gondola, The History of Congo, Greenwood, 2002.
  14. Ian Scott, Tumbled House: The Congo at Independence, Oxford University Press, 1968.
  15. Richard Helms, A Look Over my Shoulder : A Life in the Central Intelligence Agency, Random House, 2003.
  16. Gerard Bender, James S. Coleman, Richard L. Sklar, African Crisis Areas and U.S. Foreign Policy, University of California Press, 1975.
  17. Stephen R. Weissman, An Extraordinary Rendition, dans Intelligence and National Security, avril 2010.

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