Une «Mission au Katanga» de Conor Cruise O’Brien – Analyse de l’œuvre

Avant de prendre lui-même la parole, l’auteur la donne à deux personnages célèbres: Hamlet et M. Thant. L’un parle d’honnêteté ou d’honneur; l’autre de discrétion. Le secrétaire général, alors intérimaire, avait en effet rappelé à M. O’Brien, dans une lettre reproduite en tête de l’ouvrage, que sur l’East River le silence du trappeur est une règle imposée aux fonctionnaires, même quand ils ont quitté le service. A tort ou à raison, M. O’Brien ne s’est pas jugé lié par ce dernier impératif: s’il avait repris sa liberté, ce n’était évidemment pas pour lui imposer un bâillon de modèle réglementaire — à elle et à ce qu’il tient pour la vérité.

On lui a remontré, suggéré ou fait sentir que la vérité n’était pas bonne — qu’il convenait donc de voiler sa nudité et, au besoin, de la rejeter dans son puits avec une pierre dessus — si son exposition publique pouvait porter atteinte à un bien supérieur. C’est un argument qui a cours dans toutes les communautés, même spirituelles. Il se heurte parfois à cette croyance — qui, pour être têtue et quelque peu primitive, n’est pas exclusivement irlandaise — que si le «bien supérieur» et la communauté elle-même tirent un profit immédiat du mensonge pieux, seule la vérité, en fin de compte, leur est salutaire. M. O’Brien a eu conscience que les détracteurs des Nations unies se réjouiraient de ses révélations et pourraient les exploiter, mais il a passé outre, en raison même de sa foi aux Nations unies, «l’institution politique la plus chargée de promesses que des hommes aient créée ».

Cette profession de foi est indispensable pour éclairer l’homme, son action et son livre (1). Sur le premier point, l’éclairage est donné aussitôt dans un chapitre dont l’objet est de répondre à une question posée par M. Macmillan lors d’événements choquants : «Qui est Conor O’Brien  Par-dessus toutes les nuances individuelles, la réponse pourrait être : «Un Irlandais. Un Irlandais ne peut «s’empêcher de se souvenir qu’il n’y eut probablement jamais de plus grand ’’bastion de la liberté’’ que la Grande-Bretagne (…) et que ses aïeux étaient prisonniers de ce bastion». Son attitude, en général, et à l’égard des « bastions de la liberté » en particulier, sera toujours affectée par cette fâcheuse mémoire ancestrale. Néanmoins, son sens du relativisme de l’histoire et de la relativité des situations lui rend parfaitement compréhensible l’attitude opposée.

Toutefois, de la compréhension à la connivence, il y a un glissement contre lequel M. O’Brien n’a jamais eu besoin de se raidir. Un choc, pourtant, me paraît avoir cristallisé durement en lui la conscience, ferme mais un peu abstraite, des réalités, et de cette connivence en particulier. Son avion vint à survoler par hasard des villages balubas en flammes ; puis, un peu plus loin, les jeeps de la gendarmerie katangaise roulant vers d’autres villages encore intacts. L’officier blanc qui commandait cette opération de pacification salua largement, de son chapeau de brousse, l’avion des Nations unies. Ce coup de chapeau, on ne peut dire qu’il soit resté sur le cœur du passager ; il l’a violemment vomi. Cette anecdote anticipée n’est pas hors de question ni même liée à la seule question O’Brien : elle est au cœur du problème et du drame.

En tout cas, c’est en pleine connaissance de cause que M. Hammarskjâld désigna le diplomate irlandais comme représentant des Nations unies pour la «province du Katanga». «S’il avait fait un autre choix, ne serait-il pas encore en vie  Question incidente ; mais dans la bouche de M. O’Brien (qui devait prendre lui-même l’avion fatal), lourde de sens : politique et tragique. Sa mission consistait à veiller à l’exécution des résolutions votées par le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale; ces décisions visaient clairement à mettre fin à la sécession katangaise, notamment par le retrait des militaires, mercenaires et «conseillers étrangers»  elles prévoyaient expressément le recours à la force dans certaines éventualités. Le malentendu, ou plutôt l’équivoque fondée sur la «discrétion», selon M. O’Brien, résidait en ceci que le secrétaire général envisageait sérieusement et pleinement les conséquences des résolutions, alors que, pour nombre de ceux qui les avaient votées, au premier rang desquels le gouvernement britannique, il allait de soi qu’on ne saurait aller jusqu’où on disait qu’on irait.

M. O’Brien a eu l’indiscrétion d’y aller pourtant. Non pas de son propre chef, il va sans dire: en vertu d’une mission et d’instructions avec lesquelles, par malheur, sa conscience s’accordait trop bien. C’est l’histoire de ce malheur et de cet accord — non dénué de dilemmes et de tourments — qu’il raconte. Il le fait en témoin et en acteur, mais qui se trouve être aussi spécialiste de la méthode historique ; et avec un humour, incisif ou vengeur, qui n’est pas la moindre inconvenance. Jamais un diplomate d’une autre nation, surtout un Français léger, ne se permettrait de traiter avec une si constante ironie des sujets aussi graves et des événements aussi dramatiques. Mais le compatriote de Synge, qui est aussi celui de Shaw, ne s’est pas placé pour rien sous l’invocation de Shakespeare, et il nous avertit tout de suite qu’il n’a nullement cherché à éliminer tout le bouffon de cette tragédie.

Le livre est animé par une conviction si profonde, il expose les faits avec si peu de «discrétion», qu’à résumer ses thèses on risque de paraître les prendre à son compte. Dans la mesure où un bref article le permet, je continuerai d’avoir recours à la citation. Voici d’abord la définition de l’indépendance du Katanga : «Annexion pure et simple, au bénéfice d’intérêts étrangers, de la plupart des ressources et d’une partie considérable du territoire de la nouvelle République du Congo.» A l’époque où il débarque, le représentant des Nations unies trouve au Congo une grande confusion où il met pour nous — intellectuellement, s’entend — tout l’ordre possible. De chapitre en chapitre, une analyse rigoureuse ne cesse d’éclairer le développement d’événements embrouillés et surprenants. Au débarqué, il est amené à constater que les mêmes textes, efficaces pour protéger M. Tschombé et son régime, ne l’avaient pas été pour protéger le gouvernement et la personne de M. Lumumba. (Les Nations unies ne parviendront pas non plus à protéger leur propre secrétaire général: l’indiscrétion, ici, devient assez terrible, qui dénonce l’éminent meurtrier — unique — des deux hommes.

D’autres accusations «publiques et fondées», pour être moins sanglantes, sont telles qu’il serait délicat de les rapporter dans un contexte diplomatique. M. O’Brien estimait regrettable ce résultat, puisque les textes en question visaient précisément le retour du Katanga au sein de la République congolaise, objectif qu’il était résolu, pour sa part, à poursuivre. Deux cents pages, qui se lisent d’une haleine, décrivent ces efforts, déployés dans des circonstances dramatiques ou pittoresques, contre l’opposition des diverses «sphères influentes». Cette action tenace pour exécuter, dans un climat étrange, les décisions des Nations unies, parfois contre ceux-là mêmes qui les avaient votées, aboutit à une opération hardiment conduite qui valut à son principal exécutant des rancunes définitives et, du secrétariat général, un télégramme de «félicitations unanimes et de sincère respect pour l’opération très délicate menée à bien avec habileté et courage».

L’évolution de la situation allait exiger, de la part des Nations unies, une seconde action, encore plus énergique, qui, elle, fit long feu. «Pour Hammarskjold, il n’y avait, me semble-t-il, que deux attitudes possibles. Ou bien il n’approuvait pas qu’on fît usage de la force pour mettre fin à la sécession (…) Ou bien il approuvait notre action et était disposé à la couvrir. Il pouvait alors justifier son attitude de la seule manière possible: à savoir que l’action des Nations unies avait été entreprise en vertu du paragraphe A-1 de la résolution de février autorisant l’emploi de la force en cas de guerre civile (…) Chacune de ces deux positions aurait été défendable. Le malheur voulut qu’il se décidât pour une troisième qui, elle, ne l’était pas. Il laissa présenter au monde une version officielle travestissant en une action défensive ce qui avait été une intervention active de l’O.N.U. Ces lignes blesseront les admirateurs de M. Hammarskjold; je le sais, parce qu’il m’est pénible de les écrire. Mais on ne peut se dérober à la vérité. »

«La vérité»: nous sommes ici au nœud du débat. Tout lecteur de bonne foi ne peut douter que ce qui anime l’auteur, ce n’est pas une affaire personnelle ni l’amertume d’une disgrâce (qu’il dépendait de lui d’éviter), ni même le seul souci de la vérité historique en une circonstance limitée, mais un sens très exigeant de l’honneur des Nations unies et de leur mission chargée d’espoirs. Quant à la valeur de son témoignage, la conscience qu’il en a est empreinte de cette même conviction, légèrement saupoudrée d’humour, qui circule à travers tout le livre: « Ces Mémoires seront une des sources et, pour une phase cruciale, la source probablement la plus importante, auxquelles l’historien de l’avenir devra faire appel.»

Yves Florenne, Le Monde diplomatique,  «Mission au Katanga» de Conor Cruise O’Brien, Les livres du mois, Septembre 1964, page 4, par Yves Florenne.

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