Bensaïd Georges. Luis Lopez Alvarez, Lumumba ou l’Afrique frustrée. In : Tiers-Monde, Tome 6, n°23, 1965. Intégration latino-américaine. pp. 812-813
« La dernière fois que je vis Patrice Lumumba fut une journée de novembre 1960 (…) Je me souviens que, ce jour, nous avions beaucoup discuté, comme nous l’avions fait deux ans auparavant, lors de la première visite qu’il me rendit chez moi, à Brazzaville (…) Entre ces deux discussions il n’y eut qu’une différence : c’est que la seconde fut bien plus libre, car à Brazzaville, deux ans auparavant, nous nous vouvoyions encore alors qu’à Léopoldville, ce jour de novembre 1960, je me suis surpris en train de dire au premier ministre du Congo : «Ne dis pas de bêtises» » (p. 24-25). On ne sait s’il faut attacher dans ce livre plus d’importance à la biographie d’un homme illustre, avec les aspects multiples et précis de la vie politique nationale, africaine, et internationale qui sont rapportés, documents à l’appui, ou au développement d’une amitié profonde entre un jeune progressiste espagnol diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et un autodidacte congolais dont les événements ont fait un des plus hauts symboles de la libération de l’Afrique.
Ne demandons pas à l’amitié d’être impartiale mais de porter témoignage : «Patrice Lumumba fut dynamique et sentimental, avec des périodes d’exaltation suivies de phases d’abattement, espiègle et plein de bonté, méditatif et impulsif à la fois, énergique, rude même, et pourtant plein de délicatesse» (p. 26). Car cette amitié entraîna des conséquences pour l’auteur : «Je regrette surtout mes propres erreurs de jugement, mes propres faiblesses, mes propres abandons» (p. 137). «N’avais-je pas encore passé une partie de ma dernière rencontre avec Patrice à le mettre en garde contre l’exploitation que les communistes pourraient faire des événements ? Je m’obstinais à lui parler du danger communiste alors que poussaient déjà en lui les cheveux avec lesquels allaient l’enterrer une poignée de fascistes au service du grand capital…» (p. 134).
Avec une sensibilité à vif l’auteur fait le récit des deux années tragiques qui ont précédé l’assassinat de Lumumba. Le Ier novembre 1959 Lumumba était jeté en prison : «Patrice était devenu à leurs yeux la bête à abattre, le chien à tenir à l’écart» (p. 5 1). Le 25 janvier 1960 il participait à la Table ronde belgo- congolaise sur l’indépendance. Pourtant « cette indépendance précipitée renfermait un piège. Seul Patrice en eut bientôt le soupçon, bien avant l’échéance » (p. 62). Le pressentiment fut vite confirmé : «Cinq jours à peine s’étaient écoulés après la proclamation de l’indépendance qu’éclata la mutinerie de la force publique à Thysville et Léopoldville» (p. 85).
Plus tard vinrent les tentatives de sécession katangaise, dont les conséquences n’ont pas cessé de marquer le Congo : «On peut difficilement parler de la sécession katangaise sans faire le tour des intérêts financiers qui furent son origine. Au sommet de ces intérêts — authentique survivance au milieu du XXe siècle des pouvoirs et privilèges des compagnies à charte — se trouvait l’Union minière du Haut Katanga» (p. 94). Et l’auteur précise : «Bien avant l’indépendance on parlait déjà de sécession à Elisabethville. Il y eut même deux tentatives au moins de sécession avant le 30 juin » (p. 97). «Le 12 août intervient un fait décisif : M. Hammarskjoëld se rend à Elisabethville contre la volonté du gouvernement central et il rencontre M. Tschombé. Le communiqué final publié après l’entretien équivaut à une reconnaissance de facto du gouvernement de Tschombé comme autorité souveraine du Katanga. Comment M. «H» en arriva-t-il là ? Il avait envoyé en éclaireur son adjoint, M. Ralph Bunche, et ce fut sur la foi de ses rapports que M. «H» allait surseoir à l’entrée des Casques bleus au Katanga, cédant au bluff des menaces de Tschombé et de Munongo» (p. 100).
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Luis Lopez Alvarez tente de cerner la pensée de son héros, qui, de son propre aveu, n’avait pas eu le temps de forger une doctrine. L’auteur analyse «le Congo de Lumumba», «l’Afrique de Lumumba». Mais la situation qui a suivi la mort de Lumumba le laisse désabusé : «Entre-temps, l’Afrique divisée, affaiblie, reste livrée aux influences étrangères. Il est à craindre qu’elle ne soit condamnée à être pour longtemps par rapport à l’Europe ce que l’Amérique latine est par rapport aux États-Unis : un prolongement, une extrémité, une chasse gardée» (p. 187). Et il conclut par une phrase que certains interpréteront comme un cri d’alarme et d’autres comme un cri d’espoir : «Que le monde nouveau naisse dans le sang ou dans le dialogue, l’humanité s’achemine désormais vers une ère nouvelle, l’ère de Lumumba».