En RDC, le bilan est lourd : plus de 6 millions de morts, près de 4 millions de déplacés, des camps de réfugiés saturés et des centaines de milliers de personnes appauvries. Les populations ne meurent pas seulement sous le coup de mortiers. Elles meurent majoritairement de maladies, et de famine. Les armes de guerre sont le viol et la destruction du tissu social. Pour l’exploitation du coltan, on épuise les populations locales, on les appauvrit, on les viole, on les incite à partir. On détruit les infrastructures sanitaires et la moindre pathologie devient mortelle. Médecin et ancien président de MSF, Jean-Hervé Bradol est intervenu à Kigali en 1994. Il a publié l’ouvrage Génocide et crimes de masse aux éditions du CNRS. Notre rédaction reprend ici un entretien avec lui paru dans l’Humanité.
Le contenu du rapport «Mapping» est-il conforme à l’expérience de Médecins sans frontières en République démocratique du Congo?
Jean-Hervé Bradol – La crédibilité de ce rapport vient de la qualité des gens qui ont travaillé sur sa rédaction. Globalement oui, ce qu’ils rapportent reflète notre expérience, notamment ce qui s’est passé au moment de la fermeture des camps de réfugiés rwandais en RDC par une offensive des rebelles congolais de l’époque, encadrés par l’Armée patriotique rwandaise (APR) de Paul Kagame. Nous avons suivi l’exode de ces réfugiés qui ont pour certains d’entre eux marché jusqu’au Congo-Brazzaville, soit 2 000 km, l’équivalent de la distance Paris-Varsovie. Cette marche a été émaillée de massacres, et cela nous a posé un problème car les équipes et véhicules (MSF ou Croix-Rouge) qui suivaient les réfugiés étaient repérés par l’armée rwandaise. Laquelle envoyait des tueurs pour liquider les réfugiés.
Comment qualifiez-vous les exactions commises en RDC?
Jean-Hervé Bradol – On parle de crimes de masse, à très grande échelle, mais nous laissons les autres qualifications aux juristes. Il faut savoir que le mot « génocide » a trois registres d’emploi. La définition juridique est très large, et de nombreuses persécutions peuvent être qualifiées de génocide. Ensuite, vous avez le registre historique du terme, qui est là beaucoup plus restreint, avec celui commis contre les Héréros et les Namas en Namibie au tout début du XXe siècle, les Arméniens en 1915, les juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale et les Tutsis en 1994 au Rwanda. Après, vous avez l’emploi politique du mot génocide. Actuellement, près d’une trentaine de groupes à travers le monde s’en disent victimes pour faire avancer leur combat politique.
La fermeture des camps de réfugiés en RDC était à l’époque justifiée par la présence de génocidaires hutus. À quoi ont assisté vos équipes?
Jean-Hervé Bradol – Nous avons constaté la présence de ces génocidaires dès la constitution de ces camps, qu’ils contrôlaient largement. La section française de MSF les a d’ailleurs quittés dès le mois de décembre 1994 à cause de cela. L’armée rwandaise et les troupes de Laurent-Désiré Kabila ne se sont pas contentées d’attaquer des forces génocidaires en exil, mais s’en sont prises à l’ensemble de la population des camps, lesquels abritaient essentiellement des femmes, des enfants, des vieillards. Démographiquement, ils représentaient à peu près 75 % de la population. Et ils ont été massacrés sans le moindre discernement. Nos équipes ont assisté à la réquisition de matériel qui appartenait à MSF pour remplir des fosses communes.
Ces actes ont-ils été exécutés par des soldats agissant sans ordre de leur hiérarchie?
Jean-Hervé Bradol – Non. Les soldats de l’APR sont très disciplinés et très commandés, et tout acte de désobéissance peut se payer très cher. Il s’agissait d’ordres appliqués de manière méthodique et en aucun cas des dérapages isolés.
Quels autres groupes armés ont commis des crimes de masse en RDC?
Jean-Hervé Bradol – Les premiers que nous avons dénoncés étaient les restes de l’ancien régime rwandais dont des miliciens et militaires qui avaient directement participé au génocide des Tutsis. Il y a aussi des milices locales dites « Maï-Maï », mais aussi les armées ougandaise et burundaise. Dans certains cas, l’armée congolaise a également commis des massacres directement ou par l’intermédiaire de groupes.
Comment expliquer l’indifférence de la communauté internationale face à l’ampleur de ces tueries?
Jean-Hervé Bradol – La « communauté internationale » n’existe pas vraiment. Ce sont plutôt les États qui avaient des intérêts dans cette région, qu’il s’agisse de puissances locales, régionales ou internationales et ne souhaitaient pas la création d’un mécanisme judiciaire. Il y a eu une enquête, un rapport, mais pas de tribunal. Les Européens ont laissé faire, et les États-Unis ont parfois activement couvert ces crimes. L’ambassadeur américain à Kigali au moment de l’attaque des camps de réfugiés déclarait publiquement que les réfugiés n’existaient pas, qu’ils étaient tous rentrés au Rwanda. D’une certaine manière, Washington s’occupait alors de la communication des massacreurs.