L’image d’une Afrique à la dérive sur tous les plans : économique, social, culturel, intellectuel, nous a empêché de voir qu’elle a produit une représentation du monde cohérente et généreuse et, que cette représentation contient la solution à la plupart des problèmes que vivent les Africains aujourd’hui. L’idée afro- égyptienne de la Mâat se présente comme «le» repère normatif de notre temps. L’originalité de cette recherche dans la perspective du civisme substantiel, réside dans le fait que la Maât peut nécessairement affermir et donner un sens précis à l’idée de justice et, participer d’une nouvelle organisation sociale, à partir de ce qui fut la loi d’airain de la Vallée du Nil. De surcroit, elle est susceptible de lever l’impasse idéologique et axiologique qui s’est abattu sur le monde depuis le triopmphe sans partage du capitalisme libéral. Le regain d’intérêt pour ce principe fédérateur, qui est en effet son enjeu politique, c’est de pouvoir encadrer les inégalités structurelles et sociales et, faire des civilités, le pas premier vers une société harmonieuse. Cela suppose un certain sens des autres, un certain sens de l’ordre public, un certain sens «des communs». On peut donc encore tirer un certain bénéfice de la Maât égyptienne.
Source : American Journal of Humanities and Social Sciences Research, Volume-5, Issue-12, pp-50-57, 2021.
On note qu’il existe un besoin avéré de civisme substantiel en dépit de la dynamique mondialiste. Cela suppose qu’il est possible de parler des atermoiements de la référence morale et affective du civisme au regard de la puissance corrosive de l’individualisme contemporain. Mais dans ce contexte, on observe une tendance au recours à un fond civilisationnel vif. Cela est perceptible en Chine Xi Jinping, la Russie de Vladimir Poutine, la Turquie d’Atatürk, le Brésil de Bolsonaro ou les États-Unis de Donald Trump, chacun pense qu’on peut trouver dans son histoire un ciment du civisme.
Pareillement, on peut s’inspirer de l’idée afro-égyptienne de la Maât dans la perspective du civisme substantiel. Maât est, soulignons-le, dans la mythologie égyptienne, la déesse de l’harmonie cosmique, de la rectitude (ou conduite morale), de l’ordre et de l’équilibre du monde. Elle personnifie l’ensemble de ces concepts, et à ce titre, elle est la régulatrice de tous les mouvements. A la fois «Équilibre cosmique et justice sociale»,1 elle est dotée d’un triple rattachement : naturel, culturel et eschatologique. Cette justice n’est pas une norme qu’on reçoit d’en haut, d’un être transcendant, c’est une norme qui est inscrite dans la nature. Cet ordre est naturel ; lorsque les personnes en font un ordre social en le naturalisant, ils l’absolutisent et l’historicisent. Quand on l’historicise, cela suppose un commencement et une fin, or ce qui est naturel est absolu, définitif, stable, sinon éternel. Cela suppose qu’il faut poser la thèse de la Maât contre le développement du relativisme normatif dans le monde occidental dans ses déclinaisons culturalistes, déconstructiviste et postmoderniste. Par ailleurs, on parle du civisme substantiel pour désigner l’attachement infra- et trans-juridique de cette forme de civisme de portée minimaliste et restrictivement légale, qui caractérise un ensemble d’injonctions induit par le droit à la citoyenneté et par la symbolique des signifiants patriotiques.
On peut alors se poser la question suivante : Quel bénéfice peut-on tirer aujourd’hui d’une telle approche de la norme dans la perspective du civisme substantiel? Le but du présent travail n’est pas de revenir sur cette question déjà tranchée de l’origine et/ou de l’identité des Égyptiens anciens, notamment grâce à l’apport décisif des travaux de Cheikh Anta Diop et, plus proche de nous, de Yoporeka Somet. Nous privilégierons une approche en termes de perspectives.
1. Esquisse d’une analyse conceptuelle
Entrevoir la Maât dans la perspective du civisme substantiel suppose un travail préalable orienté autour du déblayage conceptuel de ces deux notions centrales dans notre étude.
1.1 La Maât
Maât, philosophie de l’Egypte pharaonique, a façonnée le discours sur l’origine et la nature des «étans».2 Elle a produit une conception mobilisatrice de la justice et un solide principe d’organisation du monde. Mais qu’entendre réellement par Maât? Son aspect le plus accessible, de loin le plus connu, est son image, son symbole : celle d’une déesse, représentée comme «une gracieuse jeune femme à l’abondante chevelure retenue par un bandeau frontal dans lequel est fichée une plume d’autruche».3 Maât est fille Rê (Roi). Cette dernière préside à l’ordre social consubstantiellement tributaire de l’ordonnancement du cosmos. Elle inspire de par sa présence et se pose comme garantie à la fois de l’équilibre cosmique, résultant d’une concomitance patente du bon fonctionnement de l’univers céleste et de l’harmonie sociale. Cette divinité féminine incarne l’ordre juste du monde, source de «justice universelle» que le Roi doit garantir à son peuple. Mais Maât est aussi et surtout un principe et un concept abstrait.
Comme «le» principe d’ordre et de vie,4 elle est à l’origine de l’ordonnancement du cosmos. C’est le principe unifiant de la société égyptienne antique. Elle est un ensemble de «42 lois de l’ordre»,5 de l’équilibre de la justice :
- Je n’ai pas commis l’iniquité.
- Je n’ai pas brigandé.
- Je n’ai pas été cupide.
- Je n’ai pas dérobé.
- Je n’ai tué personne.
- Je n’ai pas diminué le boisseau.
- Je n’ai pas commis de forfaiture.
- Je n’ai pas volé les biens d’un dieu.
- Je n’ai pas dit de mensonges.
- Je n’ai pas dérobé de nourriture.
- Je n’ai pas été de mauvaise humeur.
- Je n’ai rien transgressé.
- Je n’ai pas tué d’animal sacré.
- Je n’ai pas fait d’accaparement de grains.
- Je n’ai pas volé de rations de pain.
- Je n’ai pas espionné.
- Je n’ai pas été bavard.
- Je ne me suis disputé que pour mes propres affaires.
- Je n’ai pas eu commerce avec une femme mariée.
- Je n’ai pas forniqué.
- Je n’ai pas inspiré de crainte.
- Je n’ai rien transgressé.
- Je ne me suis pas emporté en paroles.
- Je n’ai pas été sourd aux paroles de vérité.
- Je n’ai pas été insolent.
- Je n’ai pas cligné de l’oeil.
- Je n’ai pas été dépravé, ni pédéraste.
- Je n’ai pas été faux.
- Je n’ai pas insulté.
- Je n’ai pas été brutal.
- Je n’ai pas été étourdi.
- Je n’ai pas transgressé ma condition et me suis élevé contre Dieu.
- Je n’ai pas haussé la voix en parlant.
- Je n’ai pas fait de mal.
- Je n’ai pas insulté le roi.
- Je ne suis pas allé sur l’eau (de quelqu’un).
- Je n’ai pas été bruyant.
- Je n’ai pas blasphémé Dieu.
- Je ne me suis pas donné de l’importance.
- Je n’ai d’exception en ma faveur.
- Je n’ai été riche que de mes biens.
- Je n’ai pas calomnié Dieu dans ma ville».6
Maât est à la fois une déesse et un principe, c’est-à-dire une force ; c’est à la force de vie qu’il faut l’identifier, force de vie qui ne peut s’épanouir que dans un monde qu’il soit céleste ou terrestre, guidé par l’ordre que seule une organisation puissante comme la monarchie pharaonique peut faire advenir, conserver et développer, mais dans un souci permanent de la mesure. Maât est un principe qui se situe très au-dessus des autres principes. Elle est le principe d’ordre et de vie qui conditionne la stabilité du monde. Elle est la vie, d’ailleurs lorsqu’elle est représentée sous la forme d’une figure féminine, elle tient souvent dans la main un baton qui en est le symbole. La vie ne peut toutefois se perpétuer que grâce à des principes d’ordre que seul un pouvoir politique fort peut mettre en œuvre et maintenir : le pharaon est investi de cette charge écrasante. De fait, si le roi faillit à ce devoir essentiel, le désordre s’installe et la vie «quitte» le monde.
Cela suppose que la Maât est une véritable philosophie du «vivre ensemble» non pas «compact», mais résultant à la fois d’une justice universelle inspirant le politico-religieux et d’une justice particulière, régissant les rapports socio-juridiques et économiques (qui a totalement imprégné les structures et le fonctionnement de l’État pharaonique et jusqu’aux règles gouvernant la société tout entière). Elle n’est donc pas qu’un ensemble de règles écrites sur un bout de papier, elle invite à un vécu. Se tourner vers la Maât suppose un besoin de transformation de l’intérieur. Cela suppose que personne en dehors du sujet ne peut faire ce travail/re-travail en dehors du sujet lui-même. Ce cheminement induit le sujet à prendre conscience qu’il est la clé au changement de la société de par sa responsabilité et son engagement à s’améliorer au jour le jour, en changeant les choses qu’il faut changer en soi ; en donnant le meilleur de soi à la société à laquelle il appartient. Car la Mâat est harmonie avec soi, avec les autres et avec le monde. En tant que principe juridique, c’est Maât qui joue ce rôle de référence immémoriale et intangible de la légalité du pouvoir. Il s’agit, mutatis mutandis, d’une «méta-norme». De cette façon, la légitimité du pouvoir est assurée sur un véritable fondement légal-rationnel.7
Comme concept abstrait, les traductions abondent : «vérite », «justice», «équité», «droit», «harmonie», «ordre», etc. Ces traductions dans notre langage moderne essentiellement descriptif sont fondées sur une pensée catégoriale qui ne correspond pas au schéma de la civilisation égyptienne. Anna Mancini met en garde contre les dangers «de projeter dans ce monde qui nous est tellement étranger, nos idées modernes, notre raisonnement logique et notre mentalité».8 Toute traduction apparaît donc impossible, et serait réductrice. Maât est un concept abstrait, difficile à saisir par défaut de référence au réel tangible.
La Maât doit également être appréhendée comme une «norme». On parle de norme indissociablement naturelle, culturelle et eschatologique, avec l’hypothèse que ce triple ancrage confère à la «Norme» une triple autorité : l’autorité de la nature et l’autorité de l’institution, et celle du divin. Maât est ce qui fait le lien entre ce que nous considérons comme la cosmologie, la sociologie et l’eschatologie égyptienne. Autrement dit, «Maât fait tenir ensemble la conception égyptienne de l’univers de la vie en société et de la vie dans l’au-delà».9
1.2 Le civisme substantiel
La notion de civisme recouvre l’idée majeure d’une adhésion convictionnelle. Du point de vue philosophico-politique, il importe de rappeler que le civisme interpelle à la responsabilité citoyenne au sein de l’État. Nous appréhendons celui-ci comme une communauté soumise à une même autorité politique, et qui se distingue des communautés familiales où prévalent le lien de sang, les liens ethniques, les liens culturels et les liens idéologiques. Le civisme est pour ainsi dire, ce chainon qui rattache l’individu à l’État. On peut l’entendre, autrement, comme attachement éthique du citoyen à l’État. Ce qui revient à faire de la citoyenneté un référentiel fondamental de la politique, un déterminant de la coexistence (comme de la gouvernance), une pré-condition de l’exaltation de la société civile, ainsi que des communautés supra-étatiques qui menacent sa cohésion (ONG, religions universalistes, etc.), et qui menacent la survie-même de l’État. On parle du civisme substantiel pour désigner ce qui constitue l’essentiel ou mieux la substance dans les conditions d’attachement du citoyen à l’Etat. On peut retrouver les bases du civisme substantiel dans la conception de la citoyenneté selon le schéma participatif d’Aristote,10 selon le schéma totalitaire de Hegel,11 selon la notion machiavélienne de «raison d’Etat»,12 selon la notion bodinienne «d’ordre juridique»,13 selon la conception spinozienne du «corps politique».14
Par le syntagme «civisme substantiel», il faut entendre la reconnaissance symbolique, affectuelle et rationnelle de la nation comme une «même» maison, une même «famille» à l’image du «corps politique» spinozien. Nous voulons précisément déployer le civisme substantiel sur deux aspects : idéologique et pratique. Nous partons du postulat suivant : aucune société ne peut subsister sans un minimum d’homogénéité. Ce postulat suppose «adhésion et union implicite ou explicite de ses membres» (Merle ; 1958 : 782) à un minimum de valeurs communes. Cependant, plus profondément que le détournement des biens publics ou la haute trahison, le plus grand ennemi de l’État, c’est sans doute l’indifférence de ses citoyens à son égard. L’indifférence se présente comme le plus grand défi au plan civique. Cette indifférence est la conséquence de ce que les symboles nationaux sont surplombés par l’attachement juridique à l’État (Bodin). Tout se passe alors comme si le citoyen n’a véritablement aucun lien affectuel et profond avec sa nation, non seulement selon la conception des romantiques allemands, mais aussi dans la perspective d’Ernest Renan.
2. La dimension politiste de l’idéal holiste de la Maât
Bien loin d’être aussi mystérieuses et contradictoires, les idées égyptiennes sur l’origine de l’univers, l’ordre social et la vie dans l’au-delà forment un ensemble cohérent qui tient debout ensemble, en un «système» du monde. Ce système est, comme le monde qu’il organise, authentique et est investi d’un sens politique qu’il est nécessaire de faire ressortir.
2.1 Maât finalité et source du pouvoir royal
Le monde étant à chaque instant menacé par les forces négatives, la société égyptienne dépend pour sa cohésion et sa relation harmonieuse avec l’univers, d’un ordre social structuré et fort. Si l’homme est incapable de vivre sans l’État, le faisait constater Aristote, la raison en est qu’il dépend d’une institution supérieure, qui réalise et garantit la Maât».15 L’État lutte en permanence contre l’entropie inhérente à tout organisme et à tout système. On verra comment Pharaon, qui est «the basis and upholder of Maat»,16 maintient l’équilibre naturel du monde par l’exercice d’un pouvoir structuré et des pratiques magiques. On montrera in fine que Maât est la clef d’un mythe fondateur sur lequel reposent l’État et la société dans son ensemble, et qu’elle constitue à ce titre le principe constitutionnel d’un ordre social et théologique qui, pour être de source «chtonienne»,17 présente néanmoins des caractéristiques plus complexes. Par sa valeur symbolique, la notion de Maât déborde de la sphère chtonienne pour générer un mode d’organisation sociale inconnu de ce type de société. La raison d’être de l’État pharaonique et ses relations avec la Maât peuvent se résumer de façon simple : «L’État est là pour que la Maât soit réalisée ; la Maât doit être réalisée pour que le monde soit habitable».18
Pharaon, en exerçant ses prérogatives au nom et pour le compte des dieux, est donc l’élément indispensable d’un cycle d’entretien des forces naturelles. Il est «l’institutionnalisation et l’incarnation de la Maât»,19 «the living instrument through which the eternal practical goodness and beauty of Maât were realized in the world and in human and political affairs».20 Il agit pour le compte des dieux en maintenant l’ordre social sur terre, participant ainsi à l’équilibre du cosmos. Le roi est directement associé à un principe divin : il est l’Horus triomphant, mais aussi le fils de Rê. On notera toutefois, avec Jan Assmann, que les prérogatives du souverain sont cantonnées à la sphère terrestre : en effet, «Le démiurge n’a certainement pas besoin d’un intermédiaire pour poser l’ordre cosmique. Il doit donc s’agir d’un ordre humain, terrestre, social qui […] ne peut être réalisé que par le roi».21 Partant, les actes du souverain s’inscrivent tous dans une perpétuelle entreprise de lutte contre les principes négatifs dans un effort de maintien, et, si besoin est, de restauration de la maât parmi les hommes. Les fonctions essentielles du roi se déclinent sur le couplet der isfet / in maât, c’est-à-dire «repousser le chaos» et «amener la maât».22 Bernadette Menu explique ainsi la dialectique qui est le fondement même de l’exercice du pouvoir pharaonique : repousser l’isfet, c’est-à-dire les éléments mortifères (le chaos, les ennemis, le désordre, la friche, l’injustice, la misère), et amener la maât, le contraire d’isfet, autrement dit tout ce qui concourt à la perpétuation de la vie (l’ordre, la justice, l’équité, la fertilité, la fécondité, la prospérité, le bien-être)».23 Pharaon est donc le dépositaire d’une double mission nourricière et guerrière.
Pour s’acquitter de ses fonctions, il doit nécessairement détenir à la fois les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif, car il est «the sole effective means whereby Maât was maintained on the earth and in the state».24 Pharaon n’est donc pas exactement un monarque de droit divin, mais plutôt le détenteur de ce que l’on pourrait désigner comme un «pouvoir dérivé» s’exerçant pour le compte des dieux dans une finalité précise qui en définit les limites. Le roi est épaulé dans sa tâche par un corps de fonctionnaires dans un appareil administratif développé.25 La Maât, «notion morale, prégnante mais souple (donc adaptable)»,26 est concrétisée in casu par les décrets royaux, les décisions et les jugements prononcés par les fonctionnaires, et constitue ainsi le principe générateur de la législation.27 Selon Bernadette Menu, les anciens Égyptiens distinguaient donc diverses sources du droit.28
Toutefois, il nous paraît plus pertinent ici de parler de sources d’obligations, le droit étant invariablement incarné par la maât qui en est la seule source. Patrick Glenn précise ainsi que «there were no source of law in the chthonic tradition. […] you could not simply create sources of law, as such. They would be seen as illegitimate».29 Ainsi, «Nul code ne vient prescrire les règles précises et incontournables d’un droit formaliste : la maât est conforme au droit coutumier qu’elle nourrit grâce à la jurisprudence».30 Vincent Arieh Tobin note avec justesse qu’introduire un droit formaliste «would have constituted an attempt to place a lifeless and codified system of statutes in the place of a living an vital principle of right».31 Il est intéressant de noter que la définition réductrice du droit retenue par certains égyptologues comme n’étant «qu’un ensemble de règles normatives ayant pour but de servir un État»,32 reflète pleinement la finalité du pouvoir pharaonique et la dialectique qui existe entre les dimensions politique et cosmique de Maât. Le droit et la justice terrestres s’inscrivent ainsi dans la dynamique générale du cosmos, «en tant qu’action en harmonie avec les forces régulatrices actives dans le maintien de cet ordre universel».33 La circularité et la réciprocité sont donc les principes clefs du mécanisme de Maât.
2.2 Maât, un principe à vocation de cohésion sociale
Maât est pleinement un principe juridique, établissant une norme dans un objectif de cohésion sociale et reposant sur l’adhésion de ses destinataires. L’équilibre entre les forces primordiales de l’ordre et du chaos dépend ainsi en majeure partie des comportements humains et sociaux. Mais au-delà de l’illustration d’un principe cosmologique universel dictant un comportement ou un mode de vie, Jan Assmann relève à ce sujet que « le drame cosmique […] déploie […] un symbolisme clairement politique».34 C’est ici un point majeur. «Afin qu’il y ait de l’ordre», poursuit-il, «il faut un effort incessant vers le culturel […]. C(est l’État qui se charge de l’effort culturel. Il s’oppose à la ”gravitation naturelle” vers le chaos, il chasse Isfet».35 L’État pharaonique est ainsi une composante nécessaire et justifiée du cosmos, en ce qu’il participe au maintien de Maât parmi les hommes et dans l’univers.
Ainsi, peut-être la voie de Maât pourrait-elle servir de modèle pour une recherche identitaire à même de transcender la question du pluralisme juridique dans les Nations nègres, des guerres inter et intra-tribales, des paradigmes de la victimisation et de la recrimination, et de proposer une alternative à l’État démocratique, hérité de l’occident. Reste à faire le pari de la reprise d’une initiative historique par une mobilisation nouvelle, dans la perspective du civisme substantiel.
3. Pour une appropriation éclectique de la Maât dans la reconfiguration juridique et éducative de la citoyenneté en Afrique
Pierre Legendre pose un principe fondamental : «Toute société est amenée à construire l’univers fictionnel de sa référence, sur laquelle puisse se fonder une indestructibilité, non pas matérielle ni physique, mais symbolique […] la vie et la reproduction de la vie sont liées à la constitution, par la société, d’un discours de légitimité qui fonde la vie et la reproduction de la vie».36 Ainsi, le fondement idéologique et identitaire d’une civilisation s’inscrit directement dans un cycle vital dont la préservation est indispensable à l’équilibre social et politique. L’Égypte antique a développé avec le concept de Maât la clef de voûte de son identité, légitimant ainsi l’existence et le rôle d’un État garant de son système de croyances. Les multiples dimensions de Maât intègrent pleinement l’individu et la société dans le cosmos, réalisant ainsi l’harmonie primordiale de l’univers. Jan Assmann note à ce propos que le concept de Maât réunit les sphères de l’être et du devoir, de la nature et de la société, de l’ordre cosmique et de l’ordre humain (éthique) et exprime exactement par cela cette unité «universelle sur laquelle le ‘mythe cosmologique’ est fondé».37
Dès lors, un constat s’impose : «Nous comprenons mieux désormais ce que veut dire cette ”compacité conceptuelle”. Ce n’est pas simplement l’incapacité de faire la distinction entre le cosmique et le social. C’est plutôt un effort consciencieux visant à établir leur corrélation explicite. Par cet effort, la vie cosmique et la vie sociale se reflètent, s’interpénètrent et s’organisent mutuellement».38 Mieux, l’inséparabilité du cosmique et du social ouvre à la possibilité de repenser le rapport des individus à l’Etat, c’est-à-dire de remettre au goût du jour la problématique des enjeux de la citoyenneté responsable, organisée autour d’une rencontre fructueuse et saine entre l’individu et l’Etat. Cette fois-ci avec un regard prioritaire sur l’action citoyenne, notamment par une ensemble de praxis civilis.
3.1 Maât dans la perspective du civisme substantiel
Dans son acception la plus simple, la notion de citoyenneté renvoie aux conditions d”appartenance à la communauté politique et, plus précisément, à l’État-nation. Tous ceux qui possèdent ce statut sont égaux en ce qui concerne les droits et devoirs. Ce principe d’égalité juridique formelle et abstraite est évidemment central. Mais la citoyenneté comporte aussi des dimensions à la fois symboliques et performatives importantes dans la mesure où elle contribue aussi à créer une image d’une citoyenneté idéale contre laquelle le succès peut être mesuré et vers laquelle les aspirations peuvent être dirigées. De fait, elle ne peut se réaliser dans un environnement éthéré. Au contraire, la citoyenneté repose sur l’expression d’un sentiment de «loyauté à l’endroit d’une civilisation qui constitue un bien commun».39 Elle combine donc des éléments objectifs (droits et devoirs), mais se pose également comme un idéal normatif permettant de porter un jugement sur les formes d’appartenance effectives à une société donnée. Des droits peuvent être accordés et des devoirs imposés, mais les individus doivent être en mesure d’en jouir et de les exercer. Et la communauté où ses droits et devoirs se déploient est elle-même porteuse d’histoire et de sens.
La Maât permettra de sortir du rapport du monde à soi, c’est-à-dire qu’elle nous induit à nous demander non pas ce que les autres ont à faire pour nous, mais ce que nous avons à offrir au monde. Cela suppose une mise entre parenthèses provisoire du rapport à l’Etat en termes de droit, mais d’abord et surtout en en termes de devoirs de l’individu/sujet par rapport à la totalité qui l’englobe, en l’occurrence l’Etat. Cela implique un civisme actif, organisé autour d’un ensemble de civilités par rapport à la nature, à l’Etat, aux autres et à soi-même (Confer le Livre des morts ou les 42 lois de la Maât suscitées). Pour autant, peut-on dire de la Maât qu’elle est un pacifisme naïf?
3.2 Maât, un pacifisme naïf ?
Il y a certes une grande logique pacifiste qui se dégage de la philosophie afro-égyptienne antique. Mais pour autant, Maât préconise-t-il d’aimer l’ennemis et de tendre la joue quand il frappe? Absolument non. Il ne faut pas oublier que pour maintenir la vie, il faut non seulement mettre en application la Maât, mais vaincre Isfet comme l’a fait le créateur au commencement. La Maât doit être défendue et protéger d’Isfet, c’est-à-dire du désordre, de l’injustice, de l’inégalité et des conflits. Lorsque les serviteurs d’Isfet sont identifiés et ne peuvent être remis sur le droit chemin, ils doivent être anéantis avec violence si nécessaire. On peut donc faire la guerre au nom de Maât ; cela suppose qu’il est permis de semer le désordre contre un désordre initial pour établir la «paix» et pour assurer la pérennité des espèces et surtout, l’harmonie cosmique. Cette exigence témoigne de ce que la justice africaine est essentiellement réparatrice. Le but de la Maât étant de restaurer l’harmonie dans les cœurs. Elle vise la conciliation, l’équilibre et la réinsertion. Elle est l’ensemble des lois par lesquelles le créateur fait surgir la vie et l’ordre qui régit l’univers matériel et immatériel. Le kamite40 est pour ainsi dire celui qui se soumet à l’autorité des 42 lois de la Maât.
Conclusion
Il ressort de cette recherche prospectiviste qu’en tant que principe chtonien, Maât définit à l’origine l’idéal éthique et moral de la relation entre l’homme et la nature. Mais Maât introduit, par sa valeur symbolique, une dimension étrangère aux sociétés chtoniennes : en tant que pilier constitutionnel de l’ordre théo-politique de l’État pharaonique, Maât fonde la légitimité d’un pouvoir structuré. Si la voie chtonienne en Égypte antique présente la singularité d’avoir évolué pour s’articuler autour d’un État, il faut y voir la preuve que la tradition chtonienne peut dans certains cas paver le chemin d’une structuration sociale et politique nouvelle pour la stabilité des peuples d’Afrique noire.
Notes
- SOMET (Yoporeka), L’Egypte ancienne un système africain du monde, Paris, Teham, 2018, p. 209.
- SOMET Y., «La Maât pharaonique les racines africaines du futur désirable» in Génération Afrotopia, 1h07min. Il faut entendre par «etans», l’ensemble de tout ce qui s’est manifesté, c’est-à-dire l’ensemble des objets ou des êtres de la nature.
- MENU B., Égypte pharaonique : Nouvelles recherches sur l’histoire juridique, économique et sociale de l’ancienne Égypte, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 95.
- MENU B., «La notion de Maât dans l’idéologie pharaonique et dans le droit égyptien», dans Barbara Anagnostou-Canas (dir.), Dire le droit : normes, juges, jurisconsultes, Paris, Panthéon-Assas, 2006, p. 34.
- BRINETTE J.-C., «Extraits du Livre des Morts : Troisième partie (la transfiguration du mort)», sur Historel.net, 2000 (consulté le 16 octobre 2020), chapitre 125.
- Idem.
- Parmi la typologie des fondements du pouvoir identifiée par Max Weber, le fondement légal-rationnel repose sur la croyance en la légalité de l’ordre établi et de l’autorité de celui désigné pour exercer le pouvoir.
- MANCINI A., Maât, la philosophie de la justice de l’ancienne Égypte, 2e éd., Paris, Buenos Books International, 2007, p. 13.
- SOMET (Yoporeka), L’Egypte ancienne un système africain… Op. Cit., p. 200.
- Seul le citoyen se réclame membre d’une pareille communauté, précise Aristote : «le citoyen, au sens strict, rien ne le définit mieux que la participation au pouvoir de juge (Krisis) et de magistrat (arkhè)». Le citoyen se réclame donc tel selon qu’il exerce une magistrature ou selon qu’il a la possibilité d’exercer ce type de pouvoir. La définition du citoyen étant posée du point de vue aristotélicien en terme de participation, il paraît évident que ce statut ne s’acquiert guère par un quelconque droit de naissance. ARISTOTE, Les Politiques, traduction J. Barthélemy-Saint-Hilaire, Paris, Ladrange, 1835, III ; 1 : 6.
- Par rapport au schéma totalitaire hégélien, de manière explicite, on en retrouve les bases dans son opus magnum politica: Principes de la philosophie du droit. Le schéma hégélien pose l’État comme l’accomplissement de l’individu. Ce «rationnel en soi et pour soi» est l’aboutissement d’un mouvement : celui de la relation de l’individu à la totalité qui l’engobe. En ce sens, l’État est la fin ultime de l’individu. Il est quelque chose qui m’accomplit. C’est une «unité substantielle» qui me rend «moi» et qui fait de moi ce que je dois être. Quand je me soumets à l’État, je m”objective ; quand je sers l’État, je me sers moi-même, je deviens une réalité indépendante de ma seule subjectivité. Je n’ai en ce sens de vérité, de réalité et d’existence que si je fais corps avec cette «unité substantielle immobile et absolue». Ce «divin terrestre» est consubstantiel à l’individu. Pour cette raison, l’État est le lieu où l’individu s’affirme véritablement comme être libre. HEGEL, Principes de la philosophie du droit (1821), Edition critique de Jean-François Kervégan, Paris, PUF, 2013, p. 446.
- Cela est bien connu, Le prince, véritable opus magnum du philosophe italien Machiavel, conduit les lecteurs contemporains à méditer sur l’inévitable confrontation du désir intrinsèque de liberté, de justice, avec la réalité du pouvoir politique. Ce manuel de conquête et de conservation du pouvoir » est démystification de l’idée platonicienne12, aristotélicienne, puis kantienne12, selon laquelle le pouvoir politique est légitimé par les attributs moraux du « prince » : «Il faut comprendre qu’un prince et surtout, qu’un nouveau prince ne peut observer toutes les choses pour lesquelles les hommes sont jugés bons, étant souvent contraint, pour maintenir son pouvoir d’agir contre sa parole, contre la charité, contre la religion». C’est supposer que les devoirs du politique se distinguent des normes classiques érigées en universalité. Il en résulte qu’en matière de «raison d’État», le bien peut-être créateur de mal et, inversement, le mal, créateur de bien. On peut donc dire que le choix n’est pas, en réalité, entre le bien ou le mal, mais entre le bon ou le moins bon. MACHIAVEL, Le prince (1513), Édition électronique de Jean-Marie Tremblay, Paris, Union Générale des Éditions, Coll 10-18, 1962, XVIII.
- La notion « d’ordre juridique » bodinienne s’affirme en la République comme force d’unité et de cohésion. De l’État, elle en fait un « corps public », qu’on ne saurait confondre sans en méconnaître la nature véritable. En dotant la République d’une majesté et d’une autorité que résume l’idée de souveraineté, Jean Bodin transpose le principe de plénitudo protestatis (pouvoir juridictionnel de la papauté au Moyen-âge) dans le cadre neuf d’un État qui affirme son autorité politique. L’effort de conceptualisation que manifestent Les six livres de la République, est tel que la souveraineté, qui donne consistance à l’État, en commande l’organisation juridique. Sa définition comme puissance «absolue et perpétuelle» est à l’origine de la théorie de la puissance publique. Elle est puissance absolue en ce qu’elle dépasse toutes les autres et se pose au-dessus de toutes les autres sources du droit positif ; elle est puissance perpétuelle au sens où elle est transmissible. BODIN J., Les Six livres de la République (1583), Paris, Les classiques des sciences sociales, 1993, I ; 1, 122.
- Chez Baruch Spinoza, et cette idée nous la partageons, on voit l’établissement d’une parfaite analogie entre le corps biologique et le corps politique : «[…] On verra très clairement que pour vivre dans la sécurité et le mieux possible, les hommes ont dû aspirer nécessairement à s’unir en un corps». Cela suppose que la perspective d’une entente entre les hommes du point de vue spinoziste est motivée par l’union des hommes en un «corps». Quoique composée de parties et d’organes, la structure anthropologique du corps biologique est «une». C’est un ensemble structuré. Qu’il s’agisse alors du corps biologique ou du corps politique, chez Spinoza, celui-ci joue le concept catégoriel d’organisation. On peut y voir une entité politique désirant quelque chose, ce qui fait d’elle un sujet puisque sa téléologie est rapportée non à un objet, mais à un sujet : par référence au concept proprement spinozien d’«utile propre». SPINOZA, Traité politique (1677), Trad. d’Émile Saisset revue par Laurent Bove, Paris, Librairie Générale Française, 2002, p. 264.
- ASSMANN J., Op. Cit., p. 124.
- TOBIN V. A., Theological Principles of Egyptian Religion, Frankfurt am Main, Peter Lang, 1989, p. 90.
- Terme utilisé dans la mythologie grecque pour désigner les divinités ayant contribués à la formation du panthéon grec.
- ASSMANN J., Op. Cit., p. 115.
- Ibid., p. 33.
- TOBIN V. A., Op. Cit., p. 81.
- ASSMANN J., Op. Cit., p. 83.
- GAUTHIER P., Ifset et Maât : la sagesse perdue, Paris, BOD, 2020.
- MENU B., Op. Cit., p. 93.
- TOBIN V. A, Op. Cit., p. 100.
- Il n’appartient pas à cette étude d’exposer l’organisation et le fonctionnement de l’État pharaonique. Pour une présentation de la structuration du pouvoir en ancienne Égypte, voir : Marcella Trapani, «Anthropologie politique de l’Ancien Empire égyptien : fonctionnaires de cour et fonctionnaires provinciaux», (2000).
- MENU B., Op. Cit., p. 98.
- ASSMANN J., Op. Cit., p. 137.
- MENU B., Op. Cit., p. 62.
- GLENN H. P., Op. Cit., p. 127 et 128.
- MENU B., Op. Cit., p. 98. On prendra toutefois garde à ne pas pécher par excès de formalisme et de rationalisme en cherchant à relier la réalité vivante de Maât à nos concepts contemporains.
- TOBIN V. A, Op. Cit., p. 32.
- KOENIG Y., «Droit et magie», (1996) 6-7 Méditerranées 139, 139.
- ASSMANN J., Op. Cit., p. 18.
- ASSMANN J., Op. Cit., p. 104.
- Ibid., p. 125.
- LEGENDRE P., Op. Cit., p. 130.
- ASSMANN J., Op. Cit., p. 22.
- Ibid., p. 110.
- MARSHALL T. H., «Citizenship and Social Class», in T. H. Marshall (dir.), Sociology at the Crossroads and Other Essays, London, Heinemann, 1963 p. 96.
- Concept de l’Egypte ancien désignant l’Africain authentique.
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