L’effondrement du Zaïre : implosion, révolution ou sabotage extérieur ?

L’effondrement du Zaïre de Mobutu en 1996/97 était le résultat d’une correspondance sans précédent d’intérêts nationaux, régionaux et internationaux. L’État zaïrois a été créé et maintenu pendant la guerre froide avec le soutien de l’Occident comme rempart contre le communisme et source de matières premières. Elle s’est maintenue après la guerre froide en jouant sur les craintes extérieures d’effondrement de l’État et en soutenant les intérêts régionaux français. En 1996, face à la perte de crédibilité de la France et au refus des États-Unis d’intervenir, elle ne disposait plus d’un protecteur extérieur fiable. Le soutien interne était inexistant et une alliance d’opposition a été construite sous la direction de Kabila. Les États de la région, notamment le Rwanda et l’Angola, sont intervenus pour protéger leur propre sécurité. Bien que réussie, cette alliance régionale elle-même s’est révélée instable, conduisant à une résurgence de la guerre en 1998.


Texte traduit de l’anglais par Joseph Baraka. Retrouver ou citer l’article original : Mel McNulty, The collapse of Zaire – implosion, revolution or external sabotage? The Journal of Modern African Studies, Vol. 37, No. 1 (Mar., 1999), pp. 53-82. https://www.jstor.org/stable/161468

Nota Bene : Les éléments de langage comme ceux qui décrivent la Première et la Deuxième guerres du Congo comme des “guerres civiles” ou encore des “rébellions” et non une guerre d’agression d’un État souverain en violation du droit international sont ceux de l’auteur et n’engagent pas notre rédaction.


Introduction

La prise du pouvoir à Kinshasa, le 17 mai, des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo (AFDL), a marqué l’effondrement du Zaïre, l’État de 32 ans créé par Mobutu Sese Seko à partir du chaos du Congo originel, et soutenu avec l’aide à différentes périodes de ses alliés occidentaux, la Belgique, les États-Unis et la France.

Dès le déclenchement de la guerre civile zaïroise en octobre 1996, le conflit a fait l’objet d’explications opposées et pas toujours désintéressées. Dans la plupart des médias français et zaïrois pro-Mobutu, les analystes ont souligné une tentative irrédentiste de la part de l’Ouganda et de son protégé le Rwanda d’étendre leur hégémonie régionale (qualifiée d’«anglophone» ou de «dominée par les Tutsis») à travers l’Afrique centrale.[1] En revanche, une grande partie de la presse régionale, le Mouvement panafricain et d’autres partisans du «nouvel ordre politique africain» (dont le président Museveni et le président Mandela) ont célébré un soulèvement révolutionnaire spontané des peuples opprimés du Zaïre pour balayer la dictature.[2] Cependant, cet article, tout en appréciant les perspectives variées proposées ci-dessus, cherche à se concentrer sur un point situé entre ces extrêmes et à considérer les événements survenus jusqu’en mai 1997 comme un phénomène astronomique rare, par lequel un certain nombre d’étoiles et de planètes s’alignent pour créer un effet extraordinaire. Ainsi, l’effondrement du Zaïre (c’est-à-dire de l’État mobutiste) peut être considéré comme le résultat d’une correspondance d’intérêts sans précédent au Zaïre, au niveau international et dans toute la région.

Il est crucial ici de reconnaître que, jusqu’au déclenchement d’une nouvelle rébellion dans la province du Kivu en août 1998, le pays lui-même (le territoire de l’ancien Congo belge) a survécu intact à la guerre civile et ne s’est pas effondré comme beaucoup le prédisaient dans les multiples sécessions ou conflits interethniques qui avaient suivi l’indépendance trente-sept ans plus tôt. Le nationalisme congolais s’est d’abord révélé être une force unificatrice, malgré les frontières arbitraires et l’hétérogénéité ethnique qui constituaient les principaux héritages coloniaux du pays, et en contradiction avec les affirmations répétées de Mobutu (et de ses défenseurs occidentaux) selon lesquelles lui seul (le garant de l’unité du Zaïre) pourrait garantir la cohésion nationale: «Avant moi le chaos, après moi le déluge». En effet, la crainte d’un tel effondrement, qui entraînerait les États de la région dans un «cœur des ténèbres» sans fond en Afrique centrale, était la principale raison invoquée par les partisans de Mobutu pour justifier leur soutien continu dans un monde d’après-guerre froide, depuis que Marcos et Pinochet avaient déjà fait sortir de la scène.

Au lieu de cela, c’est l’État créé par Mobutu qui s’est effondré, soumis à la tension trilatérale: (a) de l’implosion, étant donné le non-fonctionnement de l’État autrement que comme vache à lait pour ses dirigeants, et la dépendance de ces dirigeants à l’égard des soutiens militaires étrangers ; (b) de la révolution, née à la fois de l’aliénation, de la colère et de la frustration de la population et de la coalition des forces militantes d’opposition pour former l’AFDL ; et (c) du sabotage extérieur – l’alliance militaire non déclarée des voisins que le Zaïre avait contribué à saper en abritant et en soutenant ses ennemis.

Ces pressions cumulatives ont abouti à l’effondrement final de l’État mobutiste – le Zaïre – mais pas du pays, qui a réapparu sous le nom de République démocratique du Congo (RDC). Le nationalisme congolais renaissant, facilité par une combinaison sans précédent et interdépendante de désunion occidentale d’une part et d’affirmation politique et militaire régionale de l’autre, a réussi à mener une campagne militaire éclair jusqu’à son terme sans compromis, au mieux avec le soutien et au pire sans opposition de la population du pays. Quant à leurs opposants, l’armée zaïroise (Forces armées zaïroises, FAZ), impayée et démoralisée, s’est rapidement effondrée ; Comme l’extorsion et le pillage systématiques ont longtemps été le seul contact de la population civile avec l’État, il était totalement dépourvu de soutien populaire. L’opposition militaire organisée à l’AFDL était offerte presque exclusivement par des mercenaires, l’ancienne armée rwandaise (ex-Forces armées rwandaises, FAR) et des milices sectaires (Interahamwe) en exil et, dernièrement, alors que l’Alliance se rapprochait de Kinshasa, l’UNITA (Uniao Nacional para a Independencia Total de Angola), dont les bases et les routes d’approvisionnement au Zaïre étaient menacées par une victoire de l’AFDL.[3]

Ces lignes de bataille ont démenti l’interprétation erronée et répétée de la guerre comme d’un conflit ethnique, même si en avril 1997 le Times (Londres, 10.4.1997) pouvait encore parler des «rebelles de de Laurent Kabila dirigés par les Tutsis», malgré la contradiction évidente: le président de l’AFDL, Kabila n’est pas un Tutsi. Bien qu’elle soit inappropriée pour expliquer le conflit, l’appartenance ethnique a été un ingrédient puissant dans un pays multiethnique et a longtemps été utilisée pour diviser pour régner. Cependant, la dernière tentative de Mobutu (la victimisation et la dénaturalisation des populations rwandophones de la province du Kivu) s’est retournée contre elle et a déclenché la révolte des Banyamulenge à la fin de 1996. Il est d’autant plus ironique que, confronté en 1998 au mécontentement de ses anciens alliés régionaux et aux suggestions de son pays selon lesquelles le gouvernement inefficace était peuplé de Rwandais, Kabila ait choisi à son tour d’attiser l’hostilité ethnique contre les Rwandais et les Tutsis, ce qui a eu pour résultat dans une chasse aux sorcières contre tous les Congolais de l’Est ou considérés comme étrangers, jugés souvent sur la seule physionomie (Observer, Londres, 30.8.1998).

Certes, la centralité du rôle rwandais dans la politique récente congolaise ne fait aucun doute. Il est désormais reconnu que l’Armée Patriotique Rwandaise (APR) a été le fer de lance de la campagne de l’AFDL. Les officiers rwandais ont planifié et dirigé les opérations militaires, et les commandants de niveau intermédiaire ont dirigé les forces de l’AFDL tout au long du conflit. Les troupes rwandaises ont participé à la prise d’au moins quatre villes (Lubumbashi, Kisangani, Kenge et Kinshasa), et le Rwanda avait fourni des armes et un entraînement à ces forces avant même le début de la rébellion (Washington Post, 9.7.1997). Cependant, même si la destruction par l’APR des mini-États réfugiés/fugitifs de la province du Kivu a été rendue possible par la guerre au Zaïre, cet impératif rwandais ne doit pas être confondu avec les objectifs à long terme du nationalisme congolais et de sa campagne contre Mobutu qui remonte à 1965.

De même, une simple «invasion» ou annexion du Zaïre par le Rwanda n’aurait pas été possible sans le soutien du peuple zaïrois/congolais ; Un coup d’œil sur la carte ou sur les chiffres de la population (Zaïre : environ 45 millions, Rwanda: 8 millions) rend ridicules les accusations d‘«irrédentisme tutsi». L’impératif pour les États de l’alliance non déclarée qui soutenait l’AFDL (Rwanda, Ouganda, Burundi et dernièrement Angola) était la sécurité régionale. La victoire de l’AFDL visait à éliminer une source majeure d’instabilité pour ces pays, tout en permettant au gouvernement de Kigali d’infliger des sanctions rapides et violentes aux auteurs du génocide de 1994 en garnison dans l’est du Zaïre. Cet aspect de la campagne était motivé par la nécessité pour le Rwanda (et de la même manière pour l’Ouganda et le Burundi) de sécuriser leurs frontières occidentales contre les attaques venant du Zaïre, et cela semblait avoir été accompli fin novembre 1996, avec le retour de près d’un million de réfugiés rwandais et l’établissement d’une zone tampon le long de sa frontière avec le Zaïre.[4] Cependant, à ce stade, la guerre au Zaïre avait pris son propre élan et, bien que commandée par les Rwandais, elle était motivée par un impératif essentiellement zalréen: le renversement de Mobutu.

Alors que le renversement semblait imminent, un commentateur (The Guardian, Londres, 10 avril 1997) a suggéré que : “En Afrique… les choses restent les mêmes jusqu’à ce qu’elles s’effondrent. Laurent Kabila et sa coalition rebelle au Zaïre ont montré qu’il arrive un moment où un régime apparemment inébranlable est si affaibli qu’il peut être facilement renversé”. L’objectif ici, en considérant la création, la pérennité et l’effondrement d’un tel régime, est d’offrir une réponse à au moins certaines des questions qui en résultent. Si l’État zaïrois était si faible, comment a-t-il survécu si longtemps, et comment un produit de la guerre froide, Mobutu, a-t-il pu survivre sept ans à la guerre froide? L’État s’est-il effondré et doit-il donc être reconstruit par une nouvelle administration, ou y a-t-il jamais eu un État susceptible de s’effondrer au Zaïre? Pourquoi son renversement a-t-il été si rapide? Le régime de Mobutu était-il si faible que, lorsque, fin 1996, le soutien extérieur lui a été refusé pour la première fois, il a pu être balayé en quelques mois?

Bien qu’aucune réponse ne puisse expliquer à elle seule la rapidité et le caractère décisif de l’effondrement du Zaïre, chaque question pointe vers un ingrédient qui peut offrir un cadre d’interprétation plus utile. En conséquence, on soutiendra qu’il y a eu effondrement, mais que cela n’équivaut pas à une implosion ; il y a eu effondrement, mais pas des services et des infrastructures déjà absents depuis longtemps. C’est plutôt l’État du Zaïre, créé militairement et soutenu de l’extérieur, qui s’est effondré, renversé par une alliance d’opposants internes et d’ennemis régionaux dont l’intérêt commun – la sécurité régionale au sens le plus large – leur a donné l’unité de but et de force nécessaire. Ce n’est que lorsqu’il est devenu évident pour les voisins de la RDC, un an après la prise du pouvoir et l’auto-proclamation de Kabila comme président, que l’impératif de sécurité qui les avait unis dans le soutien à l’AFDL n’avait pas été satisfait, que cette alliance s’est brisée et qu’un certain nombre de de nouvelles coalitions, vraisemblablement tout aussi fragiles, émergent pour lutter pour prendre le dessus dans l’équation volatile de la sécurité de la région.

Avant d’évaluer la combinaison de facteurs qui ont permis son renversement, il sera utile d’identifier comment est né le régime de Mobutu ; pourquoi il a duré si longtemps face à l’opposition interne et externe ; et pourquoi, alors qu’il semblait avoir survécu à son plus grand défi (la fin de la guerre froide qui lui a donné naissance), il s’est effondré à ce moment-là. À la lumière de vingt-cinq années de Mobutisme, de sept années de «démocratisation» ordonnée par l’Occident mais mort-née, et de sept mois de combat qui ont destitué le dictateur le plus ancien de l’Afrique postcoloniale, cet article procédera en considérant tour à tour ces trois périodes : la durabilité du premier, l’échec du second et la rapidité du troisième. En guise de conclusion, les implications pour la sécurité régionale de la disparition de l’ex-Zaïre, source d’insécurité pour les voisins qui ont contribué à sa destruction, seront évaluées.

Qu’était le Zaïre?

Les origines du conflit dans le pays nommé Zaïre par Mobutu remontent à l’époque de Franz Fanon, lorsque le Martiniquais anticolonial décrivait l’ex-Congo belge comme «la gâchette de l’Afrique», qui déterminerait la couleur politique d’une grande partie du sous-continent. Le premier Congo indépendant, né le 30 juin 1960, est le fruit prématuré de la décolonisation belge, un processus qui, de l’avis général, a été précipité et mal pensé. Comme ailleurs sur le continent, la fin de l’empire formel a été moins déterminée par les besoins et les aspirations de ses sujets que par la menace perçue, si la Belgique traînait les pieds, d’un régime radical anti-occidental arrivant au pouvoir par la force, présentant une perspective épouvantable de nationalisation des ressources du pays et, dans le contexte dominant de la guerre froide, de pénétration soviétique. Cependant, contrairement aux autres grandes puissances coloniales d’Afrique, la Grande-Bretagne et la France, la Belgique n’a pas fait grand-chose pour promouvoir une élite locale capable de gouverner en son nom et d’assumer les rênes du pouvoir d’État. En conséquence, il n’y a pas eu de transition en douceur vers des régimes favorisés par l’Occident qui ont largement caractérisé l’indépendance ailleurs ; au lieu de cela, le Congo a commencé à imploser rapidement, la nouvelle administration étant confrontée à des mutineries et à de multiples sécessions que les intérêts étrangers ont largement contribué à fomenter.

Aucun des acteurs de la crise congolaise qui en a résulté en 1963 (la Belgique, les superpuissances, l’ONU) n’est apparu avec beaucoup de crédit, et la complicité étrangère dans l’assassinat du premier Premier ministre du nouvel État, Patrice Lumumba, devait donner le ton à la crise congolaise de 1963. le sort du pays négocié de l’extérieur pour les trois prochaines décennies.[5] Les tentatives de l’ONU pour empêcher la sécession katangaise furent sabotées par la politique de la guerre froide, culminant avec la mort en septembre 1961 du secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarskjold. Alan James (1996:5), dans une réévaluation récente de la crise, la situe fermement, ainsi que la création ultérieure du Zaïre, dans le contexte de la guerre froide: “Le paradigme dominant… était celui de la guerre froide. Bon gré mal gré, le paradigme dominant… était celui de la guerre froide. Le Congo devait y être entraîné”. James souligne également l’incapacité des décideurs politiques occidentaux à examiner “si un gouvernement orienté vers l’Ouest ferait nécessairement honneur à ses sponsors, ou… exactement comment il pourrait être un atout pour leur cause. D’un autre côté, une attention très particulière a été accordée aux moyens par lesquels un gouvernement ayant la personnalité politique requise pourrait être installé et maintenu… À un stade précoce, la CIA aurait décidé qu’un homme à soutenir était… Mobutu” (Alan James, 1996:5).

En tant que chef d’état-major de l’armée congolaise créée par la Belgique, le général Joseph Désiré Mobutu était depuis longtemps identifié comme un homme fort fiable pour tenir tête au nationalisme et/ou au communisme congolais. En 1963, le président Kennedy lui a dit: «Général, sans vous, tout se serait effondré et les communistes auraient pris le pouvoir» (James 1996:6). Il était également à la solde des renseignements militaires belges depuis le début de sa carrière militaire (Braeckman 1992:36). Soutenu par les États occidentaux les plus concernés (États-Unis, France et Belgique), Mobutu a été choisi comme client fiable dans un État clé de la stratégie occidentale de guerre froide en Afrique. Conor Cruise O’Brien (Sunday Independent, Dublin, 25.5.1997) décrit Mobutu comme étant, comme Pinochet, “une créature politique des États-Unis, créée à l’origine à partir de la destruction du Premier ministre Patrice Lumumba… et maintenue au pouvoir par la suite comme une marionnette fiable de la guerre froide”.

Le général Mobutu a pris le pouvoir lors d’un coup d’État en novembre 1965, a destitué le premier président, Kasa-Vubu, et a instauré un régime militaire. Dans les premières années de cette deuxième république congolaise, le régime de Mobutu n’était pas universellement malvenu ou antipathique aux idéaux du nationalisme congolais ; après tout, il avait été promu pour la première fois par Lumumba lui-même, qui avait cherché à élever des sous-officiers congolais pour remplacer la structure de commandement belge. Napoléon Abdulai (1997), exposant la vision panafricaniste de la guerre au Zaïre de 1997, note que des promotions aussi rapides étaient la pratique dans un certain nombre d’États africains nouvellement indépendants, notamment le Rwanda, le Ghana, le Burundi, l’Ouganda et la République centrafricaine, et souligne que : «Cette nouvelle classe d’officiers militaires africains de haut niveau allait jouer un rôle désastreux dans la politique postcoloniale. Selon… le président Museveni, ils… n’étaient “qu’une entité coloniale composée de carabiniers ayant un faible niveau d’éducation et d’alphabétisation”».

Au début, la crédibilité et la base du pouvoir de Mobutu reposaient sur le rétablissement de l’ordre qui, a-t-on déclaré, ne pouvait être réalisé que par la centralisation du pouvoir dans un État unifié. Crawford Young (1994:260) souligne le précédent colonial auquel Mobutu faisait référence : «L’idée d’un État persistant de la politique léopoldienne a fourni un support doctrinal au projet mobutiste. Les provinces furent restaurées à un niveau très proche de leur physionomie coloniale. L’administration, à partir de son centre présidentiel, a été réunifiée en un seul appareil hiérarchique, fondé sur “l’unité de commandement”». En conséquence, Mobutu a pris en charge tous les aspects de l’État, militaires, économiques et judiciaires, nommant personnellement les ministres, les généraux et les juges. Young caractérise ce système politique monolithique comme un «État intégral», «une conception d’hégémonie parfaite, par laquelle l’État cherche à atteindre une domination sans restriction sur la société civile» (ibid. 249).

La mégalomanie de Mobutu s’est développée conformément à sa propre perception de son rôle dans le destin de l’Afrique. Colette Braeckman (1992:148) met l’accent sur la comparaison léopoldienne ; Mobutu, qu’elle surnommait «Le Dinosaure», était «un roi africain profondément influencé par l’image des souverains belges… qui créa une autocratie d’un seul homme sur les lignes léopoldiennes» et, sur le modèle colonial, assura pour son l’agrandissement personnel et financier de ce que le roi Léopold avait découvert dans le bassin du Congo en 1884: une part vaste et riche en ressources de ce «magnifique gâteau africain». L’appropriation par Mobutu des symboles nationalistes a démontré l’espoir que, comme Léopold ou même de Gaulle, il soit considéré comme l’incarnation de la nation. À partir de 1971, le président a décrété l’authenticité, le changement de nom (y compris l’État, ses principales villes et Mobutu lui-même) et l’abolition des vêtements à l’occidentale (la politique de «l’abascost», du français «à bas le costume») étaient des tentatives populistes, voire universellement populaires, d’incarner le nationalisme «authentique» congolais, désormais zaïrois.[6]

Comment le Zaïre, autrefois modèle populaire et populiste apparent du nationalisme africain « grand homme », est-il devenu un État vampire à partir des années 1970 ? Dans ses premières années, une masse de territoire disparate et désunie dans laquelle la notion même d’État et de gouvernement était largement inconnue en dehors des villes ; Cependant, ce processus de centralisation a également placé les activités de l’État hors du regard de l’approbation populaire, voire de toute forme de contrôle ou de responsabilité. Plusieurs études soulignent que: «Tout au long des années 1970… jusqu’à 20 pour cent du budget de fonctionnement du gouvernement allait directement au bureau du président sans aucun contrôle financier» (Leslie 1993 : 36). De même, une récente étude comparative de la corruption (longtemps qualifiée de mal zaïrois) dans trois pays en développement décrit comment: “Le vol par Mobutu d’un quart des recettes brutes de la Gécamine … a directement réduit les revenus d’exportation nécessaires au financement des dettes croissantes du Zaïre. Combinée au pillage systématique des réserves de devises fortes par Mobutu, cette situation a contraint la Banque du Zaïre à faire défaut sur les dettes extérieures du pays en 1974 et 1975” (Wedeman 1997:464).

Le milieu des années 1970 a marqué un tournant dans les projets grandioses de Mobutu pour son «État intégral»; comme le souligne Young (1994), citant Thomas Callaghy, «le désormais “Léviathan boiteux” a perdu son emprise sur la société civile et sa position internationale». Paradoxalement, c’est en 1975, lors d’un de ses fréquents safaris, que le président français Valéry Giscard d’Estaing a négocié un certain nombre d’accords de coopération avec Mobutu (y compris une coopération militaire), dans ce qui a été considéré comme la transition de la tutelle des États-Unis vers La France avec l’incorporation du Zaïre dans la sphère africaine bien gérée par la France.[7] Comme nous le verrons, ces accords devaient s’avérer la clé de la longévité ultérieure de Mobutu.

Mobutu a pu conserver son emprise grâce à deux moyens principaux : son contrôle de l’argent et son contrôle de la force. Sa vaste fortune personnelle constituait une source apparemment inépuisable de favoritisme qui créait une élite loyale et/ou compromise, tout en facilitant la division ou l’élimination de l’opposition. Estimé entre 6 et 10 milliards de dollars en 1997, il a été accumulé aux dépens de l’économie et des ressources naturelles de son pays, à travers la création de l’État vampire par excellence (voir Bayart 1989 ; Bayart et al. 1997). Cependant, l’astuce politique de Mobutu, qui lui a permis de se démarquer de la crise économique du pays, lui a permis de se présenter comme un intermédiaire honnête, au-dessus de la «vile course au butin» de la vie politique quotidienne. En 1988, Jean-Claude Willame (1988:40) soulignait que: “Même si l’effondrement des structures financières et économiques du Zaïre… a considérablement accru les incertitudes au sein du système politique, ni la force du régime ni l’emprise de Mobutu sur lui n’ont été fondamentalement affaiblies. Tout en confirmant son contrôle formel sur l’ensemble de l’appareil d’Etat… et en se faisant de facto président à vie, Mobutu semble avoir choisi de se retirer de la gestion quotidienne de son pays qu’il a laissé à ses vassaux politiques «peu sûrs». S’extirpant des tragiques erreurs de calcul économiques dans lesquelles il a été profondément impliqué, Mobutu a rendu les membres de son entourage immédiat responsables des erreurs et des misères passées, présentes (et futures?)”.

À cet égard, Mobutu a encore une fois recréé en sa propre personne le rôle léopoldien ou colonial de suzerain/gouverneur général de gouvernement indirect, garantissant que celui qui profitait le plus de son exploitation quasi coloniale des ressources du pays ne serait pas perçu dans l’imaginaire public comme le principale source des maux qui en résultent pour ce pays et serait ainsi à l’abri, espérait-on, de l’expression directe du mécontentement populaire. De telles tactiques n’eurent, au mieux, qu’un succès partiel ; il n’y a pas eu d’attaques physiques contre la personne ou les palais de Mobutu, mais cela peut être attribué à l’efficacité de la sécurité de l’État[8], à la loyauté de la Garde présidentielle et à l’inaccessibilité des retraites du maréchal-président : son palais de marbre à Gbadolite sur le frontière avec la République Centrafricaine ; son yacht Kamanyola sur le fleuve Congo, et d’autres propriétés recherchées à Paris, Bruxelles et sur la Côte d’Azur. De plus, tous les défis, majeurs ou mineurs, à l’autorité de Mobutu ont été désamorcés par les fissures (auto-infligées ou délibérément provoquées) au sein de l’opposition interne, dont beaucoup de dirigeants ont miné leur propre crédibilité en acceptant de manière compromettante les fonctions politiques attribuées par Mobutu.

Au moment de l’établissement de la convention nationale qui cherchait à provoquer la démocratisation, la seule fonction apparente de l’État était l’exploitation systématique de sa population et de ses ressources, alors qu’il n’offrait rien en retour, pas même la sécurité ; au contraire, l’État lui-même et ses agents étaient les principales sources d’insécurité. Un éditorial du quotidien kenyan The Nation (Nairobi, 28 avril 1997) suggérait que : “En interdisant la corruption et l’intimidation et en insistant sur un comportement discipliné de la part de ses propres soldats, l’AFDL apporte plus d’ordre dans la vie quotidienne que de nombreux Zaïrois n’en ont vu depuis des décennies”.

Pourquoi le Zaïre a-t-il survécu ?

Au cœur de tout examen de la longévité de l’intervention du Zaïre par des puissances extérieures (c’est-à-dire non africaines) qui, selon un commentateur (The Guardian, Londres 28.4.1997), «ont si mal géré les affaires du Zaïre il y a 35 ans qu’elles ont exacerbé la guerre civile et finalement livrer le pays entre les mains d’un homme qui a établi une lootocratie militarisée qui a dépassé en corruption et a gaspillé toutes les autres sur le continent».

Dans son étude sur l’effondrement de l’État, Zartman (1995:2) affirme que «le cas du Congo est… pertinent en raison de ses leçons sur la reconstitution de l’État. Une intervention internationale pour restaurer l’ordre public, un homme fort installé avec la connivence étrangère : tels furent les moyens de restaurer l’État et les éléments de son effondrement progressif deux ou trois décennies plus tard». À cela pourrait être ajouté, à la lumière de l’argument principal ici: le cas du Congo est essentiel pour ce qu’il révèle sur l’intervention étrangère et les effets à long terme de l’imposition et du maintien d’une dictature extérieure. Au moment de son renversement, Mobutu n’avait pas réussi depuis trop longtemps à répondre aux demandes de changement facilement satisfaisables, car il pensait que ses alliés occidentaux se rallieraient toujours à son soutien. Cette conviction a été entretenue par ces alliés en paroles et en actes, et jusqu’en décembre 1996, Mobutu n’avait aucune raison de croire qu’ils se comporteraient différemment.

Pendant deux décennies, le principal soutien militaire du Zaïre a été la France qui, en tant que soi-disant «gendarme de l’Afrique», avait assumé au milieu des années 1970 le rôle de patron des États-Unis de l’après-Vietnam, qui eux-mêmes l’avaient auparavant assumé de la Belgique, discrédité par la débâcle post-indépendance. Le président Valéry Giscard d’Estaing, conscient des possibilités (commerciales, politiques et stratégiques) offertes par le Zaïre, a signé des accords de coopération en matière d’aide, de commerce et d’échanges culturels, qui ont marqué l’expansion formelle de la sphère d’influence africaine de la France depuis ses propres anciennes colonies pour inclure les anciens territoires belges (Rwanda, Burundi et Zaïre) perçus comme francophones et donc comme des inclusions naturelles dans la «famille» franco-africaine. Les entreprises françaises ont signé des contrats pour un certain nombre de projets d’infrastructures de prestige (facteurs majeurs contribuant à la dette nationale du Zaïre, qui atteindrait 8 milliards de dollars d’ici 1996) en échange d’une protection française garantie pour Mobutu, un ancien client américain désormais considéré comme un ami africain clé de la France. Un accord d’assistance technique militaire a été signé et le régime de Mobutu a été sauvé grâce à l’assistance militaire française à deux reprises.

En mars 1977, des dissidents zaïrois anti-Mobutu (anciens policiers et autres exilés de la province sécessionniste du Katanga, rebaptisée Shaba, qui s’étaient regroupés au sein du Front pour la Libération Nationale du Congo, FLNC) lancèrent une attaque depuis l’Angola de l’autre côté de la frontière dans la province du Shaba. Des rapports confus quant à la nature et à la gravité de cette attaque ont conduit à une réponse occidentale prudente, et contrairement aux précédents, il n’y a eu aucune intervention immédiate. Trois semaines après la première attaque, les appels à l’aide de l’Occident lancés par Mobutu face à ce qu’il qualifiait de complot concerté soviéto-cubain n’apportaient guère plus qu’une promesse de livraisons accélérées des fournitures militaires précédemment commandées. Cependant, le mois suivant, alors que l’armée de Mobutu était en déroute et que son régime était sur le point de s’effondrer, le roi du Maroc Hassan II, agissant sous la pression française, proposa d’envoyer 1 500 soldats. Le président Giscard a annoncé que des avions militaires français seraient fournis pour transporter les soldats marocains et, dans un discours télévisé le 23 avril, a déclaré aux Français que le pont aérien démontrait «l’engagement de la France à lutter contre la subversion des pays africains amis» (Le Monde, Paris, 24.4.1977). À la mi-mai, le FLNC avait été refoulé en Angola, bien qu’il ait promis de revenir.

Les comptes rendus officiels français ultérieurs sont clairs sur les impératifs de la Guerre froide derrière les interventions du Shaba ; les opposants de Mobutu (les «gendarmes katangais» du FLNC) furent «pris en charge en 1976 par le gouvernement communiste de Luanda. Une fois réorganisés et entraînés par les Cubains et les Allemands de l’Est, les Soviétiques, qui étaient les hommes de pouvoir en Angola, les lançaient au Shaba le 9 mars 1977, contre le Zaïre de Mobutu» (Comité National 1995:202). Il y a eu peu de consensus sur ce point de vue ; une étude récente suggère que la guerre froide était un prétexte utilisé par Mobutu pour réprimer l’opposition interne à son régime: «La popularité du FLNC au Shaba était plus que le résultat de liens ethniques; c’était aussi l’expression d’un profond mécontentement face au comportement des autorités zaïroises et à la brutalité des forces armées, en particulier au Shaba» (Rouvez 1994:170).

Un an après sa première défaite, le FLNC a lancé une nouvelle incursion dans le Shaba comme promis, cette fois en traversant la Zambie pour prendre le centre minier clé de Kolwezi. Malgré un armement et un entraînement intensifs par des conseillers français, l’armée zaïroise se montra une fois de plus inégale dans la lutte, et Mobutu se tourna une fois de plus vers la France pour se protéger, obtenant à cette occasion une intervention directe spectaculaire de plusieurs centaines de parachutistes de la Légion étrangère française, célébrée par la suite dans le livre et film comme l’une des plus belles heures de la Légion (Sergent 1978). L’opération a été justifiée à Paris par la protection des ressortissants français et européens, une explication largement acceptée à l’époque. Calvocoressi (1982:367) propose les chiffres suivants: «Cent trente Européens ont été tués et, afin de sauver d’autres vies, 700 parachutistes français et 1.700 belges ont été transportés au Zaïre à bord d’avions américains. Après avoir évacué 2 500 Européens, ils ont été remplacés par une force mixte africaine recrutée au Maroc, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Togo et au Gabon».

Cependant, les dirigeants de l’opposition zaïroise et la journaliste belge Colette Braeckman ont remis en question ces chiffres, ainsi que la justification présumée «humanitaire» de l’opération française qui, selon Braeckman (1992 : 66), a été menée «sous un double prétexte : protéger le Zaïre contre le péril communiste et intervenir pour des raisons humanitaires afin de sauver les Européens en danger… Ce que l’on sait moins, c’est que le prétexte humanitaire a été fourni par Mobutu lui-même». Ce «prétexte» est apparu peu avant l’intervention des parachutistes de la Légion, le 19 mai, lorsqu’un massacre d’une trentaine d’Européens à Kolwezi est attribué au FLNC. Cependant, les témoignages interrogés par Braeckman suggèrent que les Européens ont en fait été tués par l’armée zaïroise, dans le cadre d’une tactique délibérée visant à garantir une intervention (de la part d’une France apparemment hésitante) afin de renforcer militairement cette même armée et de protéger le régime de Mobutu (ibid. 66-8). François Mitterrand lui-même, en 1978, alors qu’il était premier secrétaire du Parti socialiste et toujours dans l’opposition, critiquait l’envoi de parachutistes de la Légion à Kolwezi, déclarant que: «L’armée française est allée là-bas pour assurer la sécurité de nos compatriotes, mais aussi pour obtenir d’autres objectifs que nous ne connaissons pas» (Observatoire Permanent 1995:125) ; à savoir vaincre le FLNC, protéger les intérêts miniers européens et restaurer Mobutu.

Malgré cette controverse discrète, Kolwezi a été une intervention classique, bonne pour Mobutu et bonne pour la France. La France était déjà à ce stade le principal fournisseur d’armes du Zaïre et avait vendu le matériel des forces armées de Mobutu, notamment des avions de combat Mirage, des hélicoptères et des avions de transport. En résumé, on peut constater que tout au long de la guerre froide, en particulier dans les années 1970, lorsque la rivalité des superpuissances se jouait sur fond de décolonisations finales de l’Afrique (en Angola, au Mozambique, en Rhodésie et en Afrique du Sud dirigées par des minorités), Mobutu s’est rendu indispensable auprès de ses protecteurs extérieurs, en s’auto-définissant astucieusement comme un rempart anticommuniste aux frontières de l’Angola et du Congo-Brazzaville socialistes et soutenus par les Soviétiques, tout en menaçant occasionnellement de se tourner vers les Soviétiques lui-même si le soutien occidental n’était pas disponible. Et, dans un vaste ensemble de minerais stratégiques (diamants, or, cobalt, cuivre, uranium et pétrole), Mobutu pourrait garantir la sécurité d’accès aux intérêts miniers étrangers. La réponse courte à la raison pour laquelle le Zaïre a survécu pendant la guerre froide réside donc à la fois dans la valeur et la quantité de ces ressources, et dans la situation géographique du pays en tant que pivot stratégique de l’influence occidentale de la guerre froide sur le continent ; le soutien extérieur au Zaïre s’inscrivant dans le cadre plus large des relations patron-client de la guerre froide.

Pourquoi le Zaïre a-t-il survécu à la guerre froide ?

L’interlude zaïrois dans l’histoire moderne du Congo (vingt-cinq ans d’autocratie mobutiste) a été soutenu par le soutien mécanique et quasi inconditionnel de puissants mécènes extérieurs. Cependant, contrairement à Ceacescu et Marcos, le régime de Mobutu a survécu près de huit ans à la fin de la bipolarité mondiale et à la concurrence entre les superpuissances. La question à aborder ici est donc de savoir comment et pourquoi le Zaïre a survécu à la guerre froide jusqu’en mai 1997; ce n’est qu’alors que nous pourrons offrir une explication aux questions qui en résultent: pourquoi le Zaïre s’est effondré au moment où il s’est effondré, et si cela était le résultat d’une implosion, d’une révolution, d’un sabotage extérieur, ou des trois.

En se demandant pourquoi le Zaïre a survécu pendant la période 1990-1997, il peut être utile de considérer pourquoi, en général, les États se sont effondrés et quelle incidence cela a eu sur le cas zaïrois. La réponse de Zartman (1995 ; ch. 1) est simple: les États s’effondrent parce qu’ils ne peuvent plus remplir les fonctions qui leur sont requises pour passer pour des États. Sa définition de l’État (l’institution politique faisant autorité et souveraine sur un territoire reconnu) se concentre sur ses trois fonctions interdépendantes: l’autorité souveraine, en tant qu’institution, et en tant que garante de la sécurité d’un territoire peuplé.

Il apparaît clairement qu’à partir de la fin des années 1970, le Zaïre n’a pas réussi à remplir ces fonctions, à l’exception de sa capacité à agir en tant qu’autorité souveraine; face à la répression des révoltes internes ou des menaces à ses frontières avec l’aide étrangère, le régime mobutiste, porté au pouvoir avec l’aide étrangère en 1965, a conservé son monopole de la violence jusqu’à la fin de 1996. Cependant, face à une rébellion armée à un moment où l’intervention étrangère n’était pas imminente (pour les raisons évoquées ci-dessous), une autorité alternative pourrait rapidement être mise en place pour combler le vide laissé par l’effondrement du régime étatique.

Zartman (1995:7) explique utilement que les États autoritaires et militarisés ne sont pas nécessairement forts et moins susceptibles de s’effondrer. Au lieu de cela, ils perdent «l’allégeance volontaire et le soutien légitime» de la population et deviennent des États durs. Cependant, sa conclusion selon laquelle «les événements du début des années 1990… soutiennent l’hypothèse selon laquelle l’autoritarisme est la cause de l’effondrement de l’État et que la tyrannie, en fin de compte, détruira son propre État dur» semble inapplicable au Zaïre. En effet, comme les événements allaient le montrer, l’État dur zaïrois n’a pas implosé sous le seul poids de sa propre tyrannie, mais a dû être renversé par une puissante coalition régionale, et seulement après que ses appuis extérieurs eurent été retirés.

En réponse à la question logique suivante (qu’est-ce qui caractérise l’effondrement de l’État, et comment peut-il être reconnu et distingué des autres formes de troubles civils et de violence intra-étatique ?), nous pouvons considérer cinq signes révélateurs: le pouvoir est transféré aux périphéries lorsque le centre se bat entre lui-même; le pouvoir dépérit au centre par défaut parce que le gouvernement central perd sa base de pouvoir ; les dysfonctionnements du gouvernement en évitant des choix nécessaires mais difficiles ; les dirigeants en place ne pratiquent qu’une politique défensive, sans agenda politique de participation ; et les élections sont reportées. En outre, Zartman (1995:10) considère comme le signe de danger ultime la perte de contrôle du centre sur ses propres agents de l’État: “les fonctionnaires exigent des paiements pour leurs propres poches et la loi et l’ordre sont systématiquement violés par les agents de la loi et de l’ordre, la police et les unités de l’armée se transformant en gangs et en brigands”. En effet; comme nous l’avons mentionné, le citoyen zaïrois moyen avait peu d’autres contacts avec l’État.

Tous les ingrédients d’un effondrement rapide étaient clairement identifiables dans l’État zaïrois. L’économie avait été systématiquement dépossédée de ses actifs par Mobutu et la population avait évité la famine grâce à un secteur informel prospère (voir Callaghy 1984 ; Schatzberg 1980 ; MacGaffey 1991). Il n’y avait aucune infrastructure de transport ou de télécommunications. Peu d’écoles et d’hôpitaux ont survécu, et leur personnel est resté impayé pendant des mois, voire des années. «Visiter le Zaïre dans les dernières années de l’ère Mobutu», a écrit un observateur (Collins 1997:592), «revenait à entrer dans un monde de capitalisme cannibale, où la plupart des banques et des services publics et toute logique de croissance économique et d’augmentation de la productivité avaient cessé de fonctionner». Collins poursuit en notant que: «L’économie du Zaïre a diminué de plus de 400% entre 1988 et 1995, et son produit intérieur brut par habitant en 1993 (un modeste 117 dollars américains) était inférieur de 65 % à celui de 1958, juste avant l’indépendance. La dette extérieure héritée du régime Mobutu s’élève à près de 14 milliards de dollars, et les économistes estiment que près de 7 000 travailleurs de la RDC sont actuellement au chômage».

Le régime, comme nous l’avons mentionné, contrôlait la force et l’argent ; c’était à la fois un État dur et un pillage. Son économie était un fiasco ; l’inflation galopante a rendu les billets de banque sans valeur. Le billet de 5 millions de Zaïre lancé fin 1992 n’a pas été accepté par les commerçants, et les tentatives de payer l’armée avec ces billets ont conduit à de nouvelles émeutes et pillages ; il n’est pas excessif de suggérer que l’État n’a fourni au peuple rien d’autre que de la monnaie sans valeur et des soldats pillés. En 1993, le «nouveau Zaïre» (NZ) a été lancé au taux de 3NZ pour 1 dollar ; un an plus tard, un dollar achèterait 4 000 NZ (Braeckman, 1996). Willame (1988:48) notait en 1988 que: «Depuis plusieurs années maintenant, tous les indicateurs semblent suggérer que, d’un point de vue formel et macro-économique, le Zaïre a cessé d’exister».

Les moqueries de Mobutu et la suspension qui a suivi du processus de démocratisation négocié par les États-Unis, ses absences prolongées du pays, sa vaste collection de biens immobiliers à l’étranger, son extorsion systématique des richesses de l’État et la désintégration qui en a résulté de tous les aspects de l’appareil d’État (y compris les forces  armées) a sûrement rendu le Zaïre mûr pour la révolution au début des années 1990. La question clé demeure: comment le Zaïre et le régime mobutiste discrédité ont-ils pu survivre si longtemps après la disparition des impératifs de la guerre froide?

Notes

  1. Voir par exemple Le Monde, 11.2.1997, Frédéric Fritscher, «La contagion de la violence gagne toute la région»: “Les rebelles… ont exporté l’instabilité qui régnait à l’ouest du Rwanda, au Burundi et l’Ouganda, à l’intérieur du Zaïre, conformément aux plans de Yoweri Museveni, Paul Kagame et des services de renseignement américains”. Le «complot anglo-saxon» était également monnaie courante dans les articles de fond de Jeune Afrique, de novembre 1996 à mai 1997, et dans les commentaires éditoriaux de France Inter.
  2. Un éditorial paru dans The Nation (Nairobi) du 28 avril 1997 déclarait: «Pour la première fois dans le siècle de chaos qui a commencé lorsque le roi Léopold de Belgique a brutalement envahi l’Afrique centrale, le Zaïre… est peut-être au bord de la paix. [N]ous devrions nous réjouir avec le peuple zaïrois de l’avancée rapide des forces rebelles…». L’opinion pro-AFDL était également répandue dans The New Vision (Kampala), La Nouvelle Relève (Kigali), tous deux pro-gouvernementaux – et parmi les diaspora in Panafrica (Londres) et Le Nouvel Afrique Asie (Paris). Voir également Abdul-Raheem 1996 ; Mukendi et Kasonga 1997 ; Huliaras 1998.
  3. Le Zaïre avait fourni une route d’approvisionnement importante et des bases pour les tentatives de l’UNITA depuis 1975 de déstabiliser le gouvernement du MPLA à Luanda.
  4. La campagne de l’AFDL a été facilitée par la disponibilité du modèle de guérilla «ougandais» et par l’application habile de ce modèle au Zaïre par l’APR. Cela comprenait le recours à des opérations psychologiques sophistiquées, une propagande efficace et une gestion prudente des médias ; l’absence d’équipes de tournage étrangères a été cruciale pour le bon déroulement de la campagne. Aucune image n’a été enregistrée de la destruction des camps de réfugiés/fugitifs ou du meurtre du personnel des ex-FAR et des Interahamwe, ainsi que de nombreux réfugiés parmi lesquels ils abritaient.
  5. En 1975, les enquêteurs du Sénat américain ont révélé que la CIA avait en fait planifié la mort de Patrice Lumumba ; et en 1984, deux anciens responsables de la CIA ont parlé de l’implication de l’Agence aux côtés de Mobutu pendant la crise. Voir Gibbs 1993 : 163.
  6. En 1971, dans le cadre de la campagne « d’authenticité» de Mobutu, le Congo a été rebaptisé «Zaire». Ce nom a été utilisé à l’origine par les explorateurs portugais qui, lorsqu’ils ont demandé pour la première fois aux habitants locaux le nom du puissant fleuve, ont répondu «nzadi», qui signifie simplement «la rivière» en kikongo ; le mot a été transcrit comme «Zaïre». L’«authenticité» interdisait également le port de costumes à l’occidentale et l’interdiction des prénoms ; «Joseph-Désiré» Mobutu est devenu Mobutu Sese Seko ngbendu wa za Banga, «le grand guerrier qui triomphe de tous les obstacles et laisse le feu dans son sillage».
  7. Pour une description de la sphère africaine française et de son expansion vers les anciens territoires belges, voir notamment Wauthier, 1995.
  8. Le Centre National de Documentation ; Willame (1988 : 40) note que : «La branche sécurité de l’État, et non pas tant l’armée, est le principal instrument utilisé pour maintenir le statu quo».
  9. Officiellement, le rôle militaire américain vis-à-vis de l’APR a été «d’aider à la professionnalisation des soldats issus de la guérilla, d’enseigner le respect des droits de l’homme et de les instruire sur l’utilisation d’équipements de télécommunications sophistiqués», bien qu’en août 1997, «Physicians for Human Rights» accusait l’armée américaine d’entraîner l’APR aux techniques de contre-insurrection (voir Braeckman, Le Soir, Bruxelles, 21.8.1997).
  10. Trente-trois ans plus tôt, en 1964, Kabila avait été nommé commissaire politique de Kisangani (alors appelé Stanleyville) sous l’éphémère République populaire du Congo, mais n’avait pas alors eu le temps, face à la contre-offensive belge, d’occuper ce poste.

Références

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