L’Occident ressuscite la théorie du «Rimland» pour contenir la Chine et la Russie

Le monde après la crise Covid-19 ne sera plus jamais le même. Et pas seulement comme le pensait Klaus Schwab dans The Great Reset. Mais bien plus. En effet, le monde politique international est actuellement en choc, en crise, en tremblement. C’est bien parti pour une nouvelle guerre froide. C’est maintenant clair pour tout le monde : c’est la lutte à mort qui se profile pour qui règnera sur le monde. Et sur la scène, deux superpuissances, la Chine et les États-Unis, avec une Russie à volonté on ne peut plus provocatrice.  Sous la bannière de défense de la démocratie dite libérale en pointant les tares du bloc oriental, ou celle de la défense du multilatéralisme en pointant l’injustice du bloc occidental, chaque camp se drape de bonnes intentions.

De fait, le bloc Occidental fait front contre le bloc Oriental, et vice-versa. Les dirigeants du Parti communiste chinois ont clairement indiqué que leurs objectifs sont purement et simplement de remplacer les États-Unis en tant que première puissance mondiale et de remplacer l’ordre mondial aujourd’hui dirigé par les États-Unis par un ordre basé, officiellement, sur le multilatéralisme et la coopération. Ils tentent d’atteindre ces objectifs en étendant leur influence et en obtenant un contrôle politique efficace sur la plus grande partie possible de l’Eurasie-Afrique. Mais l’Occident, dirigé par les États-Unis, ne se laisse pas faire, il veut rester maitre du monde. En même temps, des pays, aigris, opportunistes ou simplement souverains pour choisir seuls, s’alignent petit à petit.

Dans ces conditions, il ne suffit plus d’affirmer que le monde est entré dans une confrontation opposant les États-Unis à la Chine. Il faut aller au-delà de ce principe réaliste et contingent aux relations internationales, et comprendre ce que pourrait être ce choc dans la géopolitique et la géostratégie d’aujourd’hui, ainsi que dans la géoéconomie de demain.

Des idées émergent, des stratégies de confrontation se précisent

La géopolitique est composée de 2 mots, géo et politique, qui font référence aux changements de politique du monde dus à des facteurs géographiques. L’histoire géopolitique du monde a fait l’objet d’une analyse spatio-temporelle par des penseurs politiques et des géographes qui avaient vu l’histoire politique comme la causalité de facteurs géographiques. Lorsqu’il affirma à la fin du 16ème siècle que «quiconque contrôle la mer contrôle le monde», l’explorateur Walter Raleigh était loin d’imaginer qu’il formulait une équation géopolitique appelée à une longue postérité, mais également à susciter de vives polémiques.

Le conflit entre la puissance terrestre et maritime a été émis pour la première fois par Alfred Thayer Mahan dans son livre “The Influence of Sea Power upon History” qui a souligné que la puissance maritime est supérieure à la puissance terrestre en raison d’un mouvement facile et plus rapide, d’installations portuaires, d’un meilleur commerce, etc. La puissance maritime fait référence aux pays ayant une grande frontière maritime et la puissance terrestre fait référence aux pays qui sont enclavés ou qui ont une grande frontière terrestre. Cette idée a été contredite par la théorie du Heartland, nom donné à une analyse géopolitique de l’histoire du monde et proposée par le géographe britannique Halford John Mackinder en 1904 dans son article The Geographical Pivot of History (Le pivot géographique de l’histoire).

Selon Mackinder, le monde est comparable à un océan mondial où se trouve l’île mondiale («world island») composée de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique. Autour d’elle, se trouvent les grandes îles («outlying island») : l’Amérique, l’Australie, le Japon et la Grande-Bretagne. Selon cette théorie, celui qui contrôle le pivot mondial («heartland») commande l’île mondiale ; celui qui tient l’île mondiale tient le monde. Mackinder considérait en effet la masse continentale eurasienne-africaine comme «l’île mondiale» qui combinait des ressources humaines et naturelles incomparables et une insularité potentielle pour une grande puissance ou une alliance de puissances qui contrôlait ses régions clés.

Mackinder a averti qu’une grande puissance eurasienne ou une alliance de puissances pourrait utiliser les vastes ressources de l’île-monde pour construire une marine si puissante qu’elle pourrait devenir la puissance terrestre et maritime la plus puissante du monde, imitant le contrôle efficace de la mer Méditerranée par la Rome antique et ses terres environnantes.  Aujourd’hui, il faut ajouter à cette équation l’air, l’espace et la cyberpuissance pour bien comprendre la nature du défi de la Chine.

En 1944, Nicholas John Spykman, journaliste et universitaire américain, en tant que critique ou antithétique de la théorie du Heartland, a présenté son travail intitulé “The Rimland Theory” (La théorie du Rimland) dans son livre “The Geography of Peace” (La géographie de la paix). Il a donné une interprétation différente de l’importance relative de Heartland vis-à-vis des croissants intérieur et extérieur environnants. Sa théorie est basée sur les 2 postulats de base de Mackinder : (1) la Causalité géographique de l’histoire, et (2) le conflit entre le Land Power (puissance terrestre) et le  Sea Power (puissance maritime). Spykman considérait les caractéristiques géographiques comme des déterminants importants de la politique étrangère en raison de l’accent mis sur les variations spatiales.

Il a donc construit ce nouveau modèle géopolitique sur les mêmes prémisses que Mackinder, mais tout en considérant que la puissance maritime était suprême et la puissance terrestre, inaccessible, était inférieure. Spykman a en effet mis l’accent sur la mobilité maritime comme base d’un nouveau type de structure géopolitique. Selon Spykman, c’est la puissance maritime qui régit les relations entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Le Sea Power a un mouvement plus rapide, une plus grande accessibilité tandis que la terre peut être inaccessible en raison des collines, des rivières, des déserts, etc. Dans l’histoire humaine médiévale et l’ère pré-moderne, la puissance navale avait la suprématie sur la puissance terrestre car elle avait la technologie de navigation, les navires, etc.

Ainsi, pour Spykman, le Heartland (la partie continentale de l’Eurasie) semblait “moins important que le Rimland” (la frange maritime de l’Eurasie) car le Heartland ne pouvait pas supporter une grande population en raison des extrêmes climatiques en Sibérie centrale. Les Britanniques, les Français, les Allemands, les Portugais, les Espagnols et l’Italie étaient tous des puissances maritimes et le monde entier est devenu la maison coloniale de ces pays. Les puissances maritimes comptent plus des 2/3 de la population mondiale et regorgent donc de ressources humaines et technologiques.  La plupart de la population est située sur les zones côtières.

M. Spykman était convaincu que c’est une combinaison de puissances terrestres et maritimes contrôlant le Rimland qui contrôlerait selon toute probabilité les «relations de pouvoir essentielles du monde».  Selon lui, le contrôle du Rimland garantit donc le contrôle géopolitique du monde. Pendant la Guerre froide, cette théorie a sous-tendu les politiques de défense occidentales et a assuré la victoire de l’Occident dans sa confrontation avec l’URSS. C’est cette idée géopolitique que l’Occident est en train de revitaliser, concept qui l’a déjà aidé à triompher du bloc soviétique. “Elle reste d’actualité”, estime Michel Gurfinkiel, auteur d’un l’article sur ce sujet publié dans le Wall Street Journal.

Washington en quête d’alliés

“Une nouvelle stratégie mondiale occidentale prend forme. Son développement a été évident lors de la tournée du Président Biden au Moyen-Orient, en particulier lors du sommet en ligne du 14 juillet avec le groupe quadrilatéral I2U2 : le Premier ministre israélien Yair Lapid et le Premier ministre indien Narendra Modi (les I) [Israël et Inde] et le Président des Émirats arabes unis Mohamed ben Zayed et M.Biden (les U) [abrégés UAE et USA en anglais]”, assure Michel Gurfinkiel dans son article pour le Wall Street Journal. Dans la nouvelle guerre froide, les États-Unis et leurs alliés voudraient donner un nouveau souffle à ce concept géopolitique de la première partie du XXe siècle pour développer leur stratégie d’endiguement antirusse et antichinoise au XXIe siècle, affirme Michel Gurfinkiel. Un arc de coopération stratégique soutenu par les États-Unis s’étend maintenant de l’Eurasie occidentale à l’Eurasie orientale, en tant que “Rimland” océanique défensif contre les puissances continentales hostiles de l’Eurasie : la Chine et la Russie”, analyse M. Gurfinkiel.

Concernant I2U2, il ajoute que les questions de sécurité occupent une place croissante dans le programme d’échanges au sein de cette alliance, lancée en octobre 2021 “pour promouvoir la coopération sur les questions économiques et technologiques”. En même temps, M. Gurfinkiel laisse entendre qu’une alliance concrète sur la base de laquelle cette nouvelle stratégie sera mise en place n’est pas un point clé du concept géostratégique. Dans le même temps, M. Gurfinkiel avoue que tous les “partenaires potentiels du Rimland” ne sont pas “pleinement d’accord sur une stratégie d’endiguement coordonnée contre la Chine et la Russie”. “L’Europe peut se méfier davantage de la Russie que de la Chine, alors que le contraire pourrait être vrai en Asie du Sud et dans la région indo-pacifique”, explique Michel Gurfinkiel. Mais le consensus de tous les participants potentiels d’une telle stratégie de confinement de Moscou et de Pékin n’est pas encore atteint.

Afrique : entre deux blocs, l’audace de l’autonomie

D’un côté, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) cherche la domination mondiale, y compris en Afrique, elle n’est qu’un instrument de l’hégémonie américaine. L’Alliance atlantique et son organisation militaire, nées en 1949, ont servi de structure au bloc occidental dirigé par les États-Unis durant les cinquante années suivantes, jusqu’à la fin de la guerre froide. Elle a sapée l’indépendance de beaucoup des pays africains, dont celle de la République Démocratique du Congo, et en entretenant un monde injuste et une colonisation larvée, ont brisé les destins des peuples africains.

De l’autre côté, depuis plus de 20 ans, la Chine prend pied en Afrique, exploitant ses ressources tout en vendant ses marchandises à bas coût. Sa méthode? Des prêts tous azimuts soutenus par de gigantesques entreprises d’État chinoises. Néocolonialisme? Impérialisme? Mue par un appétit insatiable, Pékin semble ne reculer devant rien pour atteindre ses objectifs. Pillage des richesses, nouveaux liens de dépendance, entretien de la corruption, catastrophes écologiques, ..; les dérives chinoises sont protéiformes sur un continent au formidable potentiel de croissance, la République Démocratique du Congo en est la parfaite illustration. En filigrane, se dessinent les ressorts de la stratégie chinoise et de son ambition géopolitique : le “rêve chinois”, proclamé en 2012 par le secrétaire général du Parti communiste Xi Jinping, annonçait son ambition de devenir la première puissance mondiale… L’Afrique est le moyen pour y parvenir.

Dans ce monde de nouveau extrêmement instable, pratiquement dans une nouvelle guerre froide, quelle que soit la stratégie géopolitique d’un des blocs : “Sea Power” d’Alfred Mahan (1890), “Heartland” de Halford Mackinder (1904), “Rimland” de Nicholas Spykman (1942), “Containment” de George Kennan (1947), les décideurs africains doivent penser au-delà des théories traditionnelles axées sur la guerre et se demander : «Comment faire gagner l’Afrique dans cette campagne d’influence?». Pour cela, ils doivent réévaluer s’ils se concentrent sur les bons aspects de la concurrence entre les grandes puissances et se dépasser, sinon, des périls, il y en aura, pire que ceux passés.

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