L’opportunisme au sein du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) de l’ONU

Les procédures devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) à Arusha, en Tanzanie, suscitent de sérieux doutes quant à sa capacité à contribuer « au processus de réconciliation nationale et au rétablissement et au maintien de la paix » au Rwanda, comme le stipule la résolution 955 des Nations Unies qui a créé le tribunal en novembre 1994.

Les observateurs politiques d’Arusha estiment que la procédure est dans son ensemble totalement unilatérale et que les aspects internationaux importants du conflit qui a conduit à la catastrophe sont exclus des délibérations des tribunaux. Certains parlent de justice des vainqueurs, d’autres disent même qu’il s’agit d’un lynchage légal de l’ancienne élite hutu du Rwanda. Sachant que la résolution 955 de l’ONU est le fruit d’une demande du gouvernement du Front patriotique rwandais (FPR), le moins que l’on puisse dire est que ce tribunal est entaché d’opportunisme politique en faveur du FPR vainqueur et des intentions géopolitiques des gouvernements américain et britannique, qui ont soutenu le FPR dans sa marche au pouvoir de 1990 à 1994.

Le tribunal compte actuellement 59 accusés, dont 8 ont été condamnés à des peines allant de 12 ans à la réclusion à perpétuité, 22 sont en procès et 28 attendent leur procès à Arusha. Un accusé, Ignace Bagilishema, ancien maire de Mabanza, dans la préfecture de Kibuye au Rwanda, a été acquitté et remis en liberté. Tous les accusés étaient soit des membres de l’armée, soit des membres du gouvernement national et local du temps de l’ancien président Juvénal Habyarimana, soit des proches de l’ancien parti au pouvoir au Rwanda, le MRND. Jusqu’à présent, le tribunal n’a inculpé aucun membre de l’autre camp du conflit, le FPR à majorité tutsie, même s’il est notoire que ce parti, avant et après sa prise de pouvoir en juillet 1994, a également commis des crimes atroces contre la population civile.

Témoins experts exclus

Les avocats de la défense d’André Ntagerura, ancien ministre des Transports du Rwanda, ont tenté d’appeler deux témoins experts, au cours de la première semaine de juillet, pour témoigner sur les aspects internationaux du conflit. Il s’agit d’Uwe Friesecke, du bureau Afrique de l’EIR (voir le témoignage de Friesecke ) et de Wayne Madsen, un officier de la marine américaine à la retraite et journaliste d’investigation (voir le témoignage de Madsen). Ntagerura est l’un des accusés dans le “procès de Cyangugu”. Les autres sont Samuel Imanishimwe, ancien commandant de la caserne militaire de Cyangugu, et Emmanuel Bagimbiki, ancien gouverneur de la province de Cyangugu. Tous trois ont plaidé non coupables des accusations de génocide et de crimes contre l’humanité.

Les avocats de la défense voulaient que Friesecke témoigne sur le caractère international du conflit qui a conduit aux événements rwandais de 1994 et qu’il identifie les acteurs internationaux de cette crise. Madsen devait témoigner sur les personnes qui ont abattu l’avion présidentiel le 6 avril 1994 alors qu’il s’approchait de l’aéroport de Kigali, tuant le président rwandais Habyarimana et le président burundais Cyprien Ntaryamira, en visite au Rwanda. Après avoir examiné les témoignages écrits et entendu les plaidoiries de l’accusation et de la défense, les juges ont rejeté les témoignages proposés comme « non pertinents et irrecevables ».

Les juges ont reconnu que le témoignage de Friesecke contredisait directement l’acte d’accusation de Ntagerura, dans la mesure où il affirme que pendant les événements mentionnés dans l’acte d’accusation, un conflit qui n’était pas d’origine nationale existait au Rwanda. Le témoignage apporte de nombreuses preuves que le conflit était en réalité de nature internationale, car sans l’invasion du Rwanda par l’Ouganda et le soutien constant des services de renseignement anglo-américains aux forces d’invasion du FPR jusqu’à leur victoire, il n’y aurait pas eu de guerre au Rwanda en 1994. Néanmoins, les juges ont fait valoir qu’il était de notoriété publique que le conflit au Rwanda n’était pas de nature internationale, mais de nature interne.

En prenant cette décision judiciaire, les juges ont pris une décision de grande portée qui aura des répercussions sur toutes les autres affaires soumises au tribunal. La compétence du tribunal repose sur la définition des événements de 1994 comme « conflit armé non international », qui est reprise dans presque tous les actes d’accusation. Si ce « fait » pouvait être contesté avec succès par une équipe de défense devant le tribunal, le tribunal pourrait perdre sa compétence, ce qui aurait des conséquences politiques importantes. Mais pour l’instant, le rejet du témoignage de Friesicke a exclu cette possibilité.

Des sources proches du tribunal rapportent que des responsables de haut rang des Nations Unies et le principal membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, les États-Unis, craignent que l’aspect international de la crise rwandaise de 1994 ne puisse pas être définitivement exclu des débats, car la plupart des autres équipes de défense tentent également de trouver des moyens de l’introduire devant le tribunal. Connaissant la véritable histoire du Rwanda, du Burundi, de l’Ouganda et du Congo depuis 1990, on pourrait également affirmer qu’il est désormais de notoriété publique que les événements de 1994 étaient un conflit armé de caractère international. Si cela était reconnu par le tribunal, des questions très gênantes se poseraient sur le rôle du gouvernement ougandais et de son président Yoweri Museveni, ainsi que sur le rôle des États-Unis et de la Grande-Bretagne.

Procureurs des pays intéressés

L’argument selon lequel cela transférerait la responsabilité des massacres des acteurs locaux vers des gouvernements extérieurs et des institutions internationales comme le Fonds monétaire international (FMI) n’a aucun sens.

Par l’intermédiaire des Nations Unies, représentées par le tribunal, la communauté internationale traduit en justice un groupe de dirigeants politiques et de représentants du gouvernement de l’ancien gouvernement rwandais pour génocide et crimes contre l’humanité. Le témoignage de l’EIR ne soutient pas qu’aucun crime n’a été commis. Il est clair que des acteurs locaux, notamment des représentants de l’establishment politique et militaire hutu de l’époque, ont commis des crimes, mais ce n’est pas toute la vérité. La même communauté internationale qui traduit les personnes en justice a été impliquée, par l’intermédiaire de certains gouvernements importants, en tant que partenaires actifs d’une partie au conflit de 1990-1994, créant ainsi les circonstances dans lesquelles ces crimes ont été commis.

C’est un peu comme si un tribunal américain reconnaissait que le gouvernement, par le biais d’opérations de contre-espionnage, a participé à la création des conditions dans lesquelles les crimes dont un accusé est accusé ont été commis. Un tel tribunal peut déclarer un procès nul ou exiger que le gouvernement révèle toute la vérité sur son implication au tribunal. Au tribunal d’Arusha, les procureurs viennent de pays qui avaient intérêt à vaincre le gouvernement rwandais à l’époque. Si ce problème n’est pas réglé, le TPIR et l’ONU auront un autre problème très grave concernant leur propre crédibilité.

Selon les témoignages de l’EIR , les intérêts anglo-américains ont lancé la guerre contre le Rwanda en 1990 ; cela faisait partie d’une stratégie géopolitique continue visant à changer les structures de pouvoir en Afrique centrale et de l’Est. Les preuves connues jusqu’à présent ne représentent probablement qu’une fraction des faits qui montrent à quel point les gouvernements américain et britannique étaient impliqués aux côtés du FPR et du gouvernement ougandais, pour renverser le gouvernement Habyarimana.

La période critique, dont on sait relativement peu de choses, se situe entre le début de l’année 1991, lorsque le FPR a lancé une nouvelle offensive dans le nord du Rwanda, et la prise du pouvoir par le FPR dans la capitale, Kigali, en 1994. Certains affirment que des mercenaires anglo-américains ont combattu aux côtés du FPR. D’autres rapportent que des diplomates américains ont ouvertement menacé des membres du gouvernement intérimaire rwandais d’avril 1994 pour les amener à capituler.

Dans son témoignage écrit, Wayne Madsen a avancé l’hypothèse selon laquelle l’avion présidentiel rwandais aurait été abattu le soir du 6 avril 1994, tuant les présidents du Rwanda et du Burundi et déclenchant la dernière phase des massacres au Rwanda. Madsen a notamment cité des sources françaises pour étayer sa thèse selon laquelle l’avion aurait été abattu par le FPR, avec l’aide du gouvernement ougandais et le soutien des services de renseignements anglo-américains. Il a cité des transfuges du FPR qui confirment cette hypothèse. Madsen a également cité un rapport confidentiel de l’ONU sur l’attaque de l’avion, qui, selon un enquêteur de l’ONU, l’avocat australien Michael Hourigan, a révélé des preuves de l’implication du FPR.

Selon Madsen et des sources confidentielles, ce rapport a été remis à la juge Louise Arbour, juge canadienne à la tête du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), mais n’a jamais été rendu public. L’enquête a été close lorsque les détails de l’implication du FPR dans l’assassinat des deux présidents et de leurs conseillers ont été révélés. La «boîte noire» du Falcon a été secrètement transportée au siège de l’ONU à New York, et les informations qu’elle contenait sont retenues par l’ONU sous la pression des États-Unis.

Au vu des éléments désormais connus, la théorie selon laquelle des « Hutus radicaux » auraient abattu l’avion de Habyarimana n’est plus crédible.

De même, aucune enquête indépendante n’a jamais été menée sur l’assassinat du premier président élu du Burundi, Melchior Ndadaye, un Hutu, en octobre 1993, ce qui a contribué de manière significative à la montée des tensions au Rwanda avant 1994.

Le fait que ces deux enquêtes sur l’assassinat de trois présidents n’aient pas été menées montre clairement une dissimulation massive de la vérité derrière les événements tragiques survenus dans la région, qui ont culminé avec le carnage au Rwanda en 1994.

La crédibilité de l’ONU est à nouveau en jeu

L’incapacité des Nations Unies à intervenir au Rwanda en avril 1994 pour mettre un terme aux massacres a considérablement affaibli leur crédibilité. Des considérations politiques parmi certains des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU à l’époque ont bloqué toute action efficace. Aujourd’hui, les procédures d’Arusha posent la même question de la crédibilité de l’ONU et de l’existence d’une norme juridique internationalement reconnue pour juger les crimes contre l’humanité.

L’accusation au TPIR insiste sur le fait que les seules questions en litige devant le tribunal sont les actes criminels individuels commis localement par un groupe de personnes, les Hutus, qui auraient commis un génocide contre les Tutsis et les Hutus modérés. Si cette approche continue de guider les tribunaux du TPIR, les peines qui en résulteront ne seront ni justes ni propices à la réconciliation entre Hutus et Tutsis. Pourquoi une seule partie devrait-elle payer le prix du désastre rwandais ?

Mais l’ONU est confrontée à une question de principe plus importante. En octobre 1990, l’invasion du Rwanda par le FPR depuis l’Ouganda a déclenché une série de guerres et de conflits dans la région des Grands Lacs et au Congo (ex-Zaïre), qui ont depuis coûté la vie à 5 à 8 millions de personnes et les massacres dans la région se poursuivent encore. Il s’agit de la pire destruction de vies humaines depuis la Seconde Guerre mondiale. La raison de ce processus génocidaire était la volonté des puissances anglo-américaines de changer le visage de l’Afrique selon leurs désirs géopolitiques.

C’est seulement à cause de cette situation de guerre que les actes criminels ont été commis au Rwanda. L’ONU, par l’intermédiaire du TPIR, va-t-elle donner foi à la thèse selon laquelle les actes criminels commis au Rwanda en 1994 n’étaient que le résultat d’un conflit ethnique, d’une volonté des Hutus d’exterminer les Tutsis ? De cette façon, l’ONU ne serait plus qu’un instrument de la politique de puissance des membres anglo-américains du Conseil de sécurité de l’ONU.

Le gouvernement américain exerce actuellement des pressions sur l’ONU pour qu’elle accélère le processus du TPIR et mette un terme à ses travaux. Le prétexte est le financement, mais ce n’est un secret pour personne que les Etats-Unis craignent que plus le TPIR se prolonge, plus leur propre implication dans la crise rwandaise devienne un sujet de procédure judiciaire.

Si le TPIR déclare 50 ou plus de représentants éminents de l’ancien système hutu du Rwanda coupables de génocide ou de complot en vue de commettre un génocide contre les Tutsis et les Hutus modérés, alors ce sera la « connaissance commune » de la crise de 1990 à 1994 et le livre de l’histoire sera clos. Ce sera la justification ultime de l’usurpation du pouvoir à cette époque par le FPR et Paul Kagame au Rwanda et du rôle continu de Museveni en Ouganda, serviteur le plus obéissant des intérêts britanniques et américains dans la région. Cela absoudrait également les puissances occidentales de toute responsabilité dans le conflit.

La justice pour le peuple rwandais ne pourra être rendue que si toute la vérité sur les événements survenus entre 1990 et 1994 est révélée. Cela signifie non seulement traduire devant un tribunal les auteurs des crimes commis des deux côtés du conflit, mais aussi et surtout accuser ceux qui, à Washington, Londres et Kampala, ont conçu et mis en œuvre la politique de guerre des années 1990 en Afrique de l’Est et en Afrique centrale, dont les conséquences terribles se font encore sentir aujourd’hui. C’est seulement à ce moment-là que la vérité pourra être révélée. L’ONU et le TPIR sont pour l’instant très loin de cette tâche, et la décision prise la première semaine de juillet d’exclure le témoignage des experts Friesicke et Madsen a encore accru cette distance.


Source : Cet article est paru dans le numéro du 26 juillet 2002 de la revue Executive Intelligence Review.

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