Message de A.-E. De Schryver, ministre du Congo Belge, aux habitants du Congo, 16 octobre 1959

Chers Compatriotes du Congo,

La voie de l’indépendance est ouverte et l’émancipation politique du Congo qui y mène entre dans une phase définitive d’exécution. Il est bon qu’aucun doute n’existe à cet égard: voilà pourquoi je m’adresse directement à vous en cette veille d’évocation de l’amitié belgo-congolaise.

Congolais et Belges entendent voir préciser, sur la base du Message royal et de la Déclaration gouvernementale, les étapes de leur action commune dont le but est d’atteindre dans la stabilité politique, dans l’expansion économique et le progrès social, le stade souverain de l’indépendance du Congo. Sachant combien les populations du Congo aspirent à la gestion démocratique des affaires publiques de leur pays, j’entends confirmer tout de suite que cette responsabilité pèsera effectivement sur des représentants du peuple congolais, non seulement sur le plan du Territoire et de la Commune et à l’échelon de la Province, mais également au niveau de l’État congolais.

La première étape est en cours d’exécution. L’élite congolaise a réclamé des élections au suffrage universel. Ces élections au suffrage universel auront lieu pour tout le Congo au mois de décembre prochain. Ainsi, les structures de base du Congo seront légitimement organisées dans Ie respect de la volonté de tous les habitants, ainsi que cela se pratique dans tous les pays démocratiquement constitués.

Ces élections seront préparées et organisées suivant les règles que le Roi a fixées par décret. Dès la période pré-électorale, c’est-à-dire dans une quinzaine de jours, six commissions itinérantes, une par province présidée par un magistrat du Conseil d’État, et comprenant des délégués désignés par les partis politiques congolais, par les chefs coutumiers et par les collèges consultatifs des provinces, veilleront à garantir la liberté des électeurs et des candidats. Par ces élections, les institutions de base, territoires et communes, seront aux mains des Congolais qui auront à gérer d’une façon nouvelle et sous leur responsabilité, d’importants intérêts locaux et régionaux. Aussi, tout électeur aura à cœur de participer au scrutin de décembre prochain. Aussitôt après, une deuxième étape s’ouvrira: La constitution des institutions provinciales. En suite des débats de la récente session du Conseil de législation, une réforme capitale est intervenue dans l’organisation de ces institutions.

Répondant aux vœux souvent exprimés, un décret du 7 octobre :

  • Accorde à chaque province du Congo la plus large autonomie et des pouvoirs ,
  • Organise la composition des Conseils de province comme suit:
  • 6/10 de membres élus au deuxième degré,
  • 3/10 de membres cooptés par les membres élus,
  • 1/10 de membres nommés.

Composés pour 9/10 de membres élus et jouissant de très larges pouvoirs dans Ie cadre de l’intérêt provincial, ces Conseils auront donc une indiscutable assise populaire et représentative. Le gouverneur de province et une députation permanente formeront Ie gouvernement provincial. Cette réforme profonde contient de riches possibilités de développement et d’adapta­tion : la sagesse des gouvernements dans chaque province, leur sens de solidarité avec les habitants des autres régions, sauront utiliser ces pouvoirs au profit de la Nation congolaise tout entière. Une troisième étape comporte, comme je l’ai déjà annoncé le 4 septembre en prenant mes fonctions ministérielles, la création et la mise en place, en 1960, de deux Assemblées législatives et d’un Exécutif, c’est-à-dire d’un gouvernement général pour tout le Congo.

***

C’est de l’élaboration de cette réforme essentielle que je voudrais maintenant vous entretenir avec franchise et clarté. Bien que le gouvernement beige unanime ait des vues assez précises sur l’évolution politique du Congo, il n’entre cependant pas dans les intentions de la Belgique d’imposer des formules toutes faites. Tout en conservant la responsabilité suprême, jusqu’au terme de leur évolution politique à l’égard des populations congolaises qu’elle a guidées, la Belgique désire que la réalisation de l’indépendance du Congo se fasse par des voies acceptées par l’immense majorité des habitants et elle souhaite que les organes à créer répondent aux aspirations profondes et à l’intérêt général du peuple congolais.

À cette fin, des colloques ont déjà eu lieu au gouvernement général et dans les provinces : ils ont grandement aidé Ie gouvernement et lui ont fourni des données qui ont permis des remaniements heureux dans l’organisation des institutions locales. Des colloques ont aussi éclairé Ie gouvernement sur certaines des mesures à envisager pour l’avenir immédiat. Cette procédure sera amplifiée et élargie pour aboutir à un dialogue franc sur les principes et les modalités des futures institutions centrales du pays.

Les intentions de la Belgique sont ainsi claires. Le gouvernement souhaite promouvoir de la sorte un accord préalable large sur les données essentielles de ces réformes. Dès avril 1960, Ie gouvernement compte prendre l’avis des Conseils de province, nouvellement constitués, sur les projets relatifs à ces institutions centrales. Aussitôt après la synthèse de ces consultations, effectuée suivant la formule la plus efficiente, le projet de loi définitif sera déposé <levant les Chambres belges.

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Vous vous demandez peut-être à cet endroit si le ministre responsable ne pourrait pas donner les vues principales du gouvernement sur les structures nouvelles. Sous les réserves exprimées, je les résumerai sous forme de suggestions :

Je vois, pour ma part, le Congo doté de deux Assemblées législatives. La première Assemblée comprendrait une centaine de députés élus suivant le système de représentation proportionnelle. Les candidats pourraient être désignés, soit par le suffrage direct des habitants, soit au deuxième degré par les conseillers élus de Territoire et les conseillers communaux. Les deux systèmes sont démocratiques; ils ont chacun leurs avantages et leurs désavantages.  Par ailleurs, il pourrait être utile que l’Assemblée, au cours de la première législature, soit assistée par des experts qui n’auraient pas voix délibérative. La seconde Assemblée – moins nombreuse que la première – serait un Sénat composé en majorité de membres élus par les Conseils de province, chaque province disposant d’un même nombre de sièges. Un certain nombre de membres pourraient être cooptés, d’autres, enfin, seraient choisis par le Roi parmi les notabilités susceptibles d’apporter un concours précieux à l’Assemblée.

La compétence des deux Assemblées s’étendrait à toutes les matières attribuées par la loi et serait substantielle dans le domaine de la législation interne. Les décrets-lois seraient examinés en projet par les deux Assemblées avec le concours du gouvernement. L’adoption des décrets-lois dépendrait des deux Assemblées: les règles essentielles de procédure seraient établies. La sanction des décrets-lois appartiendrait au gouverneur général, au nom du Roi. Le Pouvoir exécutif serait assuré par un Conseil de ministres assisté éventuellement de sous-secrétaires d’État, présidé par le gouverneur général, représentant le Roi.

La mise en place des deux Assemblées législatives et du gouvernement congolais pourrait se faire, plus ou moins rapidement suivant le système électoral qui sera adopté pour l’Assemblée des députés; d’autre part, de nombreuses dispositions légales indispen­sables au fonctionnement des nouvelles institutions centrales devraient être prises après la constitution des Conseils de province. Les Assemblées et le gouvernement dont les membres seraient nommés par le Roi pourraient donc être en place au mois d’août ou de septembre 1960. D’avance, nous partageons la fierté que ressentiront les Congolais, et les Belges avec eux, quand, dans moins d’un an, les Chambres législatives congolaises pourront être ouvertes au cours d’une cérémonie très solennelle.

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Nous croyons sincèrement qu’il faudrait que les institutions au niveau national congolais connaissent une période de fonctionnement d’une certaine durée, sans importan­tes modifications dans leur structure. Cette période permettrait aux élus et aux dirigeants d’éprouver la valeur du système et de se rendre compte de tous les problèmes administra­ tifs, financiers, sociaux, culturels, juridiques, économiques et politiques qui se posent au Congo; ils porteraient des responsabilités et acquerraient de l’expérience. Les populations également pourraient juger l’évolution nouvelle.

Le fonctionnement des institutions centrales doit permettre au Congo de décider de son avenir en pleine connaissance des problèmes et en toute liberté. Avant la fin de la première législature, qui pourrait durer quatre ans au maximum, les assemblées législatives auraient à élaborer un projet de constitution définitive qui serait soumis à l’approbation des populations. C’est à ce moment que la Belgique et le Congo, chaque pays agissant en toute indépendance par ses organes législatif et exécutif, auront à décider des institutions communautaires qu’ils se donneront. Sans vouloir préjuger de l’avenir, le gouvernement beige pense que les intérêts des deux nations seraient le mieux servis par une communauté mutuelle, forte et confiante. Telles sont, mes chers compatriotes du Congo, les perspectives réalistes et encoura­geantes auxquelles nous pensons.

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Si nous nous sommes penchés jusqu’ici sur les problèmes d’ordre politique parce que nous savons que leur bonne solution appuyée par des efforts constants des Blancs et des Noirs doit assurer la stabilité interne du Congo, nous ne pouvons oublier de parler aussitôt des problèmes financiers et économiques qui, tout autant, doivent être résolus pour que les structures politiques congolaises puissent fonctionner normalement. L’équilibre nécessaire entre les ressources de l’État congolais et les dépenses publiques ne pourra être atteint que moyennant un effort d’austérité au Congo même, à renforcer sans retard. La Belgique interviendra pour aider le Congo d’une façon exceptionnelle, en 1 960. Le gouvernement vient de prendre à cet égard des décisions de principe d’une extrême importance: il soumettra aux Chambres le projet de création d’un fonds d’assistance atteignant au moins deux milliards de francs. En outre, le principe est acquis de la création d’un fonds de développement auquel la Belgique prendra une forte participation.

Il est tout aussi indispensable que soit arrêté un plan de développement économique pour les prochaines années : un groupe de travail, réuni à Bruxelles, a déjà abordé tous les aspects de ce plan en ce qui concerne les investissements publics au cours des années 1960- 1961 ; il ouvre de larges perspectives pour les investissements du secteur privé. L’ensemble des mesures en préparation a pour objectif de dégager de plus en plus la population congolaise de l’économie de subsistance pour l’intégrer dans une économie de marché de base monétaire. Telle est l’ambition du gouvernement. Les capitaux belges et internationaux, autant que l’épargne congolaise s’investiront au Congo grâce à la stabilité et à la sécurité des biens et des personnes que seule une collaboration permanente des Noirs et des Blancs et une action efficace des autorités peuvent garantir. Tous mes auditeurs voudront bien réfléchir car sans cette garantie essentielle, l’œuvre de développement économique et du progrès social ne pourrait réussir.

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J’en appelle à tous et tout particulièrement à ceux qui, de droit ou de fait, détiennent une quelconque autorité sur la population. L’évolution tant politique qu’économique ne peut se réaliser que dans le calme et dans l’ordre. Tous ceux qui maintiendraient ou provoqueraient une atmosphère de tension ou de troubles ne pourraient que mettre en cause la formation harmonieuse de l’État congolais.

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Le Congo aura encore besoin durant de longues années, de la présence beige. Le gouvernement sait qu’il peut s’appuyer sur le dévouement et la compréhension de tous les fonctionnaires et agents. Il compte sur eux. Leurs intérêts légitimes seront sauvegardés; les projets de loi concernant l’interpéné­tration des carrières et des garanties en matière de pensions et le projet de loi de cadre pour les garanties des agents des parastataux sont soumis à !’examen du Conseil d’État. La satisfaction légitime qui leur est ainsi accordée rendra plus fructueuse leur collaboration désintéressée à cette grande tâche civilisatrice que constitue l’africanisation progressive, aux divers échelons, de cadres qui formeront l’épine dorsale du Congo indépendant.

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Chers compatriotes du Congo, je voudrais en terminant faire appel à votre cœur, à votre imagination et à votre raison. À votre cœur, car les choses durables ne peuvent s’édifier sans amour, sans respect profond des hommes. À votre imagination, car c’est en alliant avec sagacité les trésors de l’âme africaine aux valeurs occidentales que vous serez les grands artisans de la Nation congolaise, émergeant au centre du vaste continent d’Afrique.

À votre raison, car le sens des réalités économiques et financières, le concours d’hommes expérimentés et la volonté de construire solidement et pratiquement les organes de la vie publique sont indispensables pour structurer le jeune État moderne que devient Ie Congo. La Belgique, vous l’avez entendu, veut que le Congo ait, en 1960, son propre gouvernement, ses assemblées centrales, ses institutions provinciales, ses Conseils de territoire, de commune et de ville. Elle le veut dans la clarté et l’amitié.

Je fais appel au patriotisme des Blancs et des Noirs. Je fais appel à l’amour des Congolais pour leur patrie, pour qu’ils collaborent ensemble, par les élections, à l’édification du Congo moderne et au visage nouveau. Il faudra des apports de toutes les tribus et de toutes les races pour que le Congo soit fort et grand. À ce tournant historique, qu’il n’y ait désormais plus de méfiance: la confiance mutuelle doit seule régner!

Référence : De Schryver (R.), « Conversation avec Auguste-E. De Schryver, ancien Ministre du Congo belge, sur les années 1955-1960 », in : Congo 1955-1960. Recueil d’études. Bruxelles : Académie Royale des Sciences d’Outre-mer (ARSOM), 1992, pp. 205-228.

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