Entretien* avec Macaire MANIMBA, Historien, Professeur des universités | Propos recueillis par Bob KILONGO, journaliste.
Bonjour Professeur !
Vous nous avez appris que Léopold II avait annoncé la naissance de l’Etat Indépendant du Congo le 1er juillet 1885. Comment les populations congolaises avaient-elles reçu cette annonce ?
Déjà il faut dire que les indigènes congolais n’étaient même pas informés de la création de cet Etat atypique. L’année 1885 marque au fait un tournant majeur dans l’évolution de leurs sociétés. Désabusés, ils se sont vus contraints de reconnaître l’autorité d’un roi étranger (Léopold II, devenu du jour au lendemain le souverain de tout le bassin conventionnel du Congo. Pour ces indigènes, donc, 1885 représente une rupture avec leur passé et le début d’une triste période de domination et d’exploitation abusive.
En pratique comment les indigènes congolais réalisaient-ils que le nouvel Etat s’installait dans leur contrée ?
C’était souvent lors d’opérations militaires au cours desquelles les forces d’occupation obligeaient les autochtones à s’engager pour un certain nombre de prestations en faveur du nouvel Etat comme on peut le comprendre dans le discours prononcé, le 18 mars 1891, par Charles Lemaire, premier administrateur du district de l’Equateur, devant les chefs des Wangata:
Bula Matari, chef de tout le pays, m’a envoyé pour faire ici un grand village. Ceux qui ne seront pas ses amis auront la guerre. Pour nourrir mes hommes, les villages d’amont viendront tenir marché à la station tous les quatre jours, de même que les villages d’aval, les jours de marché étant alternés de deux en deux. Un Blanc amènera les hommes au marché qui sera ouvert et fermé par le tambour.
Les villages fourniront des vivres aux Blancs. On paiera 1 mitako (anneau en cuivre de 5 centimes) pour trois œufs. Chaque village fournira à son tour une dame-jeanne de masanga (vin de palme) gratuitement. Dès le départ, les habitants du bassin congolais, bien que théoriquement citoyens du nouvel Etat, furent considérés comme de simples sujets du roi et des Belges, astreints aux travaux forcés, sans droits politiques et libertés publiques. Les colons devaient tout leur imposer selon cette règle d’or : « On ne discute pas avec les Noirs, on leur donne des ordres ».
On était donc loin de belles intentions exprimées par Léopold II à l’ouverture de la Conférence Internationale de Géographie en septembre 1876, lorsqu’il fit savoir qu’il entendait « Ouvrir à la civilisation la seule partie du globe où elle n’a pas encore pénétré. Ainsi, sous prétexte de la mission civilisatrice, Léopold, après avoir chassé les négriers arabo-musulmans du Congo, avait instauré un régime de terreur et de travail forcé, où le Nègre, réduit en esclavage sur sa propre terre, allait se retrouver victime de traitements dégradants.
Peut-on dire que les indigènes congolais avaient accueilli favorablement la mission civilisatrice telle qu’annoncée par le roi Léopold II ?
Pas du tout. Ils subissaient plutôt une injustice. Ils étaient en réalité réduits en esclavage sur leur propre terre. Confrontés aux dures réalités de l’entreprise coloniale et subissant quotidiennement provocations et humiliations de la part de l’envahisseur, ils durent s’organiser comme ils pouvaient. Mais après maintes et vaines tentatives de résistance, ils finissaient par se soumettre à l’autorité coloniale en acceptant sans conditions de fournir vivres, porteurs et jeunes gens robustes pour le service d’un Etat qui avait énormément besoin de main-d’œuvre.
Perçue sous cet angle, l’occupation effective du bassin congolais par Léopold II « ne fut pas la ‘‘pacification’’ comme on l’a prétendu. Les territoires ne furent créés que pour l’exploitation. Pour cela, on pouvait piller et incendier les villages, tirer de manière inconsidérée sur les indigènes non armés et continuer à verser du sang innocent, etc. Toutes ces méthodes violentes n’avaient rien à voir avec la ‘‘mission civilisatrice’’ prétendue par Léopold II et ses suppôts.
Avez-vous des preuves irréfutables pour affirmer que Léopold II et ses agents s’étaient livrés à la violence contre les indigènes congolais entre 1885 et 1908 ?
Je détiens énormément de preuves à cet égard. Comme par exemple le fait que toutes les deux semaines les hommes en âge de travailler devait fournir à l’Etat 5 kg de caoutchouc séché. Les récalcitrants devaient subir la rigueur de la loi léopoldienne (arrestation, flagellation à la chicotte, mutilation des membres, incendie des villages, etc. Autre preuve, dans les propos de Charles Lemaire, ancien commissaire du district de l’Equateur, repris dans l’ouvrage de D.
Vangroenweghe, on peut discerner le rejet de cette mission civilisatrice à l’envers. Ecoutons ce que ce haut fonctionnaire affirme :
Pour moi comme pour tout le monde, l’Afrique centrale n’était qu’une terre d’épouvante. Mon esprit était tout prêt à accueillir les dires de nos « anciens », c’est ainsi que mon éducation africaine commença dans les coups de fusil et de canon, dans les incendies de villages à « mettre à raison », en un mot dans l’abus et le surabus de la force avec tous ses excès. Je devins chef à mon tour (au district de l’Equateur), pendant un temps, je suivis les exemples reçus, puis, peu à peu, j’en vins à douter de l’excellence de nos procédés : je relus avec horreur mes premiers rapports ; mon être entier se ressaisit ; je me jurai de consacrer mes efforts à la race noire, je me promis de dire et de redire les raisons du malentendu qui a couvert l’Afrique de sang innocent. Il m’avait fallu quatre ans pour ouvrir les yeux aux réalités. (…).
Et quand je repris le chemin de l’Afrique, j’étais certain que je ne tuerai plus. Et je ne tuai plus. Ces propos, émanant d’un haut fonctionnaire de l’Etat indépendant au terme d’une expérience administrative africaine frustrante dans le district de l’Equateur, en disent long sur les méthodes d’administration et d’exploitation pratiquées par l’Etat indépendant du Congo : usage excessif de la force militaire, appropriation abusive de terres africaines, razzias, pillage et incendie des villages, destruction des récoltes, corvées, recrutement forcé de la main-d’œuvre, humiliation des chefs locaux, prise d’otages de femmes et enfants, flagellation à la chicotte, amendes arbitraires infligées aux indigènes qui ne fournissaient pas la quantité de caoutchouc fixée.
Au regard des faits rapportés ci-dessus, on peut affirmer que le régime prédateur de Léopold II s’est établi par la force et que c’est par la force qu’il s’est maintenu pendant vingt-trois ans, occupé avant tout à la spoliation des terres indigènes.
Professeur, êtes-vous en train de nous dire que Léopold II avait mené au Congo une politique économique visant à déposséder les indigènes de leurs terres ?
C’est exactement ce que e suis en train de dire depuis le début de l’émission. Avec Léopold II il y a eu spoliation de terres indigènes. L’Etat Indépendant du Congo n’a pas mis longtemps pour s’approprier les terres dites vacantes, en application du Code Napoléon à son article 711 : « Les biens sans maître appartiennent à l’État » ou encore en application de la vision hégémonique planétaire du Reich wilhelmien qui procédait de l’idée darwinienne souvent évoquée et défendue par les pangermanistes de la société coloniale allemande : « Si la race noire n’est pas en mesure de mettre en exploitation les immenses ressources que la nature lui a confiées pour le bonheur de l’humanité entière, il appartient aux autres races de le faire à sa place ».
Le débat, voyez-vous, renvoie aux préoccupations du roi-souverain qui, à partir de 1885, avait maladroitement cherché à définir les fondements de la propriété indigène en fonction des intérêts de son Etat atypique, en instaurant « une politique indigène brutale, fondée sur des logiques de refoulement, d’exclusion et d’enfermement ». La politique économique préconisée niait « la notion même de propriété chez les peuples nomades et ne reconnaissait aux ‘‘sauvages cultivateurs’’ que la possession des terres mises en culture au moment où la puissance impériale procédait à la délimitation des terrains.
Comment cette politique économique déprédatrice a-t-elle évolué ?
Il faut dire que tout cela se passe à l’insu des indigènes Congolais. Ils ne sont informés de rien. Le jour même de la proclamation de la fondation de l’EIC, le 1er juillet 1885, l’administrateur général, Sir Francis de Winton, en poste à Vivi, fait au nom du roi Léopold II la déclaration suivante : Un décret du Souverain invitera incessamment tous les non-indigènes qui possèdent actuellement ou occupent actuellement, à un titre quelconque, des terres situées sur le territoire de l’État Indépendant du Congo, à faire une déclaration officielle indiquant ces terres et à soumettre à l’examen et à l’approbation du gouvernement les contrats et les titres en vertu desquels ils les occupent.
Le décret a pour but d’assurer, dans les formes qui seront prescrites, la reconnaissance des droits acquis, et de permettre l’organisation régulière, dans un avenir prochain, de la propriété foncière dans ledit État. En attendant, pour éviter des contestations et des abus, l’administrateur général, autorisé à cet effet par le Souverain, arrête :
1. A partir de la présente proclamation, aucun contrat ni convention passée avec les indigènes pour l’occupation, à un titre quelconque, de parties du sol, ne sera reconnu par le gouvernement et ne sera protégé par lui, à moins que le contrat ou la convention ne soit fait à l’intervention de l’officier public commis par l’administrateur général et d’après les règles que ce dernier tracera dans chaque cas particulier.
2. Nul n’a le droit d’occuper sans titre des terres vacantes, ni de déposséder les indigènes des terres qu’ils occupent ; les terres vacantes doivent être considérées comme appartenant à l’État.
Peut-on affirmer que cette déclaration est d’une grande importance dans la compréhension du régime foncier que l’Etat indépendant s’apprêtait à mettre en place ?
Juridiquement parlant, elle annonce les dispositions qui seront bientôt prises pour l’occupation et la gestion des terres dites vacantes (terres domaniales) dont l’unique propriétaire sera désormais le nouvel Etat, c’est-à-dire Léopold II lui-même. Mais tout cela se fait – encore une fois – à l’insu et sans la moindre implication des indigènes congolais auxquels on « ne reconnaît plus légalement le droit de concéder ou de céder l’occupation de quelque partie que ce soit de leur propre sol, soit à titre de propriétaire, soit à titre d’usage, sans l’intervention de l’État ».
La mise en scène fonctionna parfaitement bien puisque le même jour (le 1er juillet 1885) à Bruxelles, très loin de Vivi, une ordonnance royale, en son article 2, prévoyait que « nul n’a le droit d’occuper des terres vacantes, ni de déposséder les indigènes des terres qu’ils occupent ; les terres vacantes doivent être considérées comme appartenant à l’Etat ».
Il semble que, pour étayer et défendre cette théorie domaniale, Léopold II a du auparavant consulter des juristes (belges). Tous, avaient-ils une même compréhension des terres vacantes ?
Tous ou presque définissaient les terres vacantes comme des ‘‘terres qui n’ont été soumises ni à la culture, ni à la jouissance des particuliers ; des terres qui n’ont pas encore de possesseurs, donc qui sont sans maître. Une telle terre peut être valablement occupée et érigée en propriété par le premier venu’’. Pour ces juristes, donc, « l’État Indépendant, propriétaire de tous les territoires inoccupés par droit de premier occupant, peut en disposer librement, comme pourrait le faire tout autre propriétaire ».
Défenseurs acharnés des intérêts de l’EIC, ils estiment que l’ordonnance du 1er juillet 1885 est « conforme aux principes universellement appliqués du droit des gens, parce que, d’après eux, elle respecte l’équité, sans laquelle il n’y a pas de droit, en consacrant l’inviolabilité de la possession des indigènes, antérieure à la constitution de l’État ».
Comment réagissez-vous à cette théorie domaniale ?
A mon avis, la prétention de l’EIC sur les terres dites vacantes ou non immatriculées ne tenait tout simplement pas compte des coutumes et usages des autochtones dont les terres étaient périodiquement mises en jachère ou en réserve, sans parler des « forêts sacrées qui caractérisaient le système cultural généralement pratiqué ». En ignorant ainsi les réalités socio-culturales du bassin congolais, le nouvel Etat oubliait que seuls les indigènes pouvaient réellement le renseigner sur ‘‘la situation et les droits préexistants’’ d’autant qu’ils connaissaient mieux que quiconque le principe de la première occupation comme titre de propriété et savaient surtout que leurs ancêtres s’étaient appropriés les terres, souvent après sacrifice rituel aux mânes ou esprits du lieu.
Là où l’EIC tentait vainement d’introduire la distinction entre une possession exclusive et une possession limitée du sol, les indigènes n’y voyaient qu’une seule et même propriété, se réservant exclusivement tous les droits fonciers en fonction de leurs besoins vitaux. Pour les autochtones, en effet, « la terre que l’on possède ne se limite pas à la superficie du village. Les immenses surfaces destinées à la chasse, à la pêche et à la cueillette auraient dû être considérées comme ‘‘rentabilisées’’, et donc respectées en tant que telles ».
On le voit bien. L’occupant européen oubliait que l’indigène devait vivre en grande partie de la chasse, de la pêche et de la cueillette ; qu’il avait besoin de sa forêt pour tout ce qui lui servait à se nourrir, s’habiller, s’abriter et se rendre la vie possible et agréable ; que l’emplacement du village et des cultures devait pouvoir être changé régulièrement.
Peut-on donc affirmer que l’ordonnance du 1er juillet 1885 ouvrait la voie à une sorte de politique d’expropriation ?
Tout à fait. La propriété coutumière foncière au Congo comme partout ailleurs en Afrique subsaharienne était ‘‘essentiellement collective, inaliénable et imprescriptible’’. Malgré cette appropriation collective, il n’était pas rare « que des droits d’usage soient accordés sur la terre aux membres de la collectivité et éventuellement aux étrangers qui en faisaient la demande selon les règles coutumières qu’ils s’engageaient à respecter ».
En ce sens, oui, l’ordonnance du 1er juillet 1885, qui constitue la charte foncière de l’EIC, piétinait les usages coutumiers congolais, niait le droit des indigènes de disposer et de jouir paisiblement de leurs terres et ouvrait dangereusement la voie à une véritable politique d’expropriation : Ces terres que leurs ancêtres se sont appropriées, les possesseurs actuels s’en savent les héritiers légaux. Toute la société indigène reconnaît cet héritage avec tous les droits réels qui en découlent et les lois coutumières les sanctionnent.
Ces propriétaires revendiquent le droit de disposer de leurs terres d’une manière absolue et exclusive, d’en user comme ils l’entendent, d’en interdire ou concéder l’usage et l’usufruit comme ils veulent, de s’en réserver tous les fruits et toutes les utilités. Et d’après tous les historiens de la propriété primitive, cette vraie propriété, basée sur le droit naturel, a chez eux encore un caractère sacré qui la rend intangible.
Les juristes consultés par le roi avaient aussi prétendu que le domaine de l’Etat se composait « des terres qui n’étaient occupées ni utilisées par personne lorsque l’Etat du Congo s’était constitué en 1885 ». Mais étant donné que les indigènes n’occupaient apparemment qu’une infime portion du pays, le nouvel Etat fit « valoir un droit de propriété absolu et exclusif sur la presque totalité du territoire congolais ».
Il pouvait « ainsi disposer, à lui seul, de tous les produits du sol et poursuivre pour vol tout indigène qui prendrait pour lui un fruit, ou pour recel tous ceux qui achèteraient ce fruit ». Par un simple décret, donc, Léopold II avait arraché aux populations autochtones près de 99 % des terres. Les conséquences furent désastreuses pour l’économie indigène. Si bien qu’un « Pygmée qui tuait un éléphant et en vendait les défenses ne pourvoyait plus légitimement à ses besoins, mais volait l’Etat.
Source image: https://actualite.cd/index.php/2021/08/21/belgique-congo-pardon-est-un-debut-mais-de-quoi
* Cet entretien a fait l’objet d’une émission diffusée sur Radio Maria RDC, station de Kinshasa.