Entretien* avec Macaire MANIMBA, Historien, Professeur des universités | Propos recueillis par Bob KILONGO, journaliste.
Professeur, Bonjour !
Nous allons aujourd’hui raconter l’histoire de l’Opération Dragon rouge, qui avait permis de libérer la ville de Kisangani de la tutelle Simba en 1964. Avant d’aller plus loin, dites-nous à peu près quel était le contexte sociopolitique à l’époque des faits ?
Le contexte était celui de l’anarchie et du chaos social, commencé cinq jours à peine après l’accession du pays à l’indépendance. Les mutineries au sein de la Force publique avaient fait que les troupes belges réinvestissent le Congo, que Tshombe proclame l’indépendance du Katanga et devienne président de l’éphémère république pendant presque deux ans, sans parler de l’indépendance du Sud-Kasaï. Mais surtout il faut souligner l’assassinat de Lumumba par les éléments réactionnaires du Katanga avec la complicité de Mobutu, Kasa-Vubu, Nendaka et leurs parrains belges et américains. A partir de ce moment, le Congo devint le théâtre de conflits d’ethnies, d’intérêts et d’idéologies, basculant ainsi dans une anarchie sanglante: soldats mutinés, bandes de pillards semant la désolation à travers le pays, chasse aux Blancs par endroit, guerres tribales, rébellions d’inspiration maoïste, etc. La sécurité n’avait plus cours.
Puisque nous parlons de la libération de la ville martyre de Kisangani, aidez les auditeurs à comprendre la situation qui prévaut dans les provinces orientales entre 1960 et 1964.
Dans les provinces orientales (Province Orientale, Maniema, Nord-Katanga et Kivu), et dans une moindre mesure à l’Équateur, dans les contrées batetela et dans le Kwilu, des groupes rebelles, ayant pris de l’envergure, contrôlent presque les deux tiers du territoire national. Trois leaders nationalistes, fidèles à Lumumba, font parler d’eux: Pierre Mulele (Kwilu), Christophe Gbenye (Province Orientale), et Gaston Soumialot (Kivu). La Province Orientale, en particulier, devient une véritable poudrière. Parce que la crise politique commencée à Kinshasa en juillet 1960 a pris ici une tournure violente lorsque les masses populaires ont appris que Patrice Lumumba a été déposé, jeté en prison puis assassiné au Katanga, et que son parti, le MNC, a été expulsé du gouvernement central.
Professeur, vous parlez de l’anarchie qui règne dans toutes les provinces de la partie orientale du pays. Mais pourquoi a-t-on tendance à mettre l’emphase sur Kisangani ?
Quand la chasse aux mouvements nationalistes commence à Léopoldville, les amis de Lumumba, qui ont réussi à s’échapper du filet du général-major Mobutu, se replient à Stanleyville, d’où ils proclament, en novembre 1960, la naissance d’une éphémère République avec Antoine Gizenga comme président. Cette nouvelle République ne sera d’ailleurs reconnue que par l’URSS, l’Allemagne de l’Est, la Chine, le Ghana, l’Égypte, etc. Le camp occidental, quant à lui, choisira d’appuyer le gouvernement de Léopoldville, tout en promettant de l’aider à mettre un terme à la balkanisation du pays.
Gizenga n’a pas régné longtemps sur la nouvelle république. Que s’est-il passé ?
Lorsque le 13 janvier 1962, la Chambre des députés se prononce en faveur de la destitution de Gizenga comme vice-premier ministre (d’Adoula) et le déchoit de son mandat parlementaire, sa situation est devenu précaire et intenable. Même Lundula, Chef d’Etat-major de l’armée révolutionnaire, a dû prendre ses distances de Gizenga, préférant recevoir ses ordres directement de Léopoldville, c’est-à-dire du gouvernement Adoula. C’est ainsi que le 16 janvier 1962, Lundula ordonne l’arrestation de Gizenga à Kisangani et le fait transférer quatre jours plus tard à Léopoldville où il est placé en résidence surveillée. Cette arrestation consacre ainsi la fin de l’éphémère république dont la capitale se trouvait à Kisangani. Les autorités de Léo contrôlaient de nouveau Kisangani et une bonne partie de la Province orientale. Mais deux années plus tard, en août 1964, les rebelles Simba au cri de Mulele Mayi sont revenus en force pour réoccuper Kisangani.
Lorsque les Simba reprennent la ville de Kisangani, quel sort réservent-ils aux collaborateurs du pouvoir de Kinshasa, notamment ceux qui tenaient l’administration territoriale aussi bien à Kisangani que dans d’autres centres urbains ?
Les collaborateurs du pouvoir de Léo sont tout simplement persécutés. Dans la ville de Kisangani, capitale de la nouvelle République populaire du Congo, le monument de Patrice Lumumba devient l’autel sur lequel les émeutiers se livrent aux pires ignominies. Le premier à être sacrifié est le maire de la ville, Léopold Matabo. Un bourreau lui tranche les membres avec une précision de chirurgien et les distribue aux partisans qui se mettent à les dévorer devant l’agonisant que l’on découpe ensuite en quartiers afin de vendre sa chair au marché. Tous ceux qui sont soupçonnés de collaborer avec le gouvernement de Tshombe auront les pieds coupés à la hache. On les obligera «à courir sur leurs moignons et seul le premier arrivé au pied du monument aura la vie sauve». Les autres auront «le crâne fendu à la machette et seront livrés pantelants aux femmes hystériques qui leur arrachent le cerveau qu’elles piétinent en hurlant».
On estime à deux mille cinq cents le nombre de personnes tuées devant le monument de Patrice Lumumba à Stan. Le cri des rebelles, c’est «Manteka, manteka», à chaque fois que s’écoule le cerveau du crâne d’un ennemi fendu à la machette. Tout ça se passe à Kisangani.
A Tshumbe dans la région Batetela, les rebelles poussent loin leur sadisme en faisant étendre nourrissons et petits enfants des collabos «sous un soleil brûlant en attendant leur mort, quelques jours plus tard».
Ailleurs, évolués, hommes d’affaires, missionnaires se font humilier souvent sur la place publique. Considérés à tort comme ennemis de la révolution et, donc, responsables de l’échec de l’indépendance, ils vivent avec la peur au ventre, obligés de se cacher pour ne pas se faire prendre par les Simba. C’est ainsi qu’à Punia, des missionnaires sont «assassinés à petit feu et des dizaines de religieuses jetées nues sur la place principale et violées toute la nuit par une bande de forcenés». A Paulis (Isiro), «un Simba, devenu soudain complètement fou par trop d’alcool et trop de chanvre, tue six otages d’une manière particulièrement atroce».
Il faut dire qu’avec la réoccupation de Kisangani, les atrocités avaient atteint un tel degré d’horreur qu’elles en sont à peine croyables aujourd’hui.
Vraiment affreux ! Mais quel est le sort des Blancs occidentaux dans cette partie du pays ?
Dans presque toute la Province orientale contrôlée désormais par les Simba, les Blancs sont considérés, à tort, comme «ennemis de Lumumba», ennemis de la révolution. En conséquence, ils sont pourchassés et maltraités par une rébellion ivre de sang et de vengeance. Les missions catholiques sont particulièrement visées.
Dans le diocèse d’Isangi, la mission d’Opala en pleine région Bambole, est la première à être investie par les Simba au début d’octobre 1964. Les Pères montfortains et les Sœurs Filles de la Sagesse vivent de pires moments d’exactions. Un missionnaire anonyme, témoin de cette violence brute, raconte qu’à Opala, on a mis une corde autour du cou des Pères pour ensuite les charger sur un camion et les conduire à la prison. Une partie du trajet [entre Yaoleka et le Centre commercial, c’est moi qui ajoute] fut parcourue au pas de course et les coups pleuvaient. Les Sœurs sont, elles aussi, enfermées. Les partisans lumumbistes de cette localité insultaient les missionnaires et leur promettaient la mort: «Mindele bo bomi Lumumba, bokokufa».
Faut-il dire que les missionnaires catholiques ont payé le plus lourd tribut pendant la rébellion Simba ?
Oui. Des centaines de missionnaires (prêtres, religieux et religieuses), des milliers de Congolais opposés à l’idéologie lumumbiste seront promis à la barbarie des rebelles Simba, qui les soupçonnent d’être en intelligence avec les troupes gouvernementales. Pour cette raison, ils seront injustement accusés et condamnés à l’emprisonnement. Les religieuses, craignant de subir abus et autres violences sexuelles de la part des rebelles, doivent souvent abandonner leurs couvents pour se cacher dans les villages perdus dans la grande forêt tropicale. Mais s’il arrive que leur chemin croise celui des Simba en mal de se tenir, le risque de se faire violer ou de perdre la vie est réel.
Il suffit, à cet égard, de se rappeler le meurtre de la Sœur Marie-Clémentine Anuarite Nengapeta, perpétré le 1er décembre 1964 à Isiro par le colonel rebelle Olombe Openge qui, exaspéré par la résistance de Sœur Anuarite aux avances d’un autre officier rebelle, Ngalo, péta le plomb et commit l’irréparable en tirant une balle dans la poitrine de la religieuse, que déjà trois rebelles torturaient à l’aide de baïonnettes.
Ce geste héroïque de fidélité aux conseils évangéliques a valu à Anuarite la reconnaissance de l’Eglise catholique qui, par le pape Jean-Paul II, l’a proclamée bienheureuse, le 15 août 1985 à Kinshasa. Dans l’homélie prononcée à cette occasion devant des dizaines de milliers de Zaïrois, le Pontife romain l’a déclarée «martyre de la pureté», avec ces paroles lourdes de signification pour la martyrologie catholique: «Elle a préféré mourir martyre pour préserver sa pureté. Elle a ainsi donné la preuve d’un amour suprême de Dieu qu’elle a placé au-dessus de sa propre vie. Sa béatification constitue une grande grâce pour l’Afrique».
Professeur. Revenons à l’année 1964 dans la Province orientale. Comment les missionnaires ont-ils réagit à la violence de la part des éléments Simba ?
Devant l’hostilité et la violence sans exemple des rebelles, et craignant pour leur vie, la plupart des missionnaires travaillant dans cette province ont demandé et obtenu des chefs rebelles d’être acheminés à Kisangani où, avec d’autres expatriés occidentaux, ils ont été placés en résidence surveillée puis enfermés dans des cachots disséminés à travers la ville. L’hôtel Victoria, situé dans l’actuelle commune de Makiso, est généralement retenu comme le principal lieu de leur détention.
Et que fait le gouvernement central à Kinshasa, quelle initiative prend-elle pour reprendre l’initiative sur les rebelles Simba ?
Les autorités de Kinshasa sont dépassées. A l’instar des cabinets précédents (Lumumba, Bomboko et Ileo), le gouvernement de Cyrille Adoula est, lui aussi, incapable de ramener l’ordre et de restaurer l’unité du pays en l’absence d’une armée nationale disciplinée et bien encadrée. L’existence même du Congo comme nation se trouve dangereusement menacée.
Qui va finalement aider le Congo à mettre fin à la guerre dans les provinces orientales, puisque, à vous entendre parler, le Gouvernement Adoula est incapable de le faire ?
Les puissances occidentales sont bien au courant du fait que la Chine et, dans une moindre mesure, l’Union Soviétique arment la rébellion Simba. Elles craignent surtout que le Congo ne finisse dans le giron communiste. C’est alors qu’interviennent une fois de plus les États-Unis, la Belgique, le lobby minier et certains milieux financiers occidentaux. Ils rappellent Tshombe de son exil doré et l’imposent à la tête d’un gouvernement de salut public. Mobutu et ses amis du Groupe de Binza approuvent du bout des lèvres la proposition des Occidentaux. A ce moment, leur raisonnement est le suivant: «Mieux vaut avoir Tshombe avec nous que le laisser rejoindre le camp de Stanleyville».
Pourquoi avoir choisi Tshombe, qui avait porté atteinte à la sureté de l’Etat en détachant le Katanga du giron congolais ?
Au fait, dans l’évolution de la situation politique et militaire sur terrain, Tshombe, mieux que tous les autres acteurs congolais, a les atouts nécessaires pour gagner la guerre civile en cours. Il a l’appui financier et militaire des Occidentaux; ses gendarmes (katangais) et mercenaires parqués en Rhodésie du Nord et en Angola se tiennent toujours prêts à en découdre.
Quant à Tshombe, il accueille positivement l’initiative des Occidentaux. Mais avant de regagner Léopoldville, il prend le soin d’écrire formellement au président Kasa-Vubu: «En cette période difficile qui commence et dont le pays doit sortir grandi pour aborder les tâches énormes qui l’attendent, je vous renouvelle mon offre de prêter au service de la Patrie mon concours le plus entier».
Et lorsque, le 26 juin 1964, il débarque à Léopoldville, acclamé par une foule nombreuse en liesse, il s’écrie: «Congolais, je vous ai compris». Son gouvernement, au moins, saura faire face au chaos et à l’anarchie en cours. Sans gêne, il recourt massivement aux services d’une petite armée de soudards, avec à leur tête Mike Hoare (le recruteur sud-africain surnommé Mike le fou), Bob Denard et Jean Schramme, le manitou du Maniema.
Tshombe sait que la guerre sera rude et impitoyable face à des rebelles déterminés à se battre au cri de Mulele mayi. Il décide d’aller vite et d’engager les hostilités. La priorité des priorités consistant à libérer à tout prix Kisangani, ville réoccupée au début du mois d’août 1964 par les troupes de Gbenye et Soumialot.
La situation va se compliquer particulièrement quand, le 5 septembre 1964, toutes les fractions rebelles fusionnent leurs troupes et proclament la naissance de la République Populaire du Congo (RPC). Christophe Gbenye en devient le président et Gaston Soumialot, son ministre de la Défense. Les rebelles, appuyés timidement par la chine, contrôlent maintenant le tiers du territoire national et envisagent même de marcher sur Léopoldville pour en déloger les usurpateurs.
Il semble que, malgré la fusion de leurs troupes le 5 septembre 1964, les rebelles ont eux-mêmes précipité la fin de leur éphémère république. Est-ce vrai, Professeur ?
Oui, les rebelles ont eux-mêmes précipité la fin de leur mouvement en torturant et en massacrant des dizaines d’otages occidentaux à Stanleyville. Ces otages, d’après les témoignages des personnes aujourd’hui encore en vie, étaient enfermés dans différents hôtels de la place. Leur sort était suspendu à la balance de la justice rebelle. Mais lorsque, peu avant novembre, les opérations Dragon Rouge et Ommegang sont ébruitées, le chef rebelle Gbenye, aux abois, prévient les Occidentaux: «Nous avons sous nos griffes plus de trois cents Américains et plus de huit cents Belges. Ils sont en résidence surveillée dans des endroits sûrs. Au moindre bombardement de nos régions, une destination dans l’au-delà fera l’affaire. Ils seront tous massacrés».
Apparemment les rebelles savaient que les Occidentaux soutenaient le gouvernement de Kinshasa. En menaçant de massacrer les otages occidentaux, ils pensaient intimider les Américains et les Belges ?
Oui, c’était leur mauvais raisonnement. Mais le camp occidental ne se laissa pas impressionner par la mise en garde de Gbenye. Au contraire, il comprit que la rébellion était aux abois et décida d’en finir une fois pour toutes. Cette fois aussi, les Etats-Unis de John Kennedy s’impliquèrent à fond pour préserver l’intégrité territoriale du Congo et tirer le pays du «giron marxiste». Misant sur l’efficacité des opérations militaires, ils mirent à la disposition des troupes belges et de l’ANC «six C130, un C133, des T28, des B26, quelques globe masters, bref une petite armée de l’air pilotée par des Cubains anticastristes recrutés à Miami et payés directement par la C.I.A de Washington».
Les Belges intervinrent également en envoyant au Congo des para-commandos. Lors de l’Opération Dragon rouge sur Stanleyville, 343 d’entre eux, largués en plein jour et appuyés au sol par des centaines de mercenaires et milliers de soldats ANC de l’Opération Ommegang sous le commandement du général Mobutu, délivrèrent, le 24 novembre 1964, tous les otages occidentaux encore en vie. Quant aux chefs rebelles, Gbenye et sa bande, ils avaient déjà fui vers le Soudan, peu avant le lancement de l’opération Dragon rouge.
Après la reconquête de Kisangani, on peut dire que les troupes belges, cubaines (anticastristes) et congolaises avaient procédé au ratissage de la ville. Comment cela se passait-il ?
La capitale de la Province orientale reconquise, le mercenaire sud-africain « Mike le fou » et ses hommes se mirent alors à la poursuite des rebelles. Ils ratissèrent avec méthode la ville à peine abandonnée par les Simba en débandade, dont certains avaient réussi à s’échapper pour tenter de se réarmer de l’autre côté du fleuve, à Lubunga (rive gauche). Les plus téméraires, c’est-à-dire ceux des rebelles qui se croyaient encore invulnérables, furent pourchassés comme du gibier à travers la ville. Il y a un témoignage qui dit: «Ils s’enfuyaient en courant, chassés de leurs refuges par le feu. Mais ils ne couraient pas longtemps. Car tout ce qui est noir était abattu sans distinction. Aveuglement».
Depuis la commune de Lubunga on entendait les hurlements des Blancs «torturés à la hache ou à la masse de forgeron et l’écho d’un cantique qu’hurlait une religieuse devenue folle et qui dansait nue au milieu de la soldatesque occupée à violer les autres femmes sous les yeux effarés des enfants». Et, dans un ultime geste de désespoir, les Simba, ivres de sang humain et craignant de se faire rattraper par les mercenaires, massacrèrent tous leurs otages, à l’exception du père Schuster, avant de se disperser dans la grande forêt tropicale.
La reprise de Stanleyville scella définitivement le sort des rebelles. Certains d’entre eux avaient pris la direction d’Opala en passant par Yaleko, terrorisant au passage les paysans et semant partout la désolation. D’autres avaient choisi d’errer à travers la cuvette centrale.
Source image: Troubles de la décolonisation du Congo après l’indépendance (1960-1964) © photo_news.
* Cet entretien qui a fait l’objet d’une émission diffusée sur Radio Maria RDC, station de Kinshasa relate le déroulement de l’opération dite «Dragon rouge» menée conjointement par les troupes aéroportées américano-belge et terrestres congolo-belge. Cette opération autrement connue sous le nom d’«Ommegang», était pour mettre fin à la prise en otages par des rebelles congolais de plus de 1.600 personnes, dont 525 Belges, à Stanleyville, l’actuelle ville de Kisangani, au Nord-Est de la République démocratique du Congo.