Le Congo (RDC) entre guerre et pillage

Depuis août 1998, la République Démocratique du Congo est déchirée par une guerre «continentale » impliquant une dizaine de pays africains, alliés les uns de Kinshasa, les autres des rébellions qui contrôlent le nord-est du pays. Cette guerre ne semble plus avoir d’autre objectif que le pillage des ressources minières au profit des groupes dirigeants des pays impliqués dans le conflit et de réseaux financiers internationaux. Prospérant sur les décombres de l’Etat, elle représente la forme exacerbée d’une l’économie de prédation qui règne, depuis ses origines, sur le Congo | Article de Roland Pourtier.


Roland Pourtier, Le Congo (RDC) entre guerre et pillage (The Congo (DRC) amid war and plunder), Bulletin de l’Association de Géographes Français, 2002:79-2 pp. 251-263.


1885 : La Conférence de Berlin donne naissance à l’«Etat Indépendant du Congo».

1905: Dénonciation du «caoutchouc rouge» qui ternit l’œuvre «civilisatrice» du roi des Belges Leopold II.

1906: Création de l’Union minière du Haut-Katanga (UMHK).

1960: Sécession du Katanga, soutenue par l’UMHK.

1997: Victoire de l’AFDL de Laurent-Désiré Kabila.

1998 : Déclenchement de la première «guerre continentale africaine».

2000: Dénonciation du «tantale de sang» après celle des «diamants de la guerre».

2001 : Une commission d’enquête du Conseil de sécurité de l’ONU met en lumière les liens entre l’exploitation illicite des ressources naturelles du Congo et la perpétuation du conflit.

Ainsi se décline, depuis plus d’un siècle, la saga chaotique du Congo, épicentre africain de toutes les convoitises. La métaphore du «scandale géologique» n’a pas pris une ride. Mais, aujourd’hui plus que jamais, le véritable scandale réside dans le fait que les richesses du sous-sol, loin d’enrichir les Congolais, les ont précipités dans la misère et la guerre. Le destin du Congo serait-il frappé par la malédiction des eldorados?

1. Objectifs géostratégiques et prédation

La guerre du Congo peut s’interpréter comme le point d’orgue d’une vaste entreprise de pillage. Elle n’a plus en effet qu’un lointain rapport avec les objectifs stratégiques initiaux. Les opérations militaires ont d’ailleurs pratiquement cessé, ou se limitent à des actions ponctuelles. Elles ont cédé la place à des activités de prédation au profit d’acteurs civils et militaires étrangers ou nationaux. La guerre ne serait-elle pas l’alibi destiné à légitimer (ou masquer) de pures pratiques d’exploitation économique et d’enrichissement d’une classe politico-militaire de plus en plus ouvertement affairiste?

1.1. La «première guerre continentale africaine»

Le Congo a toujours occupé une place singulière, et singulièrement agitée, sur la scène africaine. En 1960, la première guerre postérieure aux indépendances et la première intervention des casques bleus sur le continent eurent pour théâtre le Katanga. Quatre décennies plus tard, la première guerre «continentale» africaine se déroule au Congo. Résultat d’un engrenage fatal? Dans quelle mesure les «richesses» minières doivent-elles être incriminées? En tout état de cause, aujourd’hui comme hier, la question des «ressources naturelles» et de leur exploitation se situe au cœur des problématiques congolaises.

Il est vrai que la guerre actuelle n’est qu’un effet ricochet du conflit qui embrase depuis des années la région des Grands Lacs. La guerre civile rwandaise et le génocide de 1994, puis le séjour entre juillet 1994 et octobre 1996 de plus d’un million de réfugiés hutus dans des camps installés à une encablure du Rwanda et du Burundi, ont précédé et fait le lit de «l’Odyssée Kabila» (Willame 1999). A la tête de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre (AFDL), Laurent-Désiré Kabila, entrant à Kinshasa le 17 mai 1997, rayait d’un trait de plume le «Zaïre» de Mobutu en proclamant la «République Démocratique du Congo». Sa victoire toutefois n’aurait pas été possible sans l’engagement militaire décisif de l’Armée Patriotique Rwandaise (APR)1, et de l’armée ougandaise (Uganda People’s Defence Forces). Paul Kagame et Yoweri Museveni, promus «parrains» du nouveau Congo, ne tardèrent pas à exiger les dividendes d’une intervention dont l’objectif initial s’était limité à la sécurisation des régions frontalières de l’est du Zaïre. Il s’agissait en effet pour eux de détruire les sanctuaires hébergeant les forces hostiles à leur pouvoir, mouvements rebelles ougandais, groupes armés hutus constitués d’anciens militaires des FAR et de miliciens «interahamwe» rescapés de la débâcle de 1994 et soupçonnés, non sans raison, de préparer la revanche à l’abri des camps de réfugiés (Figure.1).

Les objectifs sécuritaires une fois atteints, l’appropriation des ressources congolaises, initialement justifiée par le financement des opérations militaires, de nerf de la guerre, en devint bientôt l’enjeu. A Kinshasa, la présence trop voyante de militaires et d’hommes d’affaires «rwandais» qui se comportaient comme en pays conquis alimenta un sentiment xénophobe envers les Tutsi. Fort d’un soutien populaire de nature patriotique, Kabila finit par rompre avec ses alliés de la veille. Consommée le 2 août 1998, la rupture provoqua l’entrée en lice immédiate d’une «rébellion» dans le nord-est du pays. Le mouvement rebelle, sous les couleurs du «Rassemblement congolais pour la démocratie» (RCD) n’était en réalité qu’un paravent destiné à masquer l’intervention des forces armées rwandaises et ougandaises. Tandis que les rebelles étaient activement soutenues par le Rwanda et par l’Ouganda, Kabila put compter sur l’appui militaire du Zimbabwe, de l’Angola et de la Namibie et sur le soutien plus discret du Tchad et du Soudan. Comment expliquer la participation au conflit des différents protagonistes sinon par les perspectives d’appropriation des richesses congolaises?

Le financement de la campagne de 1996-1997 avait déjà mis les ressources minières à contribution. Les mines d’or de l’Ituri, les sites diamantifères de la région de Kisangani, les sites d’exploitation du coltan (2) dont le Kivu est un des principaux producteurs mondiaux étaient alors passés sous le contrôle militaire du Rwanda et de l’Ouganda. Pour financer sa campagne, Kabila n’avait pas été avare de promesses de concessions au Katanga (cuivre-cobalt) et dans la région de Mbuji Mayi (diamants). Le schéma articulant guerre et exploitation des ressources minérales n’a cessé depuis lors d’exercer ses effets dévastateurs sur la politique et sur la vie quotidienne congolaises. La guerre et les affaires s’auto-entretiennent dans un contexte généralisé de prédation qui n’est que l’expression hyperbolique d’un système économique global dominé depuis plus d’un siècle par l’exportation des ressources naturelles du Congo.

(Figure.1). La République Démocratique du Congo entre guerre et pillage. © N et R Pourtier.

1.2. Un schéma structurel de la prédation

«L’histoire de la République démocratique du Congo (RDC) n’est que la longue suite de déprédations dont ses richesses naturelles et son capital humain ont fait l’objet, quels qu’aient été le régime politique ou le gouvernement en place». Additif au rapport du Groupe d’experts, Conseil de Sécurité, nov. 2001.

Il faut remonter aux tout débuts, ceux de l’Etat Indépendant du Congo, car ils portent déjà les stigmates d’une économie de pillage mise en œuvre par des compagnies à charte. La collecte forcée du caoutchouc écrivit alors les pages les plus sombres de la colonisation. Le contact initial avec les Blancs – première expérience d’une modernité vécue dans la douleur – a laissé son empreinte dans la mémoire populaire. La «mise en valeur» coloniale devait par la suite normaliser l’exploitation des ressources agricoles et minières, et celle d’une main-d’œuvre étroitement encadrée par l’administration et les grandes sociétés. Pendant un demi-siècle, l’Union Minière du Haut Katanga, puissant symbole du capitalisme colonial, a conforté l’image d’un Congo aux richesses immenses.

Ce mythe de la richesse, fût-elle «potentielle», exercera une influence profonde et néfaste sur le Congo indépendant, baptisé Zaïre en 1971 par Mobutu. Les trois décennies (1965-1997) d’un pouvoir qu’il exerça sans partage furent celles d’un accaparement des ressources nationales à son propre profit, à celui des barons du régime et des diverses structures du «parti-Etat», le Mouvement populaire de la révolution (MPR). Reposant sur l’illusion que l’ appropriation/redistribution des richesses du sous-sol orchestrée par le détenteur du pouvoir pouvait garantir le fonctionnement sans fin du système politique, le mobutisme a inexorablement conduit à un effacement de l’Etat. Le «mal zaïrois», mélange de corruption à tous les échelons de la société et d’une débrouillardise légitimée au nom de «l’article 15 de la constitution» («débrouillez-vous») a fini par vider l’Etat de sa substance et débouché sur l’anarchie et le chaos. Dans un contexte d’anomie généralisée, tempérée seulement par l’action d’ONG émanant de la société civile et surtout des Eglises, le vol et le pillage du bien public tendent à devenir la norme. Du petit larcin et des combines de survie aux détournements massifs, de l’illicite au criminel, une pyramide d’acteurs composent une société sans foi ni loi dans un Etat dévoyé.

Le terrain était donc largement préparé pour que les protagonistes impliqués dans le conflit mettent le Congo en coupe réglée, au prétexte du financement de la guerre. La différence avec l’ère Mobutu réside dans le fait que c’est une hydre qui pompe les ressources du pays à la place d’une seule tête. Comme on pouvait s’y attendre, les alliés d’hier n’ont pas tardé à s’entredé- chirer pour le contrôle des sites miniers: l’éclatement de la rébellion, consommé au cours de l’année 2000, a révélé le vrai visage de cette guerre. Actuellement, le RCD Goma, très dépendant du Rwanda, règne sur le Kivu ; il a élargi son emprise territoriale jusqu’à Kisangani en s’emparant des sites diamantifères après des combats meurtriers contre les «Ougandais». Le territoire du RCD-ML (Mouvement de Libération) sous contrôle des militaires ougandais a été diminué d’autant. Quant à la partie nord-ouest du Congo (province de l’Equateur), elle est sous la coupe du MLC, Mouvement de libération du Congo, dirigé par Jean-Pierre Bemba, fils d’un des hommes d’affaires les plus influents du régime Mobutu. Féal de l’Ouganda, le MLC a dû se rapprocher du RCD-ML et de son patron Ernest Wamba di Wamba, lui-même ancien baron du mobutisme; les deux mouvements composent désormais le FLC, Front de libération du Congo. Comment ne pas être frappé par la pérennité de la classe politique et par sa capacité à se repositionner en fonction des circonstances afin de continuer à occuper des positions lucratives, démontrant une fois de plus que la quête du pouvoir est d’abord motivée par l’argent, ou, selon l’expression désormais consacrée, par la «politique du ventre»? Quel que soit le camp auquel ils appartiennent, qu’ils soient Congolais ou étrangers, rebelles ou non, les membres de la classe dominante (politiques, militaires, hommes d’affaires) se comportent de la même façon. Pour la plupart, la guerre représente un moyen de perpétuer leurs avantages.

2. Du local au mondial : les réseaux prédateurs

La commission d’enquête des Nations Unies sur l’exploitation illégale des ressources du Congo en a exposé les mécanismes avec force détails. La démonstration a été faite que les guerres congolaises, celle de l’AFDL, comme celle d’aujourd’hui, ont été financées par les productions minières, agricoles, forestières du Congo. L’étude des budgets de la défense des parties au conflit et des dépenses militaires occasionnées par la guerre ne laisse aucun doute à cet égard. Pas plus que l’analyse des exportations des pays impliqués directement ou indirectement dans le conflit: le Rwanda et l’Ouganda sont devenus exportateurs d’or, de diamant, de coltan (qu’ils ne produisent pas, ou seulement en petite quantité) l’année qui a suivi leur occupation de l’est du Congo. Des proches des Chefs d’Etat, quand ce ne sont pas les Chefs d’Etat eux-mêmes, des officiers supérieurs, des commerçants, des intermédiaires libanais, des hommes d’affaires liés à la finance internationale ont été nommément désignés comme étant complices d’activités criminelles exercées aux dépens du Congo.

La mise en cause par le groupe d’experts de certaines personnalités politiques de premier plan a provoqué de vives réactions. C’est pourquoi le Conseil de Sécurité a prolongé sa mission en vue d’un complément d’enquête, après avoir modifié sa composition. L’additif rendu public le 17 novembre 2001 a apporté des précisions et des rectificatifs sur quelques points particuliers, sans pour autant modifier la teneur du rapport ni remettre en cause ses principales conclusions, notamment celle qui établit la responsabilité des intérêts privés dans la poursuite du conflit. La dénonciation de telle ou telle figure de proue n’épuise cependant pas la compréhension du phénomène, car l’exploitation des ressources naturelles met enjeu un système d’une grande complexité, associant une multitude d’acteurs et de réseaux.

2.1. Mécanismes et acteurs de l’économie de pillage

Bien que la coupe du bois, l’exportation du café ou d’autres produits participent des activités illicites, on ne considérera ici que le secteur minier, de loin le plus important volet de l’économie de pillage. Les activités extractives ont connu un changement considérable au cours des années 1990. La Gécamines, héritière de l’UMHK, a cessé d’être le fleuron de l’économie congolaise. Financièrement exsangue, elle a vu sa capacité de production presque anéantie. Des investissements colossaux, tant dans le domaine industriel que dans celui des transports, seraient nécessaires pour une relance des activités. Cela suppose le retour à la paix, et une sécurité institutionnelle et juridique que Laurent- Désiré Kabila n’a pas été capable de garantir: aucun projet de reprise de la société, pourtant promise à différents repreneurs potentiels, notamment zim- babwéens, n’a jusqu’à présent abouti. L’attribution de concessions minières à des sociétés dirigées par des proches du président Mugabe (Willy Rautenbach ou John Bredenkamp connu pour ses activités dans le commerce des armes) en contrepartie de l’aide militaire du Zimbabwe est restée virtuelle.

Si la reprise de l’activité minière au Katanga se fait attendre, en revanche la fièvre s’est emparée de l’exploitation de l’or, du diamant, du «coltan». Celle-ci est en effet parfaitement adaptée aux conditions de l’économie réelle du Congo et de son espace. D’une part, l’extraction artisanale et manuelle du minerai dans des «carrières» et autres «chantiers» où s’affairent des dizaines de milliers de «creuseurs» ne nécessite pas de gros investissements. D’autre part, l’écoulement de productions d’un faible volume n’est pas trop affecté par la dégradation des infrastructures de transport: deux roues, véhicules tout terrain, avions petits porteurs utilisant des pistes de fortune y suffisent, sans compter que le diamant peut aussi circuler dans les poches ou les replis des vêtements de petits colporteurs ! L’éclatement de la production en sites multiples favorise enfin les réseaux informels de commercialisation et leur articulation avec un ensemble d’acteurs qui proposent ou imposent leur protection: militaires, miliciens, agents de sécurité. Une longue chaîne accroche ainsi ses maillons, depuis les bouts du monde où tant de creuseurs dépensent leur énergie, dans la plupart des cas pour simplement survivre, jusqu’aux lieux de consommation des produits de luxe et des industries high-tech. Voilà comment, au prix du pillage de ses ressources naturelles, le Congo occupe une place pleine et entière dans la mondialisation.

L’extraction du diamant mobilise à la base une armée de travailleurs ne disposant que de leur force musculaire, de pelles et de pioches pour gratter la terre, de tamis et, pour les mieux équipés, de motopompes permettant de travailler dans les gisements alluvionnaires des cours d’eau. Selon des estimations de diamantaires d’Anvers, la valeur de la production de diamant artisanal s’élèverait à 600 millions de dollars par an, soit près de 10 fois le chiffre d’affaires de la société industrielle MIBA (Minière de Bakwanga). On comprend que le contrôle des régions diamantifères représente un enjeu de première importance. Les principaux belligérants se partagent les lieux de production. Kinshasa est resté maître des zones d’extraction les plus anciennes: le Kasaï Oriental autour de Mbuji Mayi (siège de la MIBA) et la région de Tshikapa. Le RCD Goma (et par son intermédiaire le Rwanda) contrôle les sites plus récents répartis autour de Kisangani.

La plupart des creuseurs sont des victimes de la «désalarisation» consécutive à l’effondrement de l’économie congolaise: ouvriers des industries en débâcle, fonctionnaires ne pouvant plus vivre d’une solde dérisoire et par trop irrégulière, dont de très nombreux enseignants. Depuis des années, la «chasse au diamant» (Monnier et ail, 2001) mobilise dans la région de Tshikapa et au-delà de la frontière angolaise des milliers de jeunes hommes venus de Kinshasa ou d’ailleurs. Beaucoup tentent leur chance dans les espaces troubles de la province de Lunda Norte au nord de l’Angola contrôlée par l’UNITA, carrefour de trafiquants où le business du diamant interfère avec le blanchiment des narcodollars.

L’exploitation du coltan dans la province du Kivu ressemble à celle du diamant. Les creuseurs ou «exploiteurs» grattent le sol dans des sites dispersés, autour de Walikale notamment, sous la «protection» de militaires rwandais, de miliciens du RCD, parfois des «forces négatives», ainsi dénommées par la coalition rwando-ougandaise, composées d’anciens militaires des FAR, de miliciens interahamwe, ou de combattants Mai Mai issus d’ethnies autochtones hostiles à la présence des étrangers rwandais. La dispersion des sites favorise les coups de mains des différents groupes armés, dans un contexte où les frontières entre action politique ou militaire, affairisme et banditisme sont devenues extrêmement floues.

Avec la disparition des monopoles d’Etat, le champ du commerce s’est largement ouvert à de nouveaux acteurs, parmi lesquels les Libanais, occupent des positions-clé. D’autres, plus récemment venus, Indo-Pakistanais, Ouest- Africains, ont réussi à pénétrer dans les interstices des grands réseaux commerciaux. Les diamants se négocient dans des comptoirs d’achat appartenant tous à des étrangers (Libanais, Israéliens), les seuls à disposer d’une assiette financière suffisante pour faire face aux coûts de l’activité formelle (achat de la licence, fiscalité, paiement de droits et taxes multiples, financement des bureaux d’achat sur les lieux de production) et aux charges informelles.  Il est en effet indispensable d’acheter la protection des autorités civiles et militaires et d’entretenir un vaste réseau d’informateurs et d’alliés pour faciliter la négociation avec les producteurs. Les femmes jouent souvent un rôle actif d’intermédiaire entre un «mari» libanais et le milieu congolais. Au bout du compte, des réseaux protéiformes plongent leurs ramifications dans un tissu social touffu, jetant un pont entre la visibilité de façade des comptoirs d’achat et les pratiques insaisissables d’une société qui a depuis longtemps basculé dans l’informel.

Face à ces réseaux, des tentatives récentes pour rétablir un monopole ont échoué. En août 2000, Laurent-Désiré Kabila avait concédé le monopole de l’achat de diamant à la société israélienne International Diamond Industries (IDI), en échange de fourniture d’armes et d’envoi d’instructeurs. En avril 2001, son fils Joseph mit fin à un contrat qui n’avait pas tenu ses promesses: la plus grande partie de la production avait aussitôt emprunté les chemins de la contrebande via le Congo Brazzaville et la RCA.

Le complexe politico-militaro-affairiste constitue la clé de voûte du système d’exploitation des ressources du Congo. Tous les détenteurs du pouvoir prélèvent leur part sur la production de matières premières. C’était le cas sous Mobutu, c’est toujours le cas aujourd’hui, qu’il s’agisse du gouvernement de Kinshasa, des rébellions, de leurs alliés. Le Rwanda a mis au point un système très efficace de taxes sur les produits d’exportation versées à un «bureau Congo». Le RCD Goma lui sert d’intermédiaire. Des liens très étroits existent entre la rébellion, le pouvoir politique de Kigali et les hommes ou femmes d’affaires. C’est ainsi qu’une commerçante célèbre de Bukavu, Mme Aziza Kulsum Gulamali, mêlée dans les années 1980 à des trafics d’armes et de cigarettes dans la région des Grands Lacs, a été promue Directrice générale de la Société minière des grands Lacs (SOMIGL), détentrice d’un monopole de commercialisation de la colombo-tantalite : l’exploitation actuelle des ressources n’a pas eu de mal à se mouler sur les réseaux commerciaux préexistants.

L’Ouganda intervient de manière moins voyante, mais l’implication du pouvoir politique et militaire est tout aussi réelle. Un proche du Président Museveni, le général en retraite Salim Saleh, orchestre les opérations les plus rentables. Les militaires stationnés au Congo sont encouragés à participer à l’exploitation des ressources, autrement dit à «vivre sur le pays». De la sorte, le financement de la guerre n’obère pas le budget de la Défense, ce qui permet à l’Ouganda de respecter ses engagements vis-à-vis du FMI et de continuer à bénéficier de toute la sollicitude de la Banque mondiale.

Frontaliers du Congo, le Rwanda et l’Ouganda, dans une moindre mesure le Burundi, tirent profit de la contiguïté territoriale et de leur position d’intermédiaire sur les axes commerciaux orientés vers les ports de l’Océan Indien. Une lucrative communauté d’intérêt unit responsables civils et militaires, douaniers, commerçants, autant d’acteurs qui savent utiliser pour leurs affaires la confusion entretenue par la rébellion et par la présence de troupes étrangères dans l’est du Congo. Pour le Rwanda et l’Ouganda, petits pays pauvres en ressources naturelles, l’occasion est trop belle de se repaître des «richesses» du géant congolais annihilé par ses querelles intestines. L’anarchie généralisée constitue le meilleur terreau pour à la fois biaiser les règles de l’Etat, et tirer parti de frontières qui n’existeraient pas sans lui.

Le Zimbabwe ne peut prétendre aux avantages de la contiguïté territoriale. C’est pourquoi le complexe militaro-industriel et l’entourage de Mugabe ont négocié leur soutien militaire à Kinshasa en se faisant attribuer des concessions minières. Les négociations concernant la reprise de la Gécamines s ‘étant enlisées, les autorités de Kinshasa et de Harare ont élaboré d’autres montages, par le biais, notamment, de la société COSLEG. Il s’agit d’une joint venture associant la COMIEX (Générale de commerce d’ import-export du Congo) représentant les intérêts congolais, et la société OSLEG (Operation Sovereign Legitimacy) contrôlée par les forces de défense zimbabwéennes. Cette coen- treprise a obtenu l’attribution pour 25 ans de la concession Sengamines, considérée comme la plus riche des réserves de la MIBA. L’exploitation des filons diamantifères nécessite de gros moyens financiers et une technologie appropriée. C’est pourquoi COSLEG qui ne dispose ni des capitaux ni des compétences indispensables a fait appel à une société spécialisée, Oryx Natural Resources, société anglo-omanaise immatriculée aux îles Caïmans… Les filières du diamant sont décidément très internationales.

2.2. Mondialisation, réseaux criminels et terrorisme

L’exploitation des ressources naturelles du Congo participe d’un système mondial qui bafoue les normes du commerce international. Les pratiques illicites concernent tous les échelons et tous les acteurs : fausses déclarations en douane (dont le but est de donner l’apparence d’échanges licites), contrebande, certifications falsifiées, blanchiment d’argent, clauses commerciales secrètes pour la fourniture d’armes etc. Corruption et captation des ressources vont main dans la main, avec la bénédiction des chefs de toutes les parties en présence, lesquels peuvent compter localement sur la complicité des réseaux de négociants, et sur celle, plus discrète mais indispensable au fonctionnement du système, des acheteurs des pays du Nord. Les campagnes menées par plusieurs ONG contre les «diamants de la guerre» et la publicité faite autour des «gemmocraties» (Misser et Vallée, 1997) ne sont toutefois pas restées sans effet. Le groupe De Beers a pris ses distances avec les vendeurs de diamant des pays en guerre (Sierra Leone, Angola, Congo) conformément au processus dit de Kimberley qui vise à moraliser le commerce du diamant. Mais cela a surtout eu pour effet de renforcer la position des négociants israéliens et de Tel-Aviv. Comme pour le trafic des drogues, les réseaux criminels ont une grande capacité de réponse et de réorientation.

La dénonciation des liens de cause à effet entre exploitation illicite et poursuite de la guerre a eu des répercussions concernant la colombo-tantalite. Des sociétés américaine et belge ont pris leur distance vis-à-vis du «tantale de sang» et se retournent vers d’autres sources d’approvisionnement comme l’Australie. Cela n’a pourtant pas empêché la SOMIKU, Société Minière du Kivu, de continuer à bénéficier de l’aide du gouvernement allemand. Les circuits du tantale sont tout aussi complexes, sinon plus que ceux du diamant. Expédié par avion depuis Kigali vers Ostende et Anvers, du minerai transiterait via Hambourg pour être traité dans une usine du Kazakhstan avant d’être vendu aux utilisateurs américains, européens, japonais par l’intermédiaire d’une société suisse…

Pendant des décennies, les pays acheteurs de produits miniers du Congo ont fermé les yeux sur les pratiques criminelles. Mobutu a pu accumuler une fortune colossale avec la bienveillance de ses alliés occidentaux. Depuis les débuts de la guerre de 1996, le pillage a pris une nouvelle dimension, adversaires et alliés participant tous à la curée. S’il est difficile de suivre le parcours des diamants ou du coltan (la «traçabilité» n’est pas vraiment à l’ordre du jour), l’opacité est tout aussi grande dans le secteur bancaire. La BCDI, Banque de commerce, de développement et d’industrie de Kigali, dont la Citibank est le correspondant aux Etats-Unis paraît jouer un rôle important dans les opérations financières internationales. Le système bancaire et ses multiples ramifications n’est pas étranger au fonctionnement de l’économie illicite. Le FMI lui-même et la Banque mondiale, qui continue à aider l’Ouganda en dépit de son implication dans la guerre, n’échappent pas à la suspicion de complicité.

La traque engagée depuis quelques années contre les réseaux internationaux de blanchiment d’argent, principalement en relation avec la lutte contre les trafiquants de drogue, s’est renforcée depuis les attentats du 11 septembre 2001. Les Etats-Unis ont en effet pris conscience des dangers que ces réseaux impliqués de près ou de loin dans des activités criminelles pouvaient représenter pour leur sécurité. Selon les services secrets américains les diamants de la guerre participeraient au financement du terrorisme. Les Libanais implantés de longue date au Congo sont débordés par de nouveaux venus, activistes, liés au Hezbollah ou à d’autres mouvements radicaux qui entretiendraient des relations avec les réseaux Al Qaida. Un article du Washington Post (29 décembre 2001) révèle qu’Aziz Nassour, qui fut détenteur d’un monopole de négoce du diamant à Kisangani jusqu’en décembre 2000 avant de s’établir à Monrovia, aurait vendu des diamants à des opérateurs d’Al Qaida. Est-ce un hasard si Anvers est devenu un quartier général de groupes islamistes ? Aujourd’hui la Belgique tente de mieux contrôler le marché du diamant, mais de nouveaux circuits se dessinent, notamment vers Dubaï: la mobilité et la plasticité des réseaux, les complicités agissantes à tous les niveaux les rendent difficiles à appréhender.

Conclusion: la question de l’Etat

La preuve est faite désormais que la guerre du Congo a comme enjeu principal, sinon unique, le pillage de ses ressources. Depuis les accords de paix de Lusaka conclus en 1999 le «dialogue intercongolais» piétine. Derrière les impératifs de sécurité du Rwanda et de l’Ouganda, trop d’intérêts sont enjeu. Seul grand perdant: la population congolaise. Selon International Rescue Committee, le bilan de la guerre, fin 2000, serait très lourd: 1,7 millions de morts, dont 200 000 directement imputables aux violences. Ces chiffres ou d’autres plus récents qui font état de 2 voire 3 millions de victimes sont évidemment invérifiables; cependant, même incertains ils disent l’ampleur du drame humain. Sa gravité n’est pas sans rapport avec la désagrégation de l’Etat, avec son «informalisation». Enclenchée de longue date, accélérée par les années de guerre, celle-ci se traduit par l’affaiblissement des encadrements administratifs, la quasi-disparition des systèmes de santé publique, et par la désorganisation de l’espace consécutive à la dégradation des infrastructures de transport terrestre (Pourtier, 1997).

Pourtant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, le sentiment national, ce sentiment d’appartenance à une entité congolaise, pourrait sortir renforcé de l’épreuve actuelle. «Les Congolais semblent se percevoir comme les citoyens d’un même pays» écrit Colette Braeckman, un des meilleurs connaisseurs de la région. Elle souligne la résistance de la société civile au dépeçage du pays et à la tutelle étrangère, et appelle de ses vœux un Congo fort, «meilleur atout pour la stabilité de toute la région» (Braeckman, 2001). Mais c’est précisément là le problème : comment redonner corps à un Etat fantomatique qui a toujours été en tension entre deux représentations aux effets contraires. Celle d’un espace aux vertus unitaires, territoire construit sur l’image du bassin de son fleuve éponyme, représentation magnifiée que l’histoire légitime en l’ancrant dans la mémoire collective. Celle d’un pays aux immenses richesses, devenu la source de convoitises et de déchirements qui en menacent l’intégrité. Comment résoudre la contradiction, comment faire en sorte que ce qui devrait être un atout pour le Congo ne le conduise pas à sa perte? Si les forces qui dominent le monde continuent à être complices, actives ou passives, de l’exploitation illicite de ses ressources, tout est à craindre pour son avenir. Car aucune paix n’est possible sans l’arrêt des pillages.

Notes

(1) Branche militaire du Front patriotique rwandais (FPR), composé pour l’essentiel de Tutsis. Le FPR est au pouvoir à Kigali depuis 1994 après avoir vaincu les Forces armées rwandaises (FAR) et les milices «interahamwe» composées de Hutus.

(2) La colombo-tantalite, ou «coltan», composée de tantale et de niobium (ou colombite) est très recherchée pour les usages du tantale dans l’aérospatial et les télécommunications. Le téléphone mobile a provoqué une flambée des cours, synchrone des guerres du Congo. La saturation actuelle qui affecte les activités des équipementiers se traduit par une chute des cours du tantale.

BIBLIOGRAPHIE

  1. «Rapport du Groupe d’experts sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres richesses de la République démocratique du Congo», Conseil de Sécurité des Nations Unies, 12 avril 2001, 62 p.
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  8. POURTIER R., 1997. – «Congo-Zaïre-Congo: un itinéraire géopolitique au cœur de l’Afrique», in Géopolitique d’une Afrique médiane, Hérodote n° 86/87, pp. 6-41.
  9. POURTIER R., 2000. – «Guerre et géographie. Du conflit des Grands Lacs à l’embrasement de l’Afrique centrale», in Chaléard J.L. et Pourtier R., Politiques et dynamiques territoriales dans les pays du Sud, Publications de la Sorbonne, pp. 111-135.
  10. WILLAME J.C., 1999. – «L’odyssée Kabila. Trajectoire pour un Congo nouveau?», Paris, Karthala, 250 p.

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