Droits fonciers collectifs et gouvernance des ressources naturelles dans le Bushi, en phase post-conflits

Les guerres à répétition ont sévi dans la région des Grands Lacs en Afrique centrale, entraînant une dégradation très remarquable des ressources naturelles, et particulièrement les ressources naturelles collectives. Les institutions étatiques chargées de la gestion des ressources naturelles se sont affaiblies au point qu’elles ne fournissent plus les services attendus d’elles. Dans ce contexte, il se pose le problème de gouvernance des ressources naturelles pour répondre aux besoins socioéconomiques des usagers. Les travaux sur la gouvernance des ressources naturelles portent essentiellement sur les ressources communes. L’on retiendra cependant que les ressources naturelles collectives, qui seraient une spécificité des sociétés africaines n’ont pas encore fait objet d’étude scientifique. Il s’agit des ressources qui portent l’identité d’un peuple pris dans son ensemble comme unité fonctionnelle. Ce chapitre démontre que le caractère collectif est un atout pour la gouvernance des ressources naturelles dans le contexte post conflit.

Paulin Polepole, Jean Cizungu, Godefroid Muzalia et Wenceslas Busane, «Droits fonciers collectifs et gouvernance des ressources naturelles dans le Bushi, en phase post-conflits», VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Hors-série 17 | septembre 2013, mis en ligne le 12 septembre 2013, ; DOI : 10.4000/vertigo.13792


Introduction

Les ressources naturelles concernent tous les biens naturels qui n’ont pas subi de transformations technologiques ou artisanales et jouant un rôle socio-économique dans la survie des communautés humaines (Newman, 2009). Ce sont en fait, les terres agricoles, les forêts, les rivières, les marais, les collines, les bassins versants. Ce chapitre s’intéresse essentiellement aux terres arables, aux arbres et aux boisements, aux marais et à la colline, aux bassins versants, lesquels sont classés parmi les ressources naturelles collectives qui connaissent une réglementation moins lucide (Balagizi et al., 2010).

Le code foncier africain a, quant à lui, énoncé les droits collectifs sur les terres des communautés locales, le code forestier également prévoit les forêts des communautés locales, mais les deux textes juridiques fondamentaux n’ont pas élucidé le régime juridique qui doit leur être applicable dans le contexte dualiste qui caractérise le droit congolais. Par ailleurs, ces ressources naturelles collectives posent le problème de la nature juridique: s’agit-il des biens communs ? Des biens sans maître ou des biens appartenant au chef du groupe ? Offrent-ils une sécurité aux usagers ? Le caractère collectif est-il un frein ou un atout pour la bonne gouvernance?

La gouvernance des ressources naturelles est considérée comme la mise en cohérence des différents pouvoirs publics et privés pour créer les conditions d’une gestion publique : transparente, équitable, cherchant à optimiser la satisfaction des attentes des usagers tout en respectant les différentes contraintes collectives, et enfin « soutenable », c’est-à-dire permettant une exploitation pérenne des ressources naturelles (Campbell et Talmant, 2001). La gouvernance « serait non pas l’art de faire fonctionner des procédures, mais l’art de concevoir et de faire vivre des processus collectifs d’élaboration des réponses pertinentes aux défis de la société » (Calame et Shackleton, 1997). C’est-à-dire qu’en lien avec la dimension juridique, la gouvernance renvoie aux procédures en amont de la production de droit, autrement dit, cela revient à réfléchir sur les règles, pratiques et modes de gestion identifiés en concertation avec les différents acteurs.

Cette étude vise à démontrer que dans le contexte post-conflit le caractère collectif des ressources naturelles est un atout pour la gouvernance. Il est ici question d’abord de préciser la nature juridique et son influence sur la gestion des ressources naturelles collectives, ensuite de décrire le système juridique applicable aux ressources naturelles collectives en ce qui concerne le marais, la colline et le bassin versant qui sont des espaces collectifs de production agricole, et enfin, d’en proposer un mécanisme pour la bonne gouvernance des ressources naturelles en phase post-conflit.

L’intérêt pour un chercheur d’aborder ce sujet est d’exploiter le concept « collectif » souvent confondu avec celui de « commun ». La différence entre les deux est bien démontrée dans cet article. En pratique, le collectif est une spécificité africaine et congolaise liée à l’histoire et à l’identité des peuples. C’est pourquoi, malgré l’émergence du droit moderne, le droit coutumier persiste et est encore d’application en République Démocratique du Congo.

En effet, le foncier n’est pas que droit, il est aussi l’ensemble des relations entre les individus et la terre, et avant d’être un rapport juridique, le foncier est d’abord un rapport social ayant pour support la terre et les ressources qu’elle porte (Le Bris et al., 1991 ; Rochegude, 2005).

Ce travail est réalisé dans une dynamique de recherche-action participative, elle part du principe que la recherche doit être liée à des interventions en cours ou anticipée et qu’elle doit être menée par ou avec les personnes concernées (Chevalier et Buckles, 2009). Par ce travail, nous postulons que dans un contexte post-conflit caractérisé par le mépris des lois de la République, l’instabilité juridique et législative, l’affaiblissement des institutions et services publics, le caractère collectif des ressources naturelles est un atout et une opportunité à exploiter pour une bonne gouvernance des ressources naturelles. L’on s’appuie sur les travaux de Plançon (2009), qui soutient que la propriété individuelle, absolue et exclusive n’est pas le seul montage juridique envisageable pour que la terre et les ressources naturelles soient mises en valeur par les populations locales ; c’est-à-dire, le titre foncier n’est pas la seule voie envisageable pour valoriser les terres, en dépit du discours majoritaire.

Approche méthodologique

Présentation du milieu d’étude

Les données présentées dans ce travail ont été collectées dans quatre groupements administratifs, à hautes potentialités agricoles, soit les groupements de Karhongo, Ikoma, Kamanyola, en territoire de Walungu et dans le groupement de Bugobe en territoire de Kabare en Province du Sud-Kivu (Figure 1).

Figure 1. La division administrative du Bushi et les différents groupements

Figure 1. La division administrative du Bushi et les différents groupements

Le groupement de Kamanyola se situe dans l’une des parties basses du Bushi, faisant partie de la zone tropicale sèche de la plaine de la Ruzizi où l’altitude varie entre 900 m et 1200 m. La saison sèche et la saison de pluies y ont presque la même durée. Ce groupement se trouve à cheval sur les frontières du Rwanda, Burundi et la République Démocratique du Congo, avec une population métissée, et offre des possibilités d’études sur la gestion transfrontalière des terres.

Les groupements de Bugobe, Karhongo et Ikoma font partie intégrante des hautes terres du Bushi, avec des altitudes variant entre 1400 m et 2500 m. Ils représentent ainsi, dans la zone tropicale humide où la saison sèche est très courte avec un maximum de 3 mois suivis d’une longue saison pluvieuse de 9 mois. Cette zone inclut les bas-fonds et les hauts plateaux. Ces groupements sont typiquement ruraux constitués essentiellement des populations d’ethnie Bashi.

Nos recherches ont été conduites durant la période du mois de mai jusqu’au mois de novembre 2011. Nous avons effectué des visites sur le terrain pour échanger avec les exploitants, les autorités coutumières, les responsables des services de l’État, les membres des organisations paysannes, les membres du comité de bonne gouvernance et les représentants des Églises protestantes et catholiques. Pour joindre l’action à la recherche, nous avons accompagné les communautés dans le processus de mise en oeuvre de leur vision collective pour une meilleure gouvernance environnementale autour des questions foncières.

Au total, nous avons effectué 4 visites pour chaque site et avons participé à 8 réunions au cours desquelles étaient abordés les points suivants : l’identification des problèmes et définitions des actions à poser, partage des tâches et des responsabilités, la définition d’un code de conduite collective et des sanctions, la programmation des activités, etc. Les participants à ces rencontres étaient particulièrement : des chefs des localités, des chefs des groupements, des agents des services de l’État, des membres des organisations locales, des représentants des églises et des écoles, d’autres ONG intervenant dans les sites ainsi que des personnes âgées (> 70 ans) pour leurs multiples expériences vécues et leurs connaissances par rapport aux coutumes et usages traditionnels.

Dans un premier temps, nous avons procédé à une double lecture de droit à travers les lois, la doctrine et les coutumes, d’une part, et la sociologie, l’éthique, l’histoire et la politique, d’autre part. Ceci est dans le but de répondre et obéir au vœu démocratique par lequel les citoyens participent librement à la gestion de la chose publique dans la course à la satisfaction des besoins vitaux, la maintenance du groupe et la participation à la définition de la manière dont ils sont tenus de se comporter (Deschamps et Ruymbeke, 1995).

S’agissant spécifiquement de l’étude des lois, nous nous sommes inspirés du paysage normatif qui consiste dans la hiérarchisation des lois en commençant par les normes constitutionnelles, les autres textes des lois venant par la suite.

Cadre théorique et conceptuel

D’entrée de jeu, une mise au point s’impose : il faut éviter de confondre un bien collectif et un bien commun. Un bien est commun lorsqu’il constitue la propriété commune de plusieurs personnes qui y possèdent des portions de droit de propriété bien défini. Un bien collectif par contre est celui qui n’appartient à personne, mais qui appartient à l’ensemble de la communauté prise indistinctement. Les membres de la communauté y exercent alors des droits leur permettant d’en tirer bénéfice conformément aux règles adoptées et respectées par tous.

L’importance d’étudier la nature juridique d’une ressource naturelle est fondée sur le besoin de classifier et de savoir les droits que les particuliers ou les autorités en possèdent. Il s’agit de déterminer comment et qui a la faculté d’en jouir, non pas pour en disposer selon son bon plaisir, mais plus pragmatiquement, en fonction de l’usage ou de l’intérêt que l’on escompte en tirer (Rochegude, 2005).

Le caractère collectif des ressources naturelles peut être perçu de manière différente. Certains estiment que même si les terres des communautés indigènes sont collectives, elles sont en fait morcelées entre les membres de la communauté, grâce à des occupations individuelles ou familiales (Heyse, 1931). D’autres considèrent les ressources naturelles collectives comme des res nullius (Kangulumba, 2007), c’est-à-dire des biens sans maître. En fait, cela ne veut pas dire qu’elles n’ont pas de propriétaire, mais que personne n’en a la maîtrise ou le pouvoir absolu.

En régime de propriété collective, le risque est permanent que personne ne connaisse les limites de son autorité, de sa responsabilité, de ses ambitions. Il y a là, un relâchement de la part des acteurs, chacun croyant que c’est à l’autre de poser les actes de protection (Falques, 1997).

Des considérations récentes soutiennent que la propriété est écartelée par une multiplicité d’usagers qui, laissés à eux-mêmes, risquent tous de tendre naturellement vers une appropriation de fait par un groupe particulier d’usagers, la res communis ne peut compter que sur des mesures coercitives (forces de l’ordre) pour maintenir son intégrité et assurer un certain équilibre entre tous ceux qui en usent. Ses mesures consistent en un ensemble des pouvoirs par lesquels l’institution garante de l’intérêt général agit en vue d’assurer l’ordre public (Klemmk et Prieur, 1985).

Un récent courant réfute cette considération en soutenant qu’il ne peut être question de la propriété des ressources naturelles collectives, elle n’existe pas ; la terre appartient à la communauté. Le mot « propriété » quand il est question des terres est inexact. La terre occupée par la tribu est une propriété collective, dont la gestion revient de droit au chef suprême. En ce sens, on peut dire que les limites sont celles de cette terre occupée et elles sont défendues acharnement contre toute tentative d’occupation étrangère (Colle, 1971 ; Mapatano, 2001).

Perez (2009) explique, dans le prolongement des travaux d’Ostrom (1990, 1992, 1998), qu’à partir de la théorie des biens publics, la construction du système de règles communes devient le bien ou la ressource commune.

Les recherches ont largement traitées de la gouvernance de la propriété commune. Cette question est largement couverte en droit congolais. Par contre, la gouvernance des propriétés collectives n’a pas encore été abordée en doctrine et en droit congolais.

Résultats

Système juridique congolais applicable aux fonds collectifs

Le droit congolais est caractérisé par la coexistence du droit moderne et du droit coutumier. La constitution du 18 février 2006 reconnaît cette situation en disposant que l’État garantit la propriété privée ou collective, acquis conformément à la loi ou à la coutume. Si l’article 9 de la constitution précitée reconnaît à l’État la souveraineté sur toutes les ressources sans distinction, ce dernier n’est plus propriétaire comme ce fut le cas dans les constitutions précédentes.

La préoccupation est de savoir : lequel de ces deux ordres juridiques est applicable aux ressources naturelles collectives ? La démarche pour répondre à cette question nécessite d’interroger les textes qui régissent la gouvernance des ressources naturelles en République Démocratique du Congo à savoir le code foncier1, le code forestier2, le code agricole3. Le code foncier a classifié les terres entre les terres appartenant aux particuliers et les terres appartenant à l’État qui sont du domaine de l’État. Le domaine de l’État contient le domaine public comprenant tous les biens affectés à l’usage du public ou d’un service public de l’État (article 55 du code agricole), d’une part ; et d’autre part, les terres du domaine privé de l’État (article 56 de la loi foncière). Les terres des communautés locales sont classées dans le domaine public de l’État (article 387 du code foncier). Ces dernières sont définies comme des terres que ces communautés habitent, cultivent ou exploitent d’une manière quelconque, individuelle ou collective, conformément aux coutumes et aux usages locaux (article 388 du code foncier).

La loi portant sur les principes fondamentaux applicables à l’agriculture reconnaît aux communautés locales les droits fonciers coutumiers exercés collectivement ou individuellement conformément à la loi. Cette loi précise que l’ensemble des terres reconnues à chaque communauté locale constitue son domaine foncier de jouissance et comprend les réserves des terres de culture, de jachère, de pâturage, et les boisements utilisés régulièrement par la communauté (article 18 du code foncier). Le code forestier prévoit également que les communautés locales peuvent obtenir des concessions forestières dans la catégorie des forêts protégées qu’elles possèdent régulièrement en vertu de la coutume (article 22).

S’agissant du marais Kanyantende, de la colline de Luvumbu et de la colline Bangwe, les informations recueillies renseignent que ce sont des fonds exploités collectivement par les communautés en vertu de la coutume.4 Le marais Kanyantende comme les autres marais dans le bushi sont des terres fertiles exploitées collectivement par les membres des communautés. Ces terres sont mises sous l’autorité du Mwami qui a charge de les administrer et d’en assurer la distribution de droit d’usage aux membres de la communauté.

Acquisition de droit sur les terres collectives

Les terres collectives constituent une unité appartenant à tous les membres de la communauté. Au cours des entretiens dans les sites, les membres des communautés ont soutenu que la jouissance des marais et terres collectives de cultures, dont la colline Luvumbu, s’écarte de la logique du droit moderne. On n’y achète pas la terre, mais on en a le droit d’usage lorsqu’on acquiert une parcelle d’habitation dans le village. C’est un supplément offert afin de permettre à son bénéficiaire de subvenir aux besoins alimentaires de sa famille. Celui qui obtient ainsi le champ ne l’acquiert pas en propriété, mais il en a le droit d’usage qui appartiendra à sa postérité aussi longtemps qu’existe le droit sur la parcelle du village. La propriété reste à l’ensemble abstrait, incarné dans la personnalité de l’autorité traditionnelle, le Mwami, représenté au niveau local par les Chefs de groupements. On ne peut pas acquérir la terre en propriété mais on en a l’usage aussi longtemps qu’on est membre de la communauté. Personne ne peut concéder le droit de propriété parce que personne ne l’a. Le chef traditionnel n’a pas le droit de l’aliéner, car il n’en est pas propriétaire : il ne fait qu’assurer la distribution aux membres de la communauté et protéger le bien collectif contre toutes les formes de prédation, y compris l’occupation en violation des pratiques en vigueur. À la première occupation, on donnait à chaque homme-chef de famille une portion pour lui-même et autant de lopins qu’il a des enfants garçons en âge de se marier. Ainsi, une famille qui a deux garçons majeurs recevrait la part du père et une part pour chacun des garçons. Chaque garçon qui atteignait l’âge majeur dans le village recevait un lopin dès qu’il avait construit une case à lui. Cette pratique était appliquée sur la colline Luvumbu. Par la suite, s’il y avait une personne qui était admise comme membre de la communauté, on lui donnait un lopin pour lui et autant pour ses enfants garçons à l’âge nubile. Une fois acquis, le droit de jouissance est transmis de père à fils, et de génération en génération. Ces droits sont in tuitu familiae, sous réserve de respecter la destinée de la ressource dans son ensemble.

Par contre, la colline Bihembe dans la chaîne de Bangwe a toujours été affectée depuis les temps anciens à un usage collectif. On y amenait les vaches qui ont mis bas pour qu’elles produisent le lait de bonne qualité. Toute personne membre de la communauté de Karhongo pouvait y amener sa vache. Pour cela, cette colline était respectée et protégée. C’est-à-dire en d’autres termes qu’il suffisait d’être membre de la communauté pour y avoir droit d’usage.

En parallèle à ces pratiques, on observe qu’il y a des membres de communauté, propriétaires des droits d’usage à Kanyantende et à Luvumbu qui vendent leurs droits d’usage, mais ils ne vendent pas la terre ! On observe également qu’il y en a qui ont gardé le droit d’usage sur le marais même après avoir quitté le village. D’autres ont « vendu leurs droits d’usage sur le marais aux personnes qui ne sont pas membres du village. Des documents sont signés pour cette passation des droits. Mais, le chef de groupement qui représente l’autorité coutumière peut reprendre le champ à toute personne qui ne respecte pas les normes d’exploitation. Sur le plan coutumier, l’étranger qui exploite est censé exploiter pour le compte du membre du village qui lui a vendu son droit d’usage.

Perte des droits sur les terres collectives

En principe, le droit d’usage des ressources naturelles collectives existe aussi longtemps qu’on est membre de la communauté propriétaire de la ressource, ce droit se perd par la perte de la qualité de membre de la communauté. La perte de la qualité de membre de la communauté se traduit par le déshérité lorsque le conseil des sages décide de chasser du village une personne et de l’exclure des droits et obligations des membres de ce village. La famille perdait le droit sur le fonds collectif lorsque le père décédait sans laisser une progéniture mâle. Son droit revient au chef qui pourra le confier à une autre personne qui n’a pas de lopin pour l’agriculture ou à un garçon qui vient d’atteindre l’âge requis par la coutume. Le droit d’usage sur les terres collectives se perd également par la reprise lorsque le détenteur ne respecte pas la norme collective d’exploitation.

Un cas concret observé durant l’exécution du projet : dans le marais Kanyantende, 4 personnes ont perdu leurs champs pour n’avoir pas payé la contribution en vue d’entretenir les drains et garder le marais en état d’exploitabilité. Trois briquetiers qui continuaient à exploiter sur la zone interdite ont été menacés de reprise de terrain par le chef s’ils ne cessaient pas l’activité dans cet endroit. Après avoir été invités pour explication chez le chef, ils ont abandonné.

Sur le bassin versant de Luvumbu, trois personnes ont été mises en demeure pour n’avoir entretenu les haies collectives qui traversent leurs champs. Deux d’entre elles se sont excusées et ont suivi les orientations du comité de gouvernance des ressources naturelles. Une autre n’avait pas obtempéré, même après le rappel à l’ordre par le chef. Elle s’est vue interdite d’accès sur la colline. Dès ce moment, elle n’a plus cultivé ce champ, car toute la communauté la tenait à l’œil. Cependant, avec l’évolution actuelle, il y a des personnes qui ne sont plus membres effectifs de la communauté, mais qui gardent leurs droits sur le fonds.

Sécurité juridique des usagers et gouvernance des ressources naturelles collectives

La sécurité juridique est la garantie offerte par les textes juridiques au propriétaire d’un droit de ne pas le perdre contre son gré. S’agissant des droits sur le fonds collectif, il sera question de voir si les usagers sont protégés par la loi ou la coutume.

En droit moderne, le certificat d’enregistrement est l’élément par excellence sécurisant le droit foncier dans la mesure où il constate l’étendue des droits des personnes sur un fonds déterminé. Appliqués à notre étude, les lopins sur le marais ou la colline, ainsi que le droit sur la colline Bihembe de Bangwe ne sont couverts par aucun titre foncier. C’est donc un droit précaire parce qu’il ne repose sur aucune assise juridique. Ainsi, son propriétaire peut le perdre à tout moment.

Une précision importante doit être apportée à ce niveau : l’existence de ces droits n’est pas niée, mais il est plutôt difficile d’en apporter la preuve. Ainsi, sur le plan du droit coutumier, l’existence des droits acquis en vertu de la coutume est reconnue par les textes juridiques en vigueur (cfr supra). Mais la difficulté reste d’en apporter la preuve. Cette tendance rencontre la position qui prônent la propriété privée pour une bonne gouvernance des ressources naturelles.

Le travail de Hardin (1963) sur « la tragédie des Communaux » appuyé par Falques (1997) soutenait que la propriété privée était favorable à la bonne gestion des ressources naturelles. Sur le terrain, cette considération serait fatale. En effet, on connaît les attributs du droit de propriété dont notamment le droit de disposer. Étant donné que le propriétaire pourrait décider souverainement de ne pas adopter le mode d’utilisation mis en place par la communauté, il y aurait un désordre. C’est-ce qu’on a vécu durant des années avant le lancement de l’élan de gouvernance sur le marais Kanyantende et sur la colline Luvumbu : certains s’adonnaient à la fabrication des briques, d’autres à la culture, d’autres laissaient leurs champs en jachère, d’autres encore venaient y faire paître le bétail…

Ces théories qui ont régné pendant quelques décennies ont été mises en mal récemment. Les travaux de Hardin sont reprochés d’interprétation abusive de la notion de « commun » s’appuyant sur une confusion entre l’absence de propriété et la propriété collective (Ciriacy-Wantrup et Bishop, 1975). La tragédie des communaux s’exerce dans le cas d’absence de droits de propriété, mais pas nécessairement dans celui de propriété commune. La propriété commune, contrairement à l’absence de propriété, se réfère à un ensemble de règles définies en lien avec l’appartenance des membres à une communauté (2003) fait une distinction entre les propriétés communes régulées et les propriétés communes non régulées. Les propriétés communes non régulées sont protégées seulement par les restrictions portant sur le fait d’être membre ou non de la communauté sans règle de conservation stricte tandis que les propriétés communes régulées s’appuient à la fois sur une restriction de l’usage aux seuls membres et des règles d’usage appliquées aux membres (Dilys et al., 2009). Dans le cas d’espèce, nous sommes en face d’une propriété commune régulée.

L’autorité distributrice des terres n’a qu’une seule obligation à l’égard de l’usager, celle de lui assurer de manière permanente l’accès aux terres arables, source d’aliments, le comportement contraire pouvant être considéré comme un crime grave contre l’humanité. Cette situation présente à la fois des aspects négatifs et positifs. Le fait de savoir qu’on peut perdre un droit à tout moment ne motive pas à investir beaucoup d’efforts d’aménagement et d’entretien. La ressource est surexploitée et l’on a tendance à en tirer le plus de bénéfice en temps record. A contrario, les personnes chargées de la gouvernance se trouvent confortées dans leur position : les usagers savent qu’ils doivent observer les orientations dictées par l’autorité sous peine de se voir être ravi du champ qu’on exploite gratuitement alors que l’accès à un autre champ exige de mobiliser des ressources qu’on n’a pas.

Dans ce cas, la ressource en tant que propriété collective est sécurisée. C’est plutôt la communauté qui est sécurisée, car les terres communautaires étant des biens du domaine public de l’État, elles sont inaliénables et imprescriptibles. Cependant, il se pose le problème de désignation des terres communautaires, le décret du président de la République qui doit en préciser le mode d’acquisition et de gestion n’existant pas depuis trois décennies.

Quelques implications de l’expérience de la gestion collective sur les fonds collectifs

Murphee (2008) identifie trois « piliers » par rapport auxquels la viabilité des programmes de gouvernance collective des ressources naturelles peut être évaluée, à savoir : conservation, bénéfices et renforcement de l’autonomie. Dans les sites d’intervention du projet, ces piliers se traduisent par la réhabilitation des ressources naturelles (conservation de l’environnement), l’augmentation de la production agricole (économie) et le transfert du pouvoir à la base (autonomie).

Réhabilitation des espaces

Dans un espace de trois mois, la communauté avait terminé à drainer 11 kilomètres des drains sur l’ensemble du marais Kanyantende de 700 hectares (figure 2).

Figures 2. A gauche : le marais avant le drainage : une brousse inondée avec des arbres ; A droite, le marais après drainage : il porte les maïs et sorgho avec des rivières curées

Figure 2. En haut : le marais avant le drainage : une brousse inondée avec des arbres ; en bas, le marais après drainage : il porte les maïs et sorgho avec des rivières curées

Figure 3. Les femmes et les hommes en pleine récolte des haricots sur le marais Kanyantende

Figure 3. Les femmes et les hommes en pleine récolte des haricots sur le marais Kanyantende

La participation communautaire et l’action collective

La théorie de l’action collective tente d’expliquer la probabilité de réussite qu’a un groupe d’individus en vue d’entreprendre des actions, y compris l’établissement de règles dont ils vont bénéficier collectivement (Ostrom et Ostrom, 1978). Dans le processus de gouvernance mis en place à Karhongo Nyangezi et à Ikoma, les règles mises en place à travers la charte de responsabilité prévoient que le chef doit convoquer la population pour les travaux communautaires. Par ailleurs, le chef doit être présent à ces travaux. Cette clause est respectée dans les actions de reboisement sur la colline Bangwe, de drainage au marais Kanyantende et d’installation des dispositifs antiérosifs sur la colline Luvumbu (figure 4).

Figure 4. La communauté de Karhongo est regroupée autour de son chef de groupement pour planter les arbres dans le boisement collectif sur le site de Bangwe (colline Bihembe).Figure 4. La communauté de Karhongo est regroupée autour de son chef de groupement pour planter les arbres dans le boisement collectif sur le site de Bangwe (colline Bihembe).

La population participait non seulement aux activités d’aménagement des sites, mais déjà à partir des discussions sur les décisions, les modalités de leur mise en œuvre : planification et exécution. Toutes les couches participaient aux réunions : femmes, jeunes, vieux, agriculteurs, chefs, administratifs, briquetiers. Certaines atteignaient jusqu’à 100 personnes. Ceux qui ne participaient pas aux activités sont sanctionnés. Par exemple, les exploitants du marais Kanyantende qui n’avaient pas participé aux travaux communautaires de drainage au temps convenu étaient obligés de payer le double d’un homme-jour qui équivaut à 4000 francs congolais, soit 4,4$ US. À Bangwe, celui qui ne participait pas au travail de reboisement n’avait pas droit aux semences améliorées.

Transfert du pouvoir à la base

L’objectif est à la fois d’influencer les décisions politiques par les résultats de la participation et d’informer l’opinion sur un sujet complexe ou controversé, constituant un enjeu pour la société, afin qu’il soit discuté dans la population. Il s’agit, in fine, de maximiser la diversité de points des vues et d’augmenter la légitimité des décisions politiques.

La pierre angulaire est la sincère disposition au dialogue de tous les intervenants : tous sont prêts à remettre leurs certitudes en cause de façon à apprendre les uns des autres et à en être transformés (Dumond, 2002). Les dispositifs de participation construisent des connexions et des espaces de dialogue et d’interaction entre les discours et réalités de type «expert» (chercheurs dans le cas d’espèce) de toutes sortes et les paroles et considérations de «simples citoyens»).

Ce transfert se traduit par la possibilité de prendre des mesures communautaires sans plus attendre la seule décision de la hiérarchie administrative : transfert du pouvoir à la base : décision collective de création d’un couloir écologique : la communauté a opté pour ne plus paître ou faire passer le bétail sur le site. Grâce à la convention prise collectivement par les membres de la communauté d’Ikoma de ne plus paître le bétail sur le site de Luvumbu, la verdure réapparait et le site a une couverture qui peut aider à la lutte contre les érosions. Ceci est possible grâce à l’organisation d’une brigade de surveillance communautaire fonctionnelle, un outil de contrôle du comité de gouvernance des ressources naturelles. Il y a donc à ce niveau une bonne collaboration entre institutions gouvernementales et ONG, telle qu’elle est préconisée par Kerkhof (1991).

Discussion

La classification des terres des communautés locales dans le domaine public de l’État appelle des interrogations sur le mobile d’un tel transfert. Cette option revêt une forme d’accaparement à certains égards. En effet, le fait pour l’État de n’avoir pas pris le décret définissant les modalités d’exercice des droits d’usage sur ces terres peut être considéré comme une absence de volonté politique d’assurer les droits aux communautés. Le législateur a prévu les enquêtes préalables avant toute concession pour constater les droits que le tiers y aurait. Cette enquête reconnaîtrait-elle les droits qui ne sont assis sur aucun support ? Dans ces conditions, l’État peut à tout moment affecter tel espace à une utilisation de son choix. Mais de telles intentions peuvent être freinées. Les droits d’usage des communautés locales sont exercés de facto ; elles ne les possèdent pas de jure, bien qu’il y ait une reconnaissance de leur part (article 387 de la loi foncière). Par ailleurs, l’État a prolongé la politique coloniale consistant à protéger les terres des communautés locales en interdisant toute concession passée avec les « indigènes».5

Sur le plan de facto, ces terres échappent à l’emprise du droit moderne : ceci de par le mode d’acquisition de droit d’usage, l’absence de mécanisme codifié de sécurité juridique, la référence permanente à la coutume pour les usagers, etc. Ceci ressemble à la classification faite par Platteau (2003) entre les propriétés collectives régulées et les propriétés collectives non régulées. Les propriétés collectives non régulées sont protégées seulement par les restrictions portant sur le fait d’être membre ou non de la communauté, sans règles de conservation stricte, tandis que les propriétés communes régulées s’appuient à la fois sur une restriction de l’usage et des règles d’usage appliquées aux seuls membres.

La domanialisation de ces ressources sera considérée comme une mesure conservatoire ayant pour objectif de les mettre à l’abri de toute tentative de spoliation ou d’appropriations individuelles. Il s’agit donc d’un caractère sui generis confirmé par le système juridique applicable : le droit coutumier qui régit un bien public. Or, les biens du domaine de l’État sont régis par un statut particulier conféré par les lois de classement ou d’affectation qui répondent naturellement du droit moderne.

Les résultats présentés dans cette recherche font comprendre que dans un contexte post conflit, la gouvernance permet de palier les imperfections et les faiblesses des institutions et services étatiques qui sont compensées par l’union des énergies collectives. C’est un moyen de décentraliser la gestion (Yelkouniy, 2001 ; Wade, 1987 ; 1988). L’inconvénient que cette pratique peut comporter c’est que l’autorité administrative peut agir contre les orientations de sa hiérarchie mais sur la base d’une demande et planification de la communauté au service de laquelle elle se trouve. Si elle n’y est pas autorisée administrativement, elle agira en vertu de la responsabilité qui lui a été confiée par la communauté. Dans ces conditions, elle s’exposera aux sanctions de la hiérarchie. Cette situation exige alors une communication permanente entre la base et l’autorité hiérarchique pour éviter les orientations divergentes.

En fait, elles sont toujours considérées comme membres de la communauté ; cas des personnes migrant vers la ville : tantôt la migration est jugée comme temporaire et qu’elles sont censées revenir au sein de la communauté d’un moment à l’autre ; tantôt la communauté considère que le fait d’habiter en ville ne coupe pas les liens avec sa communauté tant que la personne peut revenir périodiquement communier avec les siens. Par contre, on perd complètement la qualité de membre de la communauté lorsqu’on est déshérité par la communauté ou lorsqu’on se décide d’habiter un autre village en détruisant sa case dans le village d’origine.

Conclusion

Les ressources naturelles collectives relèvent du domaine public de l’État en vertu de la loi foncière (article 388). Les modalités de jouissance des droits des communautés locales devraient être précisées dans une loi d’application qui n’a jamais été promulguée depuis 1973. En attendant la promulgation de la loi d’application, ce sont les coutumes qui continuent à régir ces ressources naturelles. Ce sont des biens publics de par la volonté du législateur. Il s’agit d’un caractère sui generis dans la mesure où la coutume s’applique au domaine public de l’État qui répond essentiellement au droit moderne.

Les éléments exposés montrent que dans la phase post conflit, la gouvernance de ces ressources naturelles n’a été possible que par l’implication de toutes les parties prenantes et les représentants de toutes les couches de la population. Pour Platteau (2003), en l’absence de coûts de transaction, la propriété communautaire permet d’internaliser les externalités aussi efficacement que la propriété privée. En effet, un groupe qui possède en pleine propriété un domaine de terre ou de ressources naturelles prendra exactement les mêmes décisions qu’un propriétaire individuel en ce qui concerne la quantité d’efforts à appliquer. Finalement, selon notre recherche il apparait que le caractère collectif des ressources naturelles comporte des avantages et des désavantages (Tableau 1).

Avantages

Elle permet de freiner le plein pouvoir qui caractérise la propriété privée.

Les ayants droit sont motivés à intervenir pour protéger l’identité communautaire.

Chacun des ayants droit se sent concerné, car il possède les attributs qui lui permettent de tirer plein bénéfice de la ressource.

Favorise une cohésion sociale pour y travailler.

Éveille la conscience collective pour prendre collectivement les responsabilités de gouvernance.

Désavantages

Les parties prenantes ne connaissent pas les obligations de chacun s’il n’y a pas accord mutuel.

Les droits fonciers sont fragiles par manque de couverture des titres légaux du droit écrit.

L’insécurité foncière caractérisée par la précarité des droits des usagers y joue aussi un rôle important parce que chaque exploitant sachant que son bénéfice est lié à l’appartenance au groupe, il fait tout pour se conformer aux dispositions arrêtées par le groupe. Dans ces conditions, c’est un élément qui favorise l’absence des conflits au sein de la communauté et la promotion d’une collaboration permanente entre les membres quelles que soient leurs catégories sociales. À notre sens, ce modèle de gouvernance est recommandable aux autres ressources naturelles collectives dans le contexte post conflit et même dans les conditions d’absence de conflit.

Notes

  1. Loi n° 73-021 du 20 juillet 1973, portant régime général des biens, régime foncier et immobilier et régime des sûretés telle que modifiée et complétée par la loi n° 80-008 du 18 juillet 1980.
  2. Loi n° 11/2002 du 29 août 2002, portant code forestier.
  3. Loi n° 11/022 du 24 décembre 2011 portant principes fondamentaux relatifs à l’agriculture.
  4. À une certaine époque de l’histoire, cette colline appartenait au territoire de la chefferie de Kabare. Les Mparanyi étant historiquement reconnus comme des vaillants combattants auraient aidé le Mwami de Kabare à déloger sur cette colline une certaine dame Mwa Murhwa qui sapait son pouvoir. En récompense, le Mwami de Kabare avait cédé cette colline à ces combattants de la chefferie de Ngweshe. Aujourd’hui, les habitants d’Ikoma s’attachent à cette terre qu’ils considèrent avoir acquise au pris du sang de leurs ancêtres.
  5. Ordonnance de l’Administrateur Général au Congo du 1er juillet 1885- occupation des terres, Bulletin Officiel, 1885, p. 30. En 1885, après la conférence de Berlin, une ordonnance de l’Administrateur général au Congo interdisait les contrats et conventions passés avec les indigènes pour l’occupation, à un titre quelconque, de parties du sol, ne sera reconnu par le gouvernement et ne sera protégé par lui, à moins que le contrat ou la convention ne soit fait à l’intervention de l’officier public commis par l’administrateur général et d’après les règles que ce dernier tracera dans chaque cas particulier».

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