«Les médiocres ont pris le pouvoir» : Entretien avec Alain Deneault

Dans «La Médiocratie», un livre coup de poing, le philosophe Alain Deneault critique la médiocrité d’un monde où la moyenne devient une norme. Cet empire s’étend à toutes les sphères de l’existence : travail social, économie, politique,… Avec le tranchant d’une lame, il s’emploie – depuis des années – à dénoncer les scandales miniers et les paradis fiscaux. Son précédent essai, «Noir Canada», ayant fait l’objet d’une poursuite en diffamation. Alain Deneault n’est pas du genre à mâcher ses mots. Docteur en philosophie et enseignant en sciences politiques à l’université de Montréal, il s’attaque à un nouveau régime : la «Médiocratie». Sous un jour caustique et incisif. Mais c’est d’une «révolution anesthésiante» qu’il s’agit. Celle qui nous invite à nous situer toujours au centre, à penser mou, à mettre nos convictions dans notre poche de manière à devenir des êtres interchangeables, faciles à ranger dans des cases.


Propos recueilli par Rafal Naczyk et publié le 22-04-2016 dans Alter Echos.

Alter Échos : Qu’est-ce que la « médiocratie » ?

Alain Deneault : Quand on veut désigner ce qui est supérieur, on parle de supériorité. Pour ce qui est inférieur, on parle d’infériorité. Mais si l’on veut désigner ce qui est moyen, on ne dira pas la « moyenneté », mais plutôt la « médiocrité ». La médiocrité renvoie à ce qui est moyen. Un « médiocre » n’est pas un parfait incompétent. Ce n’est pas quelqu’un d’étourdi qui n’est pas capable de respecter un horaire, qui n’est pas capable de faire fonctionner la photocopieuse ou de dire bonjour à la bonne personne au bon moment… Mais ce n’est pas non plus quelqu’un qui a de l’initiative, des convictions, du courage ou de l’envergure. C’est quelqu’un de fonctionnel et de soumis. Il n’y a pas de problème à cela. Être « médiocre » n’est pas péjoratif. On est tous « médiocre » en quelque chose… Le problème de la « médiocratie », c’est lorsqu’on se retrouve dans un système qui nous enjoint à être un citoyen résolument moyen, ni totalement incompétent au point d’être incapable de fonctionner ni compétent au point de se savoir fort d’un pouvoir critique. La « médiocratie », c’est donc le stade moyen hissé au rang d’autorité. C’est la moyenne impérative, même lorsqu’on peut prétendre à mieux.

A.É. : Comment les médiocres ont-ils pris le pouvoir ?

A.D. : Ils ont pris le pouvoir sans forcément s’en rendre compte… La division et l’industrialisation du travail – manuel et intellectuel – ont largement contribué à l’avènement du pouvoir médiocre. Au XIXe siècle, on est passé des « métiers » à l’ « emploi ». Et ce faisant, on a standardisé le travail sur un mode moyen, parce qu’il s’agissait de rendre les acteurs interchangeables à l’ouvrage. En fait, nous ne sommes plus des artisans – dépositaires d’un savoir-faire – mais des agents qui remplissent une fonction, insérés dans des protocoles dont le sens nous échappe. Le médiocre, lui, n’a pour seul souci que de se positionner sur un échiquier dont il ne contrôle pas les paramètres.

La « médiocratie », c’est donc le stade moyen hissé au rang d’autorité. C’est la moyenne impérative, même lorsqu’on peut prétendre à mieux.

A.É. : Ce système va-t-il jusqu’à marginaliser les compétences ?

A.D. : Dans un tel cadre, les éléments les plus prometteurs se voient systématiquement contraints à la médiocrité même s’ils ne sont justement pas médiocres… On brise toutes les compétences qui ne sont pas compatibles avec les formes «standards» attendues. L’injonction sous-jacente à tout contrat de travail, c’est : «Ta gueule, je te paie ! ». On nous paie pour qu’on se refuse à sa propre pensée. C’est un motif d’inquiétude dans un monde où les problèmes requièrent tellement de perspicacité, de sens critique, d’innovation au sens radical.

A.É. : Vous dites que la figure centrale de la médiocratie, c’est l’expert. Drôle de paradoxe…

A.D. : L’expert, très souvent, transforme de l’idéologie en science et présente un discours d’intérêts en un discours de savants. Il est le représentant de pouvoirs qui l’embauchent portant les habits du scientifique désintéressé. L’expertise consiste de plus en plus souvent à vendre son cerveau à des acteurs qui en tirent profit. À l’université, c’est une vraie question que doivent désormais se poser les étudiants : veulent-ils devenir des experts ou des intellectuels ?

A.É. : En quoi l’Université participe-t-elle de cette médiocratie ?

A.D. : Au Canada, plus de la moitié du budget des universités provient de fonds privés. Les professeurs savent que si les travaux n’utilisent pas les mots du vocabulaire managérial, ils n’obtiennent pas de bourse de recherche. Certaines universités ont des représentants des entreprises dans leur conseil d’administration et l’assument. En 2013, le recteur de l’université de Montréal a déclaré la même chose que l’ancien patron de TF1, Patrick Le Lay : « Les cerveaux doivent correspondre aux besoins des entreprises » ! À l’école de commerce de Montréal, il n’y a plus de numéros de local, mais des logos. Les cours ont lieu en salle « L’Oréal », « Air Transat » ou « Goodyear », du nom des sponsors. Les réformes successives de l’Université en Europe, notamment celle de Bologne, tendent vers ce modèle-là. Un modèle où le savoir est généré pour satisfaire le marché, alors que le rôle des intellectuels est de faire de l’entreprise un objet de la pensée.

Désormais on ne parle plus du bien commun, on fait comme si l’intérêt général n’était plus que la somme d’intérêts particuliers que les uns et les autres sont ponctuellement invités à défendre.

A.É. : Selon vous, la politique s’efface devant la «gouvernance». Pourquoi ?

A.D. : Les premiers à avoir formulé le terme sont les théoriciens de l’organisation, dans les années 1980. C’est Margaret Thatcher qui l’a, par la suite, propulsé dans la sphère publique. Appliquée au champ politique, la « gouvernance » prétend « gérer » l’État comme n’importe quelle multinationale, avec les mêmes critères de rendement, d’efficacité, etc. L’État devrait en quelque sorte se mettre au diapason des critères de rentabilité économique. Et cela vaut pour tout genre d’organisation, y compris les ONG, les universités et les associations civiques, qui sont invitées à rendre des comptes, à prouver que chaque centime de subvention est rentabilisé dans une perspective entrepreneuriale. C’est à partir du moment où tout n’est que gestion que la démocratie disparaît, au profit d’un management totalitaire. Désormais on ne parle plus du bien commun, on fait comme si l’intérêt général n’était plus que la somme d’intérêts particuliers que les uns et les autres sont ponctuellement invités à défendre. C’est à partir de là que la culture du grenouillage, des arrangement douteux, se développe. Or un ordre qui met en péril 80 % des écosystèmes, et qui permet à 1 % des plus riches d’avoir 50 % des actifs mondiaux n’a rien de pondéré.

A.É. : Comment repolitiser la société ?

A.D. : Je milite pour le retour à des mots investis de sens, tous ceux que la gouvernance a voulu effacer, galvauder ou récupérer : la citoyenneté, le peuple, les droits collectifs, la contrainte sociale, la souveraineté, le bien commun… Parce qu’une révolution, ce n’est pas des barricades ou des bannières ensanglantées. À chaque fois ce sont les mots qui ouvrent la voie. La médiocratie, elle, a réussi une « révolution anesthésiante » : dans l’esprit des puissants, on va parler de « partenaires sociaux », de « société civile », de « droits libéraux », d’acceptabilité sociale, de questions sociétales, d’empowerment… « d’économie de la connaissance » qui fait entrer les multinationales à l’université, de « l’essor des marchés émergents » qui autorise le néocolonialisme bon teint. Le langage n’est plus vecteur de sens ou d’interrogation, mais un jeu de faux-semblants articulé sur l’idéologie du profit. Aujourd’hui, même l’Administration publique recrute des « architectes en gouvernance ministérielle » qui maîtrisent « l’approche client » et qui sont également « propriétaires de processus ». On entre dans un domaine du langage qui nous fait perdre le sens des choses… L’économie nous rend stupides. Ce statu quo n’est plus tenable.

La Médiocratie, d’Alain Deneault, Lux éditeur, 224 pages, 15euros.

Conscience africaine :

Protégé : Conscience Africaine, Hors-Série, février 2025

Ce numéro Hors-Série de "Conscience Africaine" fait une analyse approfondie de écologisme centré sur narratif de changement climatique anthropique....

Protégé : Conscience Africaine, numéro 5, Octobre-Décembre 2025

Les événements internationaux récents et présents aggravent l’inquiétude des pays et personnes soucieux de leur liberté, de leurs intérêts...

Protégé : Conscience Africaine, numéro 1, Octobre-Décembre 2024

Le but de cette Table Ronde est (1) d’approfondir la compréhension par la population congolaise en générale (en...

Protégé : Conscience Africaine, numéro 4, juillet-septembre 2025

Le problème de la sécurité est toujours d’actualité pour chaque État. Tous les pays du monde développent soigneusement leurs...

Aller plus loin :

Haïti, un pays et un peuple assassinés par les États-Unis et la France

Les politiciens français et américains ont imposé à la société haïtienne un leadership politique favorable aux intérêts américains mais nuisible à tout projet d’édification de la nation sur l’île des Caraïbes.

L’impossibilité de l’égalité

La diversité inévitable de l'emplacement de l'homme élimine efficacement toute possibilité d'égaliser les «opportunités».

Comment et pour qui voter? 5 étapes pour un choix électoral pertinent autour des enjeux existentiels pour l’Afrique

Nous revenons ici sur la manière la plus responsable pour choisir ses dirigeants, et donc de faire de l'exercice électoral non pas une occasion de l’éternel retour de l’insignifiance,...

“Une brève histoire de l’égalité” : Critique du livre

La discussion de Piketty sur les questions de répartition et d'égalité des revenus a contribué à produire une large acceptation de la nécessité du socialisme, de la hausse des impôts et de l'augmentation des dépenses sociales.

Libéralisme et illibéralisme au XXIe siècle

Ce que nous devons comprendre, c'est que le libéralisme en tant que mot et en tant que concept a été terriblement abâtardi, et il en va de même pour le libertarianisme.

Elon Musk rachète Twitter et se pose en défenseur de la liberté d’expression

Le feuilleton aura été de courte durée : trois semaines après avoir acheté ses premières parts dans la société et dix jours après sa...

La décolonisation africaine : cinquante ans de métastases post-coloniales du cancer colonial : cas de la République Démocratique du Congo

La région des Grands Lacs est un grand centre mondial d'instabilité depuis 1990. Les puissances occidentales et leurs multinationales ont joué et continuent à...

Cour de Cassation de la République Démocratique du Congo

La Cour de cassation est la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire congolais.  Cette institution remplit une mission essentielle : unifier et contrôler l'interprétation...

Analyse du principe de gouvernance : Le sens et les différents aspects de la gouvernance

Un des grands problèmes qui se pose encore aujourd’hui à l’Afrique, est de comprendre comment ce continent sous-peuplé, jeune, disposant de nombreuses ressources soit...
spot_img