L’Afrique sub-saharienne face aux famines énergétiques

La faible consommation d’énergie est une cause et un symptôme du sous-développement de l’Afrique. La pénurie énergétique qui menace le monde semble y introduire deux trajectoires différentes : pour les pays pétroliers, il s’agit d’éviter les pièges de la «malédiction des matières premières», d’utiliser la rente pour consolider l’État et l’économie. Pour les autres, il convient déjà de penser l’après pétrole. Partout, des innovations sont à rechercher pour que l’énergie ne soit plus un frein mais un catalyseur du développement.

La famine énergétique qui menace le monde a des effets importants en Afrique sub-saharienne. Elle encourage les acteurs mondiaux de l’énergie – pays occidentaux «émergés» ou Etats émergents d’Asie, entreprises pétrolières et nucléaires, producteurs de biocarburants – à courtiser assidûment les États du continent pour y développer des potentiels encore importants. Ce faisant, ils perpétuent des relations anciennes, ou en nouent de nouvelles, qui présentent autant d’opportunités que de risques dans des Etats aux institutions fragiles, sensibles aux sollicitations du court terme. L’énergie est ainsi depuis longtemps au cœur d’enjeux géopolitiques qui s’articulent du local au mondial. Elle participe de la vulnérabilité africaine dans la mondialisation.

Mais la pénurie d’énergie annoncée souligne aussi la dépendance de la partie du globe qui consomme le moins. Or, cette question est centrale pour le développement. La faible consommation d’énergie est à la fois un symptôme de pauvreté et un obstacle à l’amélioration économique et sociale : l’insuffisance et le coût de l’énergie pénalisent l’industrie, le transport et toutes les activités modernes. Cette faible consommation va de pair avec une grande diversité des énergies utilisées, en fonction des contextes géographiques. La consommation d’énergies naturelles concoure souvent à la dégradation de l’environnement. La définition d’un itinéraire de développement du continent implique donc de résoudre l’équation énergétique. Celle-ci devra concilier croissance démographique et urbaine d’une part, équilibres économiques et environnementaux d’autre part, pour permettre l’accès à beaucoup plus d’énergie. Dans des termes différents de ceux qui prévalent au Nord, on peut imaginer combien l’opération est complexe.

Il s’agira ici de s’interroger sur les enjeux de la rencontre, en Afrique, des tensions et besoins énergétiques du continent avec ceux du système mondial.

1. Un miroir du sous développement

1.1 Consommation et potentialités

La consommation énergétique en Afrique sub-saharienne est très faible. Elle est estimée à 0,5 tonne équivalent pétrole (tep)/an/habitant, contre 4 en Europe et 8 aux États-Unis. De plus, l’accès aux énergies modernes (électricité, gaz, produits pétroliers) est très limité. On considère que moins de 15% des habitants de l’Afrique sub-saharienne a accès à l’électricité. Les énergies dites traditionnelles, issues des matières premières renouvelables (bois et charbon de bois) et de sous-produits agricoles (résidus de culture, déjections animales), occupent une place prépondérante.

Cette faible consommation n’empêche pas l’énergie de peser très lourd dans les comptes nationaux. Elle représente souvent au moins la moitié de la valeur des importations. Elle s’accompagne aussi, paradoxalement, d’importants gaspillages. Ceux-ci tiennent à la vétusté des parcs automobiles, des industries et des installations électriques. Les branchements sauvages et les fraudes aggravent l’inefficacité des systèmes énergétiques modernes.

Quand la rareté, l’inaccessibilité et la pauvreté se conjuguent pour limiter l’usage de ces sources modernes ou traditionnelles, le recours à l’énergie animale (dromadaires, bovins, équins) ou humaine s’impose. Pour cultiver les champs, piler les céréales des savanes ou rouir le manioc de la forêt, puiser et transporter l’eau, c’est avant tout l’énergie humaine que l’on mobilise. Celle des femmes, en particulier.

Le sous-développement de l’Afrique est souvent présenté comme reflétant d’énormes potentialités en ressources naturelles structurellement sous-exploitées. L’énergie en fournit une bonne illustration. Des potentiels considérables demeurent à l’état virtuel. Dans le géant Congo, le scandale énergétique s’ajoute au scandale géologique: les chutes d’Inga offrent le meilleur potentiel hydroélectrique du monde, avec 40 000 MW. Mais elles ne sont valorisées qu’à 2 % de leurs possibilités (moins de 1 000 MW aujourd’hui avec les installations d’Inga I et II). Le massif abyssin, où prend notamment sa source le Nil bleu, qui fournit 70 % des apports du grand fleuve, n’est pratiquement pas équipé. La Guinée, présentée comme le château d’eau de l’Afrique de l’Ouest grâce au massif du Fouta Djalon, ne produit pas assez d’électricité pour approvisionner sa capitale, alors qu’elle pourrait alimenter les pays voisins. Au Cameroun, on considère que seul 3 % du potentiel hydroélectrique du pays est aménagé, pour l’essentiel le long de la vallée de la Sanaga. A Madagascar et au Mozambique, de même, des potentiels hydroélectriques significatifs restent sous-utilisés.

Jusqu’à un passé récent, l’exploitation pétrolière du golfe de Guinée s’accompagnait d’un torchage systématique du gaz extrait avec le pétrole. En effet, l’exploitation pétrolière s’accompagne presque toujours d’une production de gaz, qui peut-être ré-injecté pour les besoins de l’exploitation, exploité ou torché. Or, jusqu’ici en Afrique, faute de marchés régionaux suffisamment rentables, il a été principalement brûlé. Cette pratique, outre ses effets négatifs en matière d’effet de serre, semble aberrante du point de vue de pays producteurs qui souffrent de pénurie énergétique structurelle. Ainsi, au Tchad, l’intégralité de la production des champs de Doba est exportée, alors que le niveau d’électrification du pays est un des plus bas du monde, et qu’une seule des quatre centrales permettant l’exportation du brut pourrait satisfaire la moitié des besoins actuels du pays.

Devant la rareté et le coût de l’électricité, l’Afrique a connu bien des expérimentations énergétiques, en particulier dans les zones enclavées où la valorisation du potentiel agricole ou industriel l’exigeait. Les résidus agricoles les plus divers – graines de coton, bagasse de canne à sucre, coques de cacao, de café ou d’arachide, sisal, etc. – ont été sollicités. Aussi ingénieuses qu’elles aient pu être, ces expériences ne satisfont jamais que des besoins locaux.

Enfin, il n’est pas étonnant que les énergies renouvelables solaires et éoliennes ne soient utilisées que de manière embryonnaire. Leur coût et leurs exigences technologiques les ont longtemps placées hors de porté des possibilités africaines. L’Éthiopie et le Kenya disposent de quelques potentiels géothermiques, mais ils sont peu valorisés.

De manière plus générale, dans les pays les plus riches en ressources mais pauvres en énergie disponible, la dépendance énergétique et pétrolière illustre, sur le presque demi siècle parcouru depuis l’indépendance, la sous valorisation des potentialités naturelles, elle-même conséquence d’une incapacité à construire l’État.

1.2 Les conséquences de l’insuffisance des énergies modernes

L’utilisation de la houille sud-africaine du Karroo au service de l’industrialisation – sidérurgie, chimie, traitements miniers divers – constitue une exception : l’abondance des réserves permet au pays de disposer d’une des électricités les moins chères du monde, alors qu’il ne produit guère de pétrole ni d’hydroélectricité (Raison 1994). Ailleurs, la faible disponibilité des énergies modernes présente des conséquences lourdes. Sur le plan économique, le prix élevé de l’électricité est un obstacle majeur à l’industrialisation. Ainsi, on déplore souvent que le coton africain soit exporté sans transformation. Mais le tissu des industries textiles africaines – filature et tissage – développé dans les années 1960-70 a été lourdement pénalisé par la hausse du prix du carburant, donc de l’électricité, à la faveur des chocs pétroliers successifs. Or, la géographie des pays producteurs de coton ne recoupe pas celle de la production d’énergie (d’origine hydrique ou pétrolière), les potentiels ne sont pas partout exploités et les réseaux ne sont pas interconnectés. Les pays cotonniers soudano-sahéliens comme le Mali, le Burkina ou le Tchad, disposent ainsi d’une des électricités les plus chères du monde, du fait de leur dépendance vis-à-vis des importations, aggravée par leur position d’enclavement. En Guinée (Souaré et al. 1993) ou au Cameroun, les aménagements hydroélectriques réalisés pour la production d’aluminium n’ont pas entraîné une baisse du prix de l’électricité. Au contraire, les sociétés industrielles ont négocié avec l’Etat des coûts artificiellement bas de l’énergie. Au Cameroun, Alucam a consommé 40% de l’électricité nationale mais ne contribue que pour 15% aux recettes de la société nationale d’électricité (Nkutchet 2004). La différence est financée par les autres consommateurs.

Dans les villes nigérianes, tous les acteurs économiques disposant de quelque moyen ont un groupe électrogène : la privatisation jusqu’au niveau le plus individuel répond à la faillite du système public de fourniture d’électricité – lié à la mauvaise gestion, aux impayés, aux branchements frauduleux. La débrouillardise individuelle répond à l’échec de l’action collective, avec un coût économique et écologique élevé.

Sur le plan écologique, les dynamiques démographiques confèrent aux besoins énergétiques des impacts significatifs. La population de l’Afrique croît depuis 20 ans à un rythme élevé, de l’ordre de 2 à 3 % par an, qui l’amène à doubler en 20 ans. Mais la croissance des villes est nettement plus rapide. Or, la consommation des citadins est différente de celle des ruraux. Le charbon est souvent préféré en milieu urbain : il est moins encombrant et dégage moins de fumée que le bois. Mais il est gourmand en ressource : un kilo de charbon de bois fournissant 30 kj nécessite en moyenne de couper 7 kg de bois, quand ce bois aurait fourni 140 kj (20 kj/kg). La forte augmentation de la demande en bois énergie qui résulte de ses dynamiques a pour conséquence l’apparition de larges auréoles de déforestation autour des villes de l’Afrique sèche, généralement proportionnelle à leur taille : 500 km autour de Kano au Nord Nigeria (8 millions d’habitants), 150 km autour de Niamey au Niger ou de Ouagadougou au Burkina Faso (1 million d’habitants).

2. De grandes inégalités géographiques

2.1 Les disparités d’accès à l’énergie

Au-delà de la sous-consommation, la situation de l’énergie en Afrique est caractérisée par une grande disparité, à toutes les échelles. Les contrastes entre pays expriment les niveaux de développement : Algérie, Libye et Égypte consomment à eux seuls plus de la moitié de l’électricité du continent, l’Afrique du Sud 14 %, ne laissant qu’un gros quart de la consommation africaine à l’ensemble des autres pays. La part des énergies traditionnelles est d’autant plus forte que le niveau de développement est faible. Elle s’établit à 80-90 % de la consommation énergétique dans les pays du Sahel intérieur (Mali, Niger, Tchad) ou dans de grands pays enclavés comme l’Éthiopie, qui appartiennent au groupe des Pays les Moins Avancés.

Les gradients écologiques ont aussi leur rôle. L’Afrique humide – des savanes soudaniennes aux forêts équatoriales, en passant par les châteaux d’eau guinéen et abyssin – est encore très riche de potentialités hydroélectriques. L’Afrique sèche, de la bande sahélienne aux périphéries de la Corne, ne peut compter que sur l’hydroélectricité – limitée – de quelques grands fleuves allochtones (Sénégal, Niger, Nil). Or, la fragilité de ses écosystèmes semi-arides affectés par les sécheresses des années 1970-1980 est soulignée par les pressions de la demande urbaine en bois énergie. Écosystèmes et enclavement dessinent ainsi une opposition entre une Afrique côtière relativement avantagée sous l’angle de l’accès à l’énergie et de la préservation de l’environnement et une Afrique intérieure plus vulnérable.

Carte 1 - Energie et environnement : pressions et potentiels opposent Afrique humide et Afrique sècheCarte 1. Énergie et environnement : pressions et potentiels opposent Afrique humide et Afrique sèche.

Les disparités d’accès à l’énergie s’observent aussi à d’autres échelles. Elles distinguent clairement villes et campagnes. Les lumières de la ville expriment, dans l’imaginaire collectif, le pouvoir d’attraction prêté à la modernité qui s’attache à l’urbain face au monde rural abandonné à la lampe à pétrole. Elles sont un facteur de l’émigration des paysans vers les villes. L’extension de l’électrification au niveau de base de la hiérarchie urbaine constitue un indicateur du développement : les chefs lieux de département sénégalais ont presque tous accès au réseau, quand, au Tchad, seules 4 ou 5 villes en plus de la capitale disposent d’une alimentation électrique publique.

Au sein des agglomérations urbaines, l’accès à l’électricité n’est pas homogène. Les centres des grandes villes – quartiers d’affaires et de résidence des élites – sont moins exposés aux coupures de courant que les banlieues populaires. Dans celles-ci, la connexion au réseau s’effectue souvent au moyen de branchements de fortune frauduleux qui aggravent les difficultés des sociétés d’électricité et causent de fréquents incendies.

Enfin, l’accès à l’électricité souffre d’aléas saisonniers. Les saisons les plus fraîches sont les plus clémentes, quand la forte demande des saisons chaudes, souvent corrélée à l’étiage des cours d’eau aménagés, conduit aux plus fréquents délestages.

2.2 Fractures et factures énergétiques

Les enjeux énergétiques participent des tensions géopolitiques qui fragilisent le continent africain. Le rôle de l’or noir est bien connu. Les convoitises qu’il suscite ont causé ou entretenu nombre de conflits en Afrique, activant des lignes de clivage internes instrumentalisées par le jeu d’acteurs extérieurs. La liste de ces conflits plus ou moins directement liés au pétrole est longue, de la guerre du Biafra (1966-1969) à celle de l’Angola (1975-2001), en passant par les crises du Congo Brazzaville (1993, puis 1997-1998), le conflit entre le Nigeria et le Cameroun pour le contrôle de la presqu’île de Bakassi, ou encore ceux du Soudan.

Mais il n’y a pas que le pétrole. Au temps de la guerre froide, les réserves d’uranium du Congo n’étaient pas pour rien dans le soutien des États-Unis au régime de Mobutu. Au Zaïre toujours, la construction au début des années 1980 d’une ligne électrique à haute tension de 1.800km depuis le site d’Inga, dans le bas Congo, vers la riche province minière du Katanga, procédait avant tout de considérations géopolitiques : l’énergie devait garantir le lien avec la capitale nationale de la riche province frondeuse aux velléités d’émancipation (Pourtier, 1994). De même, la tentation pour l’Éthiopie de faire face à la forte croissance démographique et urbaine – le pays compte près de 70 millions d’habitants, mais le taux d’urbanisation, encore faible, devrait augmenter si les politiques de développement du pays portent leurs fruits – devrait s’accompagner de velléités d’aménagement hydroélectrique du Nil bleu. Celles-ci seront porteuses de tensions potentielles avec le Soudan et l’Égypte, pour lesquels le Nil est vital, mais qui entretiennent jusqu’à présent des relations distantes ou hostiles avec l’État abyssin.

Par ailleurs, la facture pétrolière dessine une fracture majeure entre pays africains. On peut être tenté de les diviser en deux groupes de ce point de vue : les exportateurs et les importateurs. Les premiers seraient caractérisés par une croissance sans développement. Dans des pays comme le Nigeria, le Gabon ou le Congo Brazzaville, des dizaines d’années d’exploitation pétrolière se sont traduites par des investissements dans l’immobilier et les grands travaux, mais les effets du «syndrome hollandais»2 et les facilités de l’or noir ont fait stagner les secteurs productifs de l’économie. Les seconds sont vulnérables aux variations des cours.

Mais cette distinction est à relativiser : la plupart des pays exportateurs sont également importateurs de produits raffinés. Et produire du pétrole n’empêche pas d’avoir des problèmes d’énergie. Ainsi, le Nigeria, premier producteur de pétrole africain (6e mondial), est un modèle de gaspillage en la matière. Il dispose de 4 raffineries assez modernes, capables en théorie de satisfaire 2 fois la demande nationale, ainsi que celle des pays voisins. Dans les faits, il importe régulièrement du carburant. Les subventions sur l’essence coûtent 2 milliards de dollars par an à l’État (Sébille-Lopez, 2006). Les hausses des prix et les grèves qu’elles provoquent ainsi que les interruptions d’approvisionnement causent des à-coups fréquents dans le fonctionnement de l’économie. Elles paralysent aussi totalement l’activité dans les pays voisins qui en dépendent (Tchad, RCA).

Par ailleurs, la dépendance varie selon l’importance de l’or noir dans l’économie (Magrin 2007). Il convient en fait de distinguer trois situations pétrolières en Afrique : les États non producteurs, une catégorie intermédiaire d’États producteurs à un niveau limité ou dans des conditions qui font du pétrole un élément parmi d’autres de l’équation économique nationale (Tchad, Cameroun, Mauritanie, Soudan), enfin, les États rentiers. L’or noir y représente 80 à 90 % de la valeur des exportations, 40 à 50 % des PIB, 50 à 75 % des ressources budgétaires de l’État. L’économie et le système politique sont très fortement structurés par la redistribution de l’or noir. C’est là que les effets du «syndrome hollandais» se font le plus sentir.

Carte 2 – La pétrodépendance

Carte 2 – La pétrodépendance.

Les variations importantes des cours du pétrole sont gênantes dans les pays riches du Nord. Mais elles ont des conséquences catastrophiques dans les pays pauvres, car les États n’ont pas les moyens de les amortir. Dans les pays producteurs où le système socio-politique était structuré par la redistribution de la rente, le contre choc pétrolier de 1986 a été catastrophique, au point de favoriser certaines des guerres civiles des années 1990, comme au Congo Brazzaville. Les perspectives haussières des cours des hydrocarbures dessinent, pour les Etats producteurs, des enjeux spécifiques en terme de gouvernance pétrolière (cf. infra). Pour les pays africains non producteurs, l’augmentation du prix de l’énergie pénalise l’ensemble de l’économie et vide les caisses des Etats s’ils essaient de les compenser.

3. Politiques et perspectives

3.1 Ambiguïtés pétrolières

A moyen et à long terme, le déclin inéluctable des réserves mondiales d’hydrocarbures devrait soutenir leur prix à un niveau élevé. Ces perspectives sont à l’origine de l’augmentation du nombre de pays africains producteurs de pétrole : la hausse des cours de l’or noir rend rentables des gisements enclavés ou difficiles d’accès qui n’intéressaient guère jadis les grandes compagnies pétrolières. Ainsi, à côté des poids lourds anciens constitués par le Nigeria (2,5 millions de baril/jour) et l’Angola (1 million de barils/jour), la Guinée équatoriale (350 000 b/j), le Soudan (300.000 b/j), le Tchad (200.000 b/j) ou la Mauritanie (60 000 b/j) sont-ils récemment entrés dans le cercle des pays africains producteurs de pétrole. Ils y rejoignent des pays où la production, ancienne, a commencé à décliner, comme le Gabon, le Congo Brazzaville ou le Cameroun. Un plus grand nombre de pays africains va tirer des ressources croissantes de l’exploitation pétrolière. Mais cette bonne nouvelle a ses revers.

En effet, la conjoncture pétrolière en Afrique est caractérisée par la rencontre de deux dynamiques contradictoires. Les années 1990 avaient été marquées par un mouvement en faveur d’une amélioration de la gouvernance pétrolière. A la suite de la dénonciation du rôle des ressources naturelles, et notamment du pétrole, dans un certain nombre de conflits africains (Nigeria, Angola, Congos, Liberia, Sierra Leone), des initiatives portées par des organisations de la société civile ou des gouvernements avaient permis des améliorations.

Celles-ci portent d’abord sur la gestion des rentes minières, à travers la charte Publish What You Pay (PWYP) portée par l’ONG américaine Global Witness depuis 2002, et l’Extractive Industry Transparency Initiative (EITI), appuyée par le gouvernement britannique depuis 2003. Dans un souci de transparence, les entreprises pétrolières et minières sont invitées à publier les chiffres des  sommes versées aux Etats. Les rentes ne sont désormais plus gérées sur des comptes spéciaux opaques rattachés aux présidences, comme cela avait été souvent le cas : elles apparaissent désormais presque partout dans le budget national. Plus largement, des projets pétroliers sont explicitement mis au service des objectifs du développement durable, comme celui du Tchad – où la production pétrolière démarre en 2003, grâce à l’implication de la Banque mondiale en appui à un consortium à dominante américaine dirigé par Exxon. On prétend concilier l’exploitation pétrolière avec le respect de l’environnement et des populations riveraines, pour des investissements transparents dans les domaines prioritaires de la lutte contre la pauvreté (éducation, santé, infrastructures, développement rural, eau et environnement) (Magrin 2003).

Or, la valeur croissante de la ressource encourage les compétitions pétrolières entre les grandes entreprises transnationales occidentales présentes sur la scène africaine depuis longtemps, les majors (les Américains Exxon Mobil et Chevron Texaco ; les Européens Shell, British Petroleum, Total, Agip), et de nouveaux acteurs que sont les « indépendantes » et les entreprises asiatiques. Les premières sont des compagnies privées originaires de différents pays du Nord (Canada, Etats-Unis, Australie, etc.), moins grandes que les majors. Les secondes sont des compagnies nationales de pays asiatiques émergents, chinoises notamment. Ces nouveaux venus cherchent à occuper des segments de marché où les majors sont moins présentes  (exploration, gisements en fin d’exploitation ou à risque géopolitique) (Sébille-Lopez 2006).

Cette compétition est de nature à renforcer certains effets négatifs de l’exploitation pétrolière, observés en Afrique et ailleurs : dans des États fragiles, aux institutions faibles, l’exploitation pétrolière nourrit la corruption et alimente la compétition pour l’accès à la rente. Elle s’accompagne de dégradations environnementales, de spoliation des populations riveraines des champs de pétrole et d’atteintes aux droits de l’homme. Un des problèmes de la situation actuelle vient de ce que ces nouveaux venus – compagnies asiatiques et indépendantes – sont beaucoup moins sensibles aux pressions des ONG, via l’opinion publique occidentale, que les majors. Elles n’ont pas d’image de marque mondiale à défendre, ni de réseau de distribution qui pourrait être pénalisé par une campagne de boycott internationale. Le soutien inconditionnel de la Chine au gouvernement soudanais, malgré le drame du Darfour, illustre les effets négatifs de cette course à l’or noir. L’application des principes énoncés dans les initiatives pour l’amélioration de la gouvernance en est ainsi contrariée.

Malgré les apparences, la marge de manœuvre est étroite même pour les États africains producteurs de pétrole. L’augmentation des cours stimule la demande sociale. Mais celle des coûts d’exploitation diminue potentiellement les retombées financières. Dans ces conditions, l’amélioration de la gouvernance de la rente ainsi que le renforcement des capacités nationales pour diminuer l’asymétrie face aux entreprises pétrolières semblent souhaitables.

3.2 Comment accompagner la transition énergétique ?

Les Etats africains non producteurs de pétrole se trouvent quant à eux confrontés à des choix stratégiques difficiles. Dans les années 1980-90, une transposition dans le domaine de l’énergie des réflexions sur les mutations représentées par la transition démographique proposait un scénario optimiste. Avec l’urbanisation croissante, on pensait que la substitution progressive d’énergies modernes (gaz, pétrole, électricité) aux énergies traditionnelles permettrait d’épargner l’environnement. Avec l’aide de bailleurs de fonds internationaux, au premier rang desquels l’Union européenne, des programmes énergétiques furent mis en place dans les pays du Sahel. Les subventions au gaz furent coûteuses et peu efficaces, sauf dans les pays littoraux comme le Sénégal, où la facilité d’importer et les formes de l’urbanisation dans la métropole dakaroise permirent un changement des habitudes énergétiques. Aujourd’hui, de telles politiques de substitution par la subvention sont difficiles à défendre, car elles deviendront de plus en plus coûteuses (voir Arnold et al. 2006).

De même, la diffusion de foyers améliorés pour diminuer la consommation de bois énergie eut des résultats très variables, du fait de sa faible compatibilité avec les pratiques des ménagères (Minvielle 1999).

Enfin, les politiques mises en place depuis la fin des années 1990 pour une gestion décentralisée des ressources naturelles, notamment ligneuses, connaissent bien des difficultés. On attendait du transfert de pouvoir de gestion des ressources vers le niveau local une prise de conscience des ruraux en faveur d’une exploitation raisonnée de la ressource, permettant son renouvellement. De fait, la compétition entre acteurs – chefs de village, paysans, bûcherons, commerçants urbains, élus locaux, agents des Eaux et forêts – et la superposition de règles différentes sur les mêmes espaces ne facilitent pas une exploitation viable des ressources (Ribot 2007). Aujourd’hui, face à l’augmentation tendancielle du prix des hydrocarbures, la satisfaction des besoins énergétiques induits par les besoins du développement implique d’explorer d’autres voies.

Les potentialités sous-régionales ont déjà été exploitées avec succès dans certaines parties de l’Afrique. Ainsi, le barrage de Manantali (1988), réalisé sous l’égide de l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS), fournit de l’électricité au Mali, à la Mauritanie et au Sénégal – couvrant environ 15% de leurs besoins. Dans certains Etats fragiles comme la Guinée ou la République Démocratique du Congo, où l’abondance des ressources naturelles a semblé amplifier le délitement de l’Etat, la valorisation des immenses potentiels hydroélectriques inexploités suppose une amélioration de son fonctionnement.

Le NEPAD, s’il sortait de sa léthargie3, pourrait constituer un bon cadre d’investissement pour des bailleurs de fonds désireux de contribuer, par des investissements dans le secteur stratégique de l’énergie, à la restructuration de ces espaces en crise. De même, la Banque mondiale soutient un projet régional, le West African Pipeline, qui doit permettre d’acheminer du gaz du Nigeria vers le Bénin, le Togo et le Ghana pour la production d’électricité (Sébille-Lopez 2006).

Enfin, les famines énergétiques promises à plus ou moins long terme conduisent à envisager des solutions nouvelles, en Afrique comme ailleurs. La valorisation de l’énergie solaire est moins coûteuse que par le passé. Dans certains contextes géographiques, comme les zones rurales d’habitat dispersé, elle peut constituer une solution adaptée qui mériterait d’être mieux exploitée.

Mais surtout, la tentation des bio-énergies sévit dans un certain nombre de pays (Rodriguez, 2006, UEMOA 2005). On tend à la présenter comme la panacée qui limiterait la facture et la dépendance énergétique, tout en préservant l’environnement – par la substitution au bois énergie – et en contribuant à l’aménagement du territoire par l’électrification rurale. Ainsi, au Sénégal, le gouvernement y voit une possibilité de compenser du même coup la hausse des prix du pétrole et la crise de la filière de l’arachide, dont la culture faisait vivre les paysans du centre ouest du pays depuis un siècle, mais de moins en moins bien. Or, il y a loin de la coupe aux lèvres. Les bénéfices de l’innovation dépendront des choix techniques (huile ou éthanol, à destination du transport ou du combustible domestique), d’organisation de la filière (agro-industrie ou agriculture familiale) et d’orientation de la production (marché national ou exportation). Au Mozambique, le choix de l’agro-industrie – 12.000 hectares de pourghère (Jatropha curcas) exploités en 2006-2007, dont l’huile est exportée – rapporte des devises à l’Etat et fournit quelques centaines d’emplois locaux. Mais il s’accommode d’un fonctionnement plus ou moins off shore de l’entreprise, comparable aux grandes plantations de même type orientées vers le marché mondial. En Afrique de l’Ouest, au-delà des problèmes agronomiques ou techniques – les plus aisément surmontables – il s’agit de tester les possibilités de mise en place d’une filière agro-industrielle rentable à partir de la production de dizaines de milliers de petits producteurs pauvres, sans capital, désorientés par des décennies de crise des filières cotonnière et arachidière. La filière devra éviter de concurrencer les cultures vivrières dans les terroirs et les calendriers agricoles, au risque d’alléger la note énergétique pour alourdir la facture alimentaire. Il semble difficile de gagner sur tous les tableaux4.

L’idée de construire des centrales nucléaires à vocation sous-régionale grâce à la coopération internationale n’est plus taboue. De grandes entreprises du secteur comme Areva5 se sont déclarées intéressées, mêlant préoccupations commerciales et philanthropiques. Là encore, de nombreux préalables techniques, financiers et organisationnels restent à réunir.

Conclusion

L’énergie est un des verrous du développement de l’Afrique. Les dynamiques mondiales de la production des hydrocarbures y dessinent deux trajectoires bien différentes, selon que les pays considérés soient producteurs de pétrole ou non.

Dans les premiers, les perspectives haussières des prix du pétrole et du gaz constituent une chance et un risque. Elles fourniront à la fois des marges de manœuvre pour gérer les besoins du court terme et des facilités dangereuses si les voies d’amélioration de la gouvernance pétrolière ne sont pas explorées davantage. L’enjeu consiste à utiliser les ressources minières pour construire l’État de droit et non pour les laisser le fragiliser. Dans les autres, l’enchérissement annoncé des hydrocarbures impose de penser dès à présent l’après pétrole. L’expérience du passé montre que les meilleures chances reviendront aux innovations qui ne se contenteront pas d’importer des solutions technologiques exogènes, mais répondront aux besoins et possibilités des producteurs et des consommateurs africains.

On peut s’interroger finalement sur les spécificités de l’Afrique au regard de ces deux trajectoires, et se demander si, comme par le passé, les facilités fallacieuses des ressources naturelles ne constitueront pas davantage un handicap qu’une chance pour les pays qui en disposeront. Pour les hydrocarbures comme pour les agro-énergies, le resserrement des solidarités sous-régionales entre pays consommateurs et producteurs mériterait de fournir une issue aux affres de la dépendance, de la «malédiction des ressources naturelles» et de la crise annoncée de l’énergie. Mais les chemins de ces synergies restent à inventer.

Bibliographie

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  11. Sébille-Lopez Ph., 2006. Géopolitiques du pétrole, Paris, Armand Colin, 480p.
  12. Souare O., Diallo D., Soumah A.M., 1993. «Les ressources minières et énergétiques et leur incidence sur l’industrialisation de la Guinée», Khennas S. (dir.), Industrialisation, ressources minières et énergie en Afrique, Dakar, CODESRIA, 348p.
  13. UEMOA, 2005. Etude sur le développement de la filière éthanol / gel fuel comme énergie de cuisson dans l’espace UEMOA, UEMOA, département de l’énergie, des mines, de l’industrie, de l’artisanat et du tourisme, 158.

Notes

  1. Le géologue Jules Cornet avait qualifié de «scandale géologique» les fabuleuses richesses minérales du Congo, à la fin du XIXe siècle.
  2. L’expression dutch disease fait référence aux effets de l’exploitation du gaz de Groningue, aux Pays Bas, dans les années 1950. L’arrivée brutale de devises issues de l’exploitation des hydrocarbures eut pour effet de surévaluer la monnaie, favorisant les importations et pénalisant les activités productives nationales.
  3. Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique. Initiative de chefs d’États africains (2001) visant à canaliser l’aide au développement et l’investissement privé en faveur de grands équipements d’intérêt sous-régional ou continental. L’absence de réalisation concrète 6 ans après son lancement inquiète quant à son avenir.
  4. Voir le site et les actes de la conférence internationale «Enjeux et perspectives des biocarburants en Afrique» organisée à Ouagadougou par le CIRAD et l’école 2IE du 27 au 29 novembre 2007.
  5. Principale entreprise française dans le domaine du nucléaire.

Pour citer cet article

Géraud Magrin, «L’Afrique sub-saharienne face aux famines énergétiques», EchoGéo, mis en ligne le 28 février 2008, DOI : 10.4000/echogeo.1976

Droits d’auteur

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