«La démocratie est structurellement inachevée» – Entretien avec Pierre Rosanvallon

«La démocratie est structurellement inachevée» – Entretien avec Pierre Rosanvallon* – Par Guénaëlle Le Solleu et Jean-Paul Arif, paru en juin 2017, dans L’Eléphant N°18.


«L’histoire est un laboratoire du présent», dites-vous. Vous vous êtes intéressé à l’histoire de la démocratie et à ses mutations, et notamment aux démocraties française et américaine. Quels sont les fondements de cette démocratie contemporaine ?

La démocratie peut être comprise de deux façons: elle est à la fois un ensemble d’institutions, de procédures, mais aussi, dans un sens plus sociétal, une communauté d’individus reconnus comme égaux. Il existe une différence entre les sociétés anciennes, qui étaient des sociétés de corps (le tiers état, le clergé, la noblesse), et les sociétés modernes d’individus. Dans l’Ancien Régime, le groupe, c’est-à-dire une structure collective très hiérarchisée, dont l’organisation se fonde sur un référent extérieur tel que la tradition ou une religion, est valorisé. L’individu ne peut aspirer qu’à trouver sa place, parfois très subordonnée, dans cette hiérarchie. À l’inverse, dans une société des individus existe une demande de respect, de considération. Les places peuvent être discutées et mobiles. On peut donc considérer qu’une première histoire de la culture démocratique suit cette épopée sociologique ou anthropologique de la naissance de l’individu.

L’histoire de la démocratie d’un point de vue plus institutionnel et procédural s’inscrit dans le souci de mettre en forme une souveraineté collective; elle est par ailleurs celle de la construction d’une société d’individus. Si cette dernière est fondée sur la valorisation de la singularité de chacun, sur le respect, l’écoute de la parole de l’autre, elle ne peut s’appuyer sur le référent extérieur des sociétés anciennes. La société doit s’organiser elle-même: ainsi naît la notion de souveraineté collective. La deuxième histoire de la démocratie est donc celle des conditions dans lesquelles cette souveraineté collective peut se mettre en forme.

Toutes les démocraties reposent-elles réellement sur ces deux piliers?

Il existe des formes démocratiques, au sens sociétal, sans qu’elles soient associées à la souveraineté collective: par exemple, la France du début du xixe siècle est un État de droit qui reconnaît l’individu, mais sans suffrage universel, puisque le suffrage censitaire est la règle. Au contraire, certaines sociétés contemporaines disposent du droit de vote pour tous, mais les individus et l’État de droit n’y sont pas respectés : c’est ce que Vladimir Poutine appelle la démocratie souveraine. C’est ce qui existe aussi en Turquie.

L’histoire de l’individualisme ne démarre-t-elle pas plus tôt que celle de la souveraineté collective?

Oui, elle démarre plus tôt et de façon complexe. De manière générale, là où il y a du droit, l’individu peut exister: le droit romain reconnaît des spécificités à l’individu et était très imaginatif pour traiter des questions de droit de la propriété et de la filiation. Cette histoire peut être aussi liée à des visions religieuses différentes : dans la vision juive, Yahvé établit un rapport avec son peuple mais aussi avec les individus. C’est également le cas chez les chrétiens, alors que d’autres religions valorisent la collectivité. Historiquement, la singularité est apparue dans la peinture et la sculpture, notamment avec la naissance du portrait, qui constitue une rupture importante. De la même façon, dans l’histoire matérielle, l’invention du miroir fait naître un rapport à l’individualité qui prend conscience d’elle-même.

Comment cette pratique de la souveraineté qui s’organise sur le suffrage universel se met-elle en place?

Le terme «suffrage universel» a été employé pour la première fois dans les communautés chrétiennes primitives. Les évêques étaient nommés par les communautés au suffrage universel. Universel non parce que l’on comptait chaque voix dans le vote, mais parce que l’accord de la communauté, même informel, valait consensus. D’ailleurs, dans l’histoire, l’idée que l’accord d’une communauté et des individus se manifeste par le consensus est bien antérieure au fait qu’il se manifeste par un vote avec des majorités. Les premières techniques électorales modernes remontent à l’Antiquité, en Grèce et à Rome. En Occident, elles ont commencé à se développer dans les ordres monastiques où on élisait les abbés. Cette élection religieuse devait être unanime ; la majorité valait pour expression de l’unanimité. Cela a été le cas pendant longtemps.

Le système du vote est-il central dans une société de souveraineté collective?

L’histoire de la souveraineté est une histoire des techniques électorales. Mais la démocratie ne se résume pas à cela. La prise de conscience que la démocratie n’est pas seulement un ensemble d’institutions apparaît pour la première fois chez Tocqueville dans De la démocratie en Amérique ; le premier volume concerne l’organisation de la souveraineté, les institutions, le deuxième volume est consacré à la société américaine, une société d’individus égaux.

Il y a beaucoup d’autres façons d’exprimer son opinion que le vote. C’est la raison pour laquelle l’économiste Amartya Sen [prix Nobel d’économie en 1998, NDLR] a parlé de « la démocratie des autres ». Il existe d’autres formes d’expression collective, de protestation, comme la manifestation, les publications ou la pétition. Dans bien des pays, ce dernier droit …. (Retrouvez la suite de l’entretien par ce lien).

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* Titulaire de la chaire «Histoire moderne et contemporaine du politique» au Collège de France, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Pierre Rosanvallon, historien et sociologue, est un spécialiste de la démocratie. Celle-ci est un champ d’expérience, avec les grands espoirs qu’on place en elle et les difficultés et contradictions qui en découlent. À ce titre, il s’intéresse aux relations entre gouvernants et gouvernés, et à la difficulté pour ces derniers d’être effectivement représentés. Pierre Rosanvallon a publié de nombreux ouvrages sur ces sujets, dont Histoire de la souveraineté du peuple en France (Gallimard, 2000), La Société des égaux (Seuil, 2011), Le Parlement des invisibles (Seuil, 2014) et Le Bon Gouvernement (Seuil, 2015).

Guénaëlle Le Solleu et Jean-Paul Arif.

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