Des marchés de Kinshasa aux ondes des radios rurales, des homélies de la CENCO aux hashtags des jeunes activistes, l’espace public congolais bruisse de voix contradictoires. Mais entre polarisation et dialogue, manipulation et émancipation, se joue l’avenir d’une démocratie encore vacillante. Comment transformer cet espace fragmenté en levier d’ancrage des valeurs de dialogue et de liberté ?
Aux confins de la parole et du silence
Dans les rues poussiéreuses de Lubumbashi, une foule s’attroupe autour d’un transistor qui grésille. À Kinshasa, dans l’effervescence d’un marché populaire, les débats politiques se mêlent aux négociations sur le prix du manioc. À Goma, des jeunes scandent des slogans pour dénoncer les injustices. Et partout, sur les écrans lumineux des smartphones, les voix se déversent, fragmentées, amplifiées, réinventées. C’est là que bat le cœur de l’espace public congolais : ni simple place physique, ni simple agora numérique, mais ce lieu fragile où s’entrecroisent rumeurs et vérités, sermons et slogans, espoirs et manipulations. Comme l’a écrit Jürgen Habermas, l’espace public est une «sphère où les citoyens privés se rassemblent pour discuter des affaires communes».1 Mais au Congo, ce rassemblement est toujours menacé : par le contrôle étatique, par les fractures ethniques, ou encore par la main invisible des intérêts extérieurs.
Sous le régime de Mobutu, l’espace public n’était qu’un théâtre orchestré, où l’«animation politique» faisait taire toute dissidence.2 Le citoyen n’était pas un interlocuteur, mais un figurant. La transition démocratique de 2003, puis la Constitution de 2006, ont certes proclamé la liberté d’expression et de manifestation. Pourtant, les pratiques révèlent une continuité : des marches pacifiques sont réprimées, les médias sont suspendus, des journalistes sont menacés, et les dialogues nationaux sont instrumentalisés. Ainsi, si Pierre Bourdieu nous rappelle que tout espace social est aussi un champ de forces, en RDC, ce champ est capté par l’État, traversé par les élites, et fragmenté par les communautés. L’espace public congolais oscille ainsi entre promesse et confiscation.
Les médias : chiens de garde ou caisses de résonance ?
Dans ce paysage, les médias occupent une place centrale. La radio, «premier média du Congo», est un outil vital pour les campagnes et les zones reculées.4 Les émissions interactives y sont souvent l’unique forum où les citoyens peuvent interpeller l’autorité. Mais ce rôle est miné par la dépendance économique et politique, car nombreux sont les médias aux mains de notables ou de partis. Quant à la télévision, concentrée dans les grandes villes, devient souvent caisse de résonance des querelles politiques. Et la presse écrite, bien que dynamique, touche une minorité alphabétisée. Ainsi, loin d’être un espace neutre, en RDC, les médias reflètent et amplifient les luttes de pouvoir.
Avec la montée en puissance d’Internet et des réseaux sociaux, un nouvel espace public s’est ouvert. Facebook, WhatsApp, Twitter (X), TikTok sont devenus des forums effervescents. Ces plateformes offrent une tribune aux jeunes, aux femmes, aux populations marginalisées ; permettent une mobilisation citoyenne inédite, comme l’ont montré les mouvements LUCHA et Filimbi ; et accélèrent la circulation de l’information, contournant les filtres de l’État. Mais cet espace est aussi vite devenu un champ miné. Comme on l’observe bien partout ailleurs dans le monde, les réseaux sociaux sont des puissants connecteurs des citoyens et des véritables canaux de démocratie, mais aussi des vecteurs de désinformation, de discours de haine et d’instrumentalisation électorale. Manuel Castells le dit mieux, quant il observe que les réseaux numériques sont des «espaces de liberté» mais aussi des terrains de fragmentation et de manipulation.5
Entre polarisation et dialogue
Deux logiques s’affrontent dans l’espace public congolais. D’un côté la polarisation, nourrie par les fractures ethniques, les rivalités politiques, la quête de pouvoir. Ici, chaque camp fabrique sa vérité, les rumeurs deviennent armes, et l’espace public se mue en champ de bataille symbolique. D’un autre le dialogue, incarné par les Églises — notamment la Conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO) —, par les ONG, les associations étudiantes, et les initiatives locales. Ces acteurs tentent de transformer l’espace public en un lieu de médiation, où le conflit trouve un chemin vers la négociation. Ainsi, lorsque Habermas insiste sur la nécessité d’une communication orientée vers l’entente plutôt que vers la domination,6 le Congo en offre une illustration saisissante : entre tentations autoritaires et pulsions démocratiques, l’espace public est un parfait miroir des tensions nationales.
Vers un espace public inclusif et démocratique?
Le pari congolais n’est pas mince. Il s’agit de transformer un espace fragmenté, traversé de fractures et de méfiances, en un levier capable d’ancrer les valeurs de dialogue et de démocratie. Cette entreprise ressemble à un chantier immense où chaque brique compte. La première, sans doute la plus urgente, est celle de la protection des voix courageuses. Journalistes d’investigation, militants de mouvements citoyens, blogueurs ou animateurs de radios communautaires : tous paient un prix élevé pour avoir osé prendre la parole. Tant que leur sécurité ne sera pas garantie, l’espace public congolais ne sera qu’un simulacre, un théâtre de liberté fragile où la peur dicte encore trop souvent le silence. Il faut ensuite donner souffle à un pluralisme médiatique authentique. Trop de journaux et de télévisions survivent sous perfusion de notables politiques ou économiques. Comment espérer une presse libre si elle dépend de ceux-là mêmes qu’elle devrait surveiller ? De nouveaux mécanismes de financement, transparents et indépendants, doivent être pensés pour que les médias congolais ne soient pas condamnés à l’allégeance ou à la précarité.
Mais la liberté de la presse ne suffit pas sans la formation des citoyens. Dans un pays où les fake news se propagent à la vitesse de la lumière, une véritable éducation civique et numérique est une arme de résistance. Apprendre à vérifier l’information, à débattre sans haine, à manier les outils numériques sans s’y perdre : voilà la clef pour qu’une culture critique irrigue l’espace public. À côté de cela, il convient de redonner place aux espaces communautaires qui, depuis toujours, sont des foyers de citoyenneté vivante. Les marchés où l’on échange autant des idées que des produits, les paroisses où les homélies se font parfois tribunes politiques, les stades et les associations locales : tous ces lieux ordinaires sont des fragments d’espace public qu’il faut reconnaître, valoriser et articuler au débat national. Enfin, rien de durable ne se construira sans l’inclusion des jeunes et des femmes. Le Congo est un pays jeune, mais trop souvent ses jeunesses sont écartées des lieux de décision, cantonnées à la rue ou aux marges numériques. Quant aux femmes, elles sont encore trop peu présentes dans l’espace médiatique et politique. Leur parole, marginalisée, est pourtant indispensable pour élargir le cercle démocratique et donner chair à un espace public réellement représentatif.
Construire un espace public inclusif en RDC, c’est donc protéger les voix libres, soutenir une presse indépendante, former des citoyens critiques, reconnaître les lieux de citoyenneté ordinaire et inclure les énergies nouvelles des jeunes et des femmes. C’est un chemin ardu, semé d’embûches, mais c’est aussi la seule route possible pour que le pays passe des fragments de parole dispersés à une véritable symphonie démocratique.
Conclusion : l’avenir en partage
L’espace public congolais est à la fois ombre et lumière. Ombre, quand il devient champ de manipulations, de censure et de violence symbolique. Lumière, quand il s’ouvre aux voix multiples, aux débats contradictoires, aux rêves de participation. Charles Taylor voyait dans l’espace public moderne une «mise en commun des imaginaires».7 En RDC, il s’agit de transformer les cris épars en un dialogue commun, fragile mais porteur d’avenir. La démocratie ne se joue pas seulement dans les urnes ou les palais, mais dans les ondes des radios rurales, dans les hashtags numériques, dans les homélies dominicales, dans les débats des marchés populaires. Là où les Congolais s’essaient, chaque jour, à inventer ensemble leur destin.
JOSEPH BARAKA B.
Notes de bas de page
- Habermas, J. (1962/1997). L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Paris : Payot.
- Nzongola-Ntalaja, G. (2002). The Congo: From Leopold to Kabila. London: Zed Books.
- Bourdieu, P. (1994). Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action. Paris : Seuil.
- Nlandu, T. (2007). « Médias et démocratie en RDC : entre ouverture et manipulation ». Cahiers africains de communication, 12(2), 45-63.
- Castells, M. (2012). Networks of Outrage and Hope: Social Movements in the Internet Age. Cambridge: Polity Press.
- Habermas, J. (1981/2019). Théorie de l’agir communicationnel. Paris : Fayard.
- Taylor, C. (2004). Les Imaginaires sociaux modernes. Paris : Seuil.
Bibliographie sélective
- Bourdieu, P. (1994). Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action. Paris : Seuil.
- Castells, M. (2012). Networks of Outrage and Hope: Social Movements in the Internet Age. Cambridge: Polity Press.
- Habermas, J. (1962/1997). L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Paris : Payot.
- Habermas, J. (1981/2019). Théorie de l’agir communicationnel. Paris : Fayard.
- Nzongola-Ntalaja, G. (2002). The Congo: From Leopold to Kabila. London: Zed Books.
- Nlandu, T. (2007). « Médias et démocratie en RDC : entre ouverture et manipulation ». Cahiers africains de communication, 12(2), 45-63.
- Taylor, C. (2004). Les Imaginaires sociaux modernes. Paris : Seuil.
- Tull, D. M. (2005). The Democratic Republic of Congo: Political Transition and the Role of the State. Hamburg: Institute of African Affairs.