La crise congolaise et les institutions politiques africaines

Les causes de la crise congolaise sont multiples et s’enchevêtrent. La structure des institutions politiques prévues par la Conférence de la Table Ronde de Bruxelles en janvier-février 1960 et par la loi belge du 19 mai 1960 doit-elle figurer en tout ou en partie parmi ces causes? Les négociateurs belges ont-ils commis à ce moment une erreur déterminante? S’est-on lourdement trompé à Bruxelles sur les formes qu’il convenait de donner au nouvel État? Une fausse appréciation de la réalité politique congolaise a-t-elle été à l’origine de la catastrophe? L’erreur, si erreur il y a, pouvait-elle être évitée? Les institutions des États indépendants d’Afrique peuvent-elles donner la clé du problème au Congo de l’avenir? Autant de questions auxquelles il est malaisé de répondre. Pour essayer de voir clair, il faut sérier les problèmes.


I – La forme du Gouvernement central du Congo

La résolution de la Conférence de la Table ronde avait opté pour le régime parlementaire traditionnel en Europe caractérisé par la dualité de l’Exécutif : un Chef d’état irresponsable dont les actes ne peuvent avoir d’effets que s’ils sont contresignés par un ministre du Gouvernement congolais, seul responsable, et un Premier Ministre «dont la tâche consiste entre autres: dans la conduite de la politique de l’État en accord avec le Conseil des Ministres, dans la direction de l’action du Gouvernement, à soumettre au Chef de l’État les propositions relatives à l’exercice du pouvoir réglementaire et à l’exécution des lois»(1). Le Chef de l’État devait être désigné avant le 30 juin 1960 par les deux Chambres réunies.

A aucun moment, le mot «république» n’avait été prononcé. Les raisons du choix de ce régime dualiste propre à l’Europe sont multiples. Les milieux politiques belges caressèrent longtemps l’espoir de voir maintenir la Couronne belge à la tête du Congo devenu indépendant, à la manière de certains pays du Commonwealth britannique (2). Cet espoir était vraisemblablement celui du roi Baudouin lui-même, lorsqu’il fit, non sans éclat, son discours radiodiffusé du 13 janvier 1959, promettant formellement l’indépendance au Congo. La constitution belge (3) permet le cumul des fonctions de Chef de plusieurs États moyennant l’accord du Parlement. La monarchie parlementaire et constitutionnelle de la Belgique implique, en raison de son caractère héréditaire, la dualité «chef d’État irresponsable – ministre responsable». Si la Couronne belge subsiste après l’indépendance congolaise, le pouvoir politique doit appartenir à un gouvernement responsable devant le Parlement congolais à la manière parlementaire.

L’espoir de la Couronne belge ne s’était pas encore évanoui en janvier 1960. Une majorité de délégués congolais y étaient favorables (environ 29 sur 44 : les membres du P.N.P, les chefs coutumiers, la CONAKAT, divers délégués modérés tels que Bolikango, etc.). Il faut aussi rappeler – chose curieuse avec le recul actuel – l’adhésion à cette thèse, de la Balubakat représentée par Jason Sendwe, le rival irréductible du Katanga de Tshombé. N’y étaient fermement hostiles que le cartel alors présidé par Joseph Kasavubu (Abako, P.S.A, M.N.C Kalondji, Abazi), le MNC-Lumumba et le CEREA de Kashamura, ce qui faisait en tout un groupe de 15 délégués sur 44. Cette opposition républicaine, numériquement minoritaire à la Conférence de la Table ronde, réussit néanmoins à dominer les débats et le gouvernement belge comprit vite que le destin de la Couronne au Congo était compromis. Aussi déclara-t-il prudemment que le Roi n’accepterait la fonction de Chef d’État au Congo que si elle était offerte par une large majorité parlementaire congolaise. Cette opposition nationaliste et républicaine l’emporta largement aux élections législatives du mois de mai 1960 (les formations politiques des tendances précitées occupèrent d’emblée 85 sièges sur 137 à la Chambre des Représentants; la Balubakat à l’origine si favorable à la Monarchie belge, y ajouta rapidement ses 7 sièges, sans plus songer au Roi des Belge).

Le dualisme de l’Exécutif congolais trouve donc son origine dans cette porte théoriquement ouverte en janvier 1960 au maintien de la Couronne belge dans un rêve de continuité monarchique. Cette explication n’est pas la seule: la dualité de l’Exécutif est une forme de gouvernement intimement liée au régime parlementaire européen, monarchique ou républicain. Or les débats de la Table ronde ont été à cet égard fortement influencés par les ministres, parlementaires et fonctionnaires belges pour lesquels il n’y a pas d’autre régime démocratique concevable. Le régime présidentiel, par exemple, avec son chef d’État qui est aussi un chef de gouvernement élu au suffrage universel et que le parlement ne peut renverser, est regardé avec la plus grande méfiance comme un risque certain de dictature, malgré l’exemple américain. Or il se fait précisément que les leaders congolais dotés de la plus forte personnalité (Kasavubu, Lumumba, Kamitatu, etc...) se prononcèrent en commission en faveur du régime présidentiel (4). Leur opinion provoqua un tollé général tant du côté belge que du côté des délégués congolais dits «modérés», dont la majorité confortable favorable à la Belgique devait se révéler illusoire par la suite. Les leaders que nous avons cités plus haut n’insistèrent donc pas, se disant que l’indépendance étant acquise, ils adopteraient plus tard le régime politique de leur choix. Ils trouvèrent oiseux de se battre inutilement sur cet objet en séance publique et les documents de la Conférence de la Table ronde sont muets sur cet objet.

Plusieurs mois plus tard, le Ministre belge Scheyven, dans un discours retentissant au Cercle «Mars et Mercure», regretta qu’à la Table ronde aucun leader congolais ne se soit levé pour dire que le régime traditionnel de l’Europe ne convenait pas à l’Afrique et qu’il avait autre chose à suggérer. La vérité est que cela fut fait, mais que cette voix ne fut pas entendue. Il est vrai que la plupart des délégués congolais n’avaient pas d’idée précise à ce sujet et ce n’est pas sans étonnement que l’on a entendu des nationalistes acharnés tels que Kashamura, se rallier en commission à un régime politique du type belgo-européen(5). Toutefois, se rendant compte du fait que le régime parlementaire risquait d’offrir une certaine instabilité, le ministre De Schryver proposa une procédure exorbitante de la coutume parlementaire européenne: “en vue d’assurer au premier gouvernement congolais une certaine stabilité, il est prévu qu’une motion de censure ne peut être mise aux voix que 48 heures après son dépôt et qu’elle n’est acquise que si elle recueille les deux-tiers des voix de tous les membres présents d’une des deux Chambres ou de la majorité absolue de tous les membres qui composent chacune des deux Chambre”(6). Le gouvernement formé par le Chef de l’État (c’était le roi Baudouin avant le 30 juin 1960) doit se présenter devant les Chambres en vue d’obtenir un vote de confiance (7) acquis à la majorité absolue de tous les membres qui les composent.

Le gouvernement Lumumba a été ainsi investi par la Chambre des Représentants par 74 voix contre 1 et 5 abstentions et au Sénat par 60 voix contre 12 et 8 abstentions. Cette procédure parlementaire devait avoir un effet néfaste sur la composition du premier gouvernement. A peu près tous les partis participaient au gouvernement sauf le M.N.C Kalondji et le P.U.N.A de Bolikongo. Ce gouvernement de coalition à la manière européenne était censé se baser sur une solide alliance négociée entre partis. C’était supposer que ceux-ci étaient cohérents, disciplinés et dotés d’un programme réel. Logiquement, ce gouvernement aurait dû jouir d’une large confiance et on ne s’explique pas la faible majorité recueillie (74 voix sur 137 membres). En réalité, les 57 absents étaient mécontents de n’être point ministres, quelle que soit leur appartenance à un parti quelconque.  Ce gouvernement pléthorique comptait plus d’une trentaine de membres ministres et secrétaires d’État. Il n’avait aucune cohésion sérieuse. C’est presque par accident qu’il rejeta, d’ailleurs inutilement, dans l’opposition, le parti de Kalondji et de Bolikongo.

Il eut mieux valu que le premier ministre fût élu par le Parlement et possédât à lui seul le pouvoir exécutif avec le libre choix de ses collaborateurs, à la manière américaine ou encore, tout au moins pour les débuts, qu’il fût élu par le Parlement et que les autres membres du Gouvernement soient également élus par le même Parlement au scrutin proportionnel pour un nombre de sièges de ministres déterminé à l’avance par une loi fondamentale. C’est le régime des gouvernements provinciaux doté d’une structure collégiale relativemet stable(8). La procédure d’investiture parlementaire européenne allait faire du premier gouvernement congolais, un monstre informe et sans vigueur. Le premier ministre s’en rendit assez rapidement compte et fut plus que jamais renforcé dans son opinion primitive en faveur du régime de type présidentiel. En réalité, le pouvoir de fait se concentra rapidement dans les mains de quelques hommes.

La cohésion entre le chef de l’État et le premier ministre fut assez grande tant qu’il fallut faire face à la crise de juillet-août 1960. Les deux hommes étaient unis dans la méfiance à l’égard des réactions militaires de l’ancien colonisateur. La dualité avait eu en fait un premier résultat bénéfique : la neutralisation des tendances séparatistes des Bakongo. L’élection rapide de Kasavubu avec la participation massive de parlementaires M.N.C s’explique essentiellement par ce souci de ne pas décevoir les Bakongo et notamment ceux de Léopoldville et d’étouffer dans l’œuf la sécession menaçante d’une partie importante de la province de Léopoldville; cette menace était entretenue par le Congo-Brazzaville au moins depuis le mois de janvier 1959. Cet argument opportuniste en faveur de la dualité de l’exécutif ne devait pas l’emporter hélas sur les graves inconvénients du système.

«Il n’y a pas deux places dans la peau du léopard» rappelait M. Daniel Kanza à la Conférence de la Table ronde à Bruxelles. Joseph Kasavubu ne pouvait se contenter d’être un roi constitutionnel. Il se rendit très vite compte du fait que la puissance du Premier Ministre aboutirait à son élimination. Dans une compétition électorale présidentielle, le Président de la République risquait la défaite. Si Lumumba avait pu reprendre le Katanga et le Sud-Kasaï par la force comme il en avait l’intention à la fin du mois d’août 1960 avec l’aide des États africains qui lui étaient favorables, sa force politique eut été irrésistible: il eut été le maître du Congo et Kasavubu risquait de redevenir le leader d’ailleurs provisoire du Bakongo.

Lumumba fut révoqué par le Président de la République, le 5 septembre 1960, en vertu de l’art. 22 de la loi fondamentale dont on ne trouve aucune trace dans les résolutions de la Conférence de la Table ronde. Cet article est la reproduction de l’art. 65 de la Constitution belge: il a été introduit, semble-t-il sans malice, dans la loi belge du 19 mai 1960 par les fonctionnaires du Gouvernement de Bruxelles obéissant à un mimétisme presque inconscient. Cette disposition de la Constitution belge qui donne au Roi le pouvoir de nommer et de révoquer ses ministres est vidée, en Belgique, de sa signification littérale, par une tradition parlementaire du type britannique. Le Roi nomme le premier ministre que désire la majorité parlementaire. Il ne révoque jamais ses ministres; ceux-ci démissionnent devant un vote de méfiance du Parlement ou, en fait, spontanément, en cas de dissension interne grave des membres de l’équipe au pouvoir.

C’est ainsi qu’a été comprise la position du futur gouvernement congolais à la Conférence de la Table ronde. Le sort du gouvernement devait dépendre du Parlement seul dont une procédure spéciale devait d’ailleurs limiter les emportements. Jamais on n’a conçu la fonction de Chef d’État comme étant investie de pouvoirs personnels, ceux-ci fussent-ils couverts par un ou deux contreseings ministériels.  Le Parlement congolais réagit d’ailleurs, maladroitement dans la forme, mais correctement au fond: il annula les destitutions réciproques que les deux hommes avaient prononcées, l’un contre l’autre. Il sentait d’instinct que la cohésion au moins provisoire du Congo dépendait encore du maintien des deux leaders en fonction. Le Parlement défendait en outre ses prérogatives, se jugeant seul maître de la vie des Gouvernements.

Si le Roi des Belges révoquait unilatéralement son gouvernement sans l’appui du Parlement, il ouvrirait une crise constitutionnelle grave dont le régime et l’institution monarchique elle-même ferait les frais. La révocation du premier ministre congolais, sans l’appui du Parlement, a jeté le Congo dans une anarchie dont il n’est pas encore sorti. La dualité de l’Exécutif a été mortelle pour le nouvel État. Bien entendu, cet aspect institutionnel n’est pas la cause unique de la crise. Sous un autre régime, le Congo n’aurait évité ni la mutinerie de l’Armée, ni les menaces séparatistes. Mais la controverse juridique sur la légitimité du pouvoir a certes contribué à accentuer la confusion et le désordre.

II – La querelle des unitaires et des fédéralistes

On n’a cessé de répéter dans certains milieux belges que la grande erreur de la Conférence de janvier-février 1960 a été d’avoir imposé à l’immense Congo une structure unitaire calquée inintelligemment sur celle de la Métropole.

Le problème du fédéralisme congolais n’a cessé depuis le début d’être équivoque. Le fédéralisme n’est qu’un mot dont le contenu peut infiniment varier. Le fédéralisme est un procédé de droit public qui convient particulièrement bien aux États ethniquement hétérogènes. Sans être le monopole des grands États, il s’adapte particulièrement bien aux nations dotées de vastes territoires. Si le problème congolais avait pu être réduit à ses données internes raisonnables, la querelle sur ce point n’aurait pas eu lieu. La doctrine fédéraliste au Congo devait hélas se corrompre entièrement au contact de deux menaces graves : le tribalisme et le néo-colonialisme économique.

Que le Congo soit divisé en sept ou huit États, il n’y a là aucun mal, pourvu qu’il soit économiquement viable. Mais si le critère du regroupement territorial est le tribalisme, le nouvel État risque de s’émietter en une multitude de républiques dérisoires et impuissantes, repliées sur une économie de subsistance plus médiocre que celle de l’époque pré-coloniale : c’est le retour réactionnaire à la féodalité ancestrale. Or on en était déjà à 23 États à la Conférence de Coquilhatville, États tous taillés en raison des ambitions personnelles des délégués présents, forts de l’une ou l’autre affinité tribale. La province de Léopoldville et celle du Kasaï éclataient chacune en cinq petits États! Les dégâts n’étaient limités que par l’absence de représentants de certaines régions. En suivant cette logique, le Congo devait compter au moins quarante États! La France, qui est plus petite, compte sans doute quatre-vingts départements mais ce ne sont que des circonscriptions administratives sous l’autorité d’un pouvoir central unique.

Pour Lumumba, le fédéralisme n’était qu’un prétexte pour camoufler la balkanisation du Congo au détriment d’une émancipation réelle de la masse noire.

Mais ce qui a le plus discrédité le fédéralisme congolais, ce sont les tentatives absurdes du néo-colonialisme. Le raisonnement de certaines sociétés et de certains colons était simple : nous ne pourrions que difficilement influencer un pouvoir central fort; il nous est au contraire facile de rendre «accommodants» quelques dizaines de roitelets locaux dont le trésor public n’est pratiquement alimenté que par notre activité. Multiplier les «rois nègres» vaguement unis par un lien confédéral sans réelle consistance, voilà la formule idéale pour prolonger notre emprise pour un temps indéfini. Au contraire, un pouvoir central fort organisant systématiquement la masse africaine, lui donnant petit à petit une conscience et une cohérence qu’elle n’a pas encore, c’est laisser développer une force autochtone avec laquelle il va falloir sérieusement compter. Patrice Lumumba incarnait certainement un danger de ce genre pour une société coloniale qui n’avait pas été préparée à une décolonisation aussi rapide. Tribalisme et intérêts privés, même sans se concerter, devaient être ligués contre lui et contre tout leader politique détribalisé cherchant ses modèles au Ghana, en Guinée ou ailleurs où un pouvoir réel s’exerce.

Pour Lumumba, le fédéralisme n’était qu’un prétexte pour camoufler la balkanisation du Congo au détriment d’une émancipation réelle de la masse noire. Le séparatisme katangais en était la plus flagrante illustration. Il était donc farouchement unitaire presque contre tout bon sens, les options étant prises en cette matière, non en raison de doctrines constitutionnelles, mais en fonction d’une dialectique des événements et des faits. La Conférence de Tananarive fut le triomphe, d’ailleurs éphémère, du katangisme généralisé. Le nombre de républiques prévu était relativement peu important, mais ces seize républiques étaient si largement autonomes qu’elles faisaient du pouvoir central confédéral, une véritable fiction. Le seul organe central de la confédération était un Conseil d’État composé des divers chefs d’États souverains statuant à l’unanimité, c’est-à-dire une vraie Diète d’ancien régime! Le lien confédéral se réduisait à la monnaie commune et à la représentation diplomatique unique. Mais c’était encore trop. Le Katanga refusa d’honorer sa signature, garda sa monnaie et son ministre des Affaires étrangères.

Les résolutions de Tananarive n’étaient qu’un papier sans consistance dont le seul intérêt politique immédiat était d’éviter l’application rigoureuse des résolutions du Conseil de Sécurité du 21 février 1961 en arguant d’une solution entre Congolais rendant la présence et l’action de 1’O.N.U inutiles.

Coquilhatville multiplia les États, mais renforça le pouvoir central. Cette fois, la Fédération laisse au pouvoir central, la part du lion. Non seulement ‘armée, les relations diplomatiques, la monnaie relèvent de lui, mais aussi les P.T.T, les principaux transports, les aérodromes, les grands travaux publics et la politique économique générale. Le trésor central sera alimenté non seulement par les douanes et accises mais encore par des impôts directs fédéraux et non plus par des cotisations des États fédérés. L’influence de l’O.N.U à Coquilhatville (et vraisemblablement de la diplomatie américaine) se fait sentir: le Parlement central dans les projets de cette Conférence s’appelle Congrès comme aux États-Unis et est composé d’une chambre unique où siègent des députés désignés par les Assemblées législatives locales de chaque république mises sur un pied d’égal. Dans ce système, le Président de la République est élu à la manière de la cinquième République française: le collège électoral est composé des membres du parlement central, des parlements locaux, des édiles communaux et de certains grands électeurs (un nombre égal par État).

On voit que Kasavubu et ceux qui le soutiennent évitent avec soin le suffrage universel direct. La hantise du rival assassiné ne les quittera sans doute jamais. Le pouvoir du chef de l’État sera mi-présidentiel, mi-parlementaire (c’est sans doute un compromis entre le Président Kasavubu et le premier ministre Ileo). Le président de la République nomme le premier ministre et les ministres; ceux-ci doivent obtenir la confiance du Parlement. Celui-ci peut renverser le gouvernement par une motion de méfiance. C’est le régime parlementaire. Mais en outre, la résolution n° 8 de Coquilhatville spécifie que «lorsque des circonstances graves le justifient, le Président de la Fédération peut, en sa qualité de chef de l’Exécutif et d’arbitre de la Nation, révoquer ses ministres sans qu’il y ait eu vote de méfiance ou de censure du Congrès fédéral». Enfin, le Président jouit du droit de veto en refusant de promulguer les lois. Ce veto peut être levé par une majorité des trois-quarts du Congrès. On retrouve ici la nette influence du régime présidentiel américain. L’amalgame toutefois est fragile : Kasavubu, fort de l’expérience de septembre 1960, veut garder les droits de se débarrasser unilatéralement d’un gouvernement qui a pourtant la confiance du Parlement.

Ce système hybride ne peut qu’ouvrir des crises sans issue. Le président Kasavubu semble vouloir cumuler les avantages de l’irresponsabilité du chef d’État du type parlementaire et la puissance du chef d’État du type présidentiel. Il s’enfonce ainsi dans une contradiction dangereuse pour l’équilibre de la république congolaise. Le président et les présidents des États selon la résolution n°9 de la Conférence de Coquilhatville devaient former une sorte de Conseil des Sages appelé «Conseil des Présidents» dans le but de coordonner la politique de la Fédération et des États. Les attributions de ce conseil ne sont pas claires : selon le paragraphe 4, le Conseil donne de simples avis sur la politique générale de la Fédération. Mais le paragraphe 5 précise que le Conseil des Présidents statue par décrets, à la majorité des deux-tiers de ses membres, ce qui implique au contraire un pouvoir de décision. Enfin ce même paragraphe 5 nous apprend que le Président pourra, dans des circonstances graves «faire appuyer ses actes par une décision du Conseil des Présidents».

Le danger de rupture entre le Président et cet aéropage, d’une part, et le Parlement, d’autre part, est évident. Les conceptions de Coquilhatville relèvent d’un fragile amalgame entre un féodalisme monarchique d’un autre âge (le Suzerain et ses vassaux) et le parlementarisme classique de l’Europe du XIXe siècle! La viabilité de cette construction est très problématique.

III – La leçon des autres États indépendants d’Afrique

A – La forme du gouvernement

Hormis le Sénégal (9), tous les États indépendants d’Afrique ont un gouvernement monocéphale, il n’y a pas de Chef d’État distinct du chef du gouvernement. Les présidents de l’Afrique indépendante sont leur propre premier ministre. Leur mode de désignation présente de nombreuses variantes, mais la tendance présidentielle s’accentue. Après la Tunisie, la Guinée, la République du Congo-Brazzaville, la Mauritanie élit son Président au suffrage universel.

Au Ghana, le Président est élu en même temps que les membres du Parle- ment d’une manière qui peut être automatique : au moment de la présentation de leur candidature, les députés font une déclaration d’allégeance en faveur d’un candidat à la présidence. Si un candidat totalise en sa faveur, un nombre de déclarations préalables égal à au moins la moitié plus un, des membres qui composent le Parlement, il est déclaré élu sans qu’aucun scrutin n’ait lieu à l’Assemblée. Les députés ne sont dégagés des effets automatiques de leur déclaration préalable que si aucun candidat ne réunit sur son nom, cette majorité absolue. Alors seulement, le Parlement procède librement à l’élection du Président.

Dans la plupart des États issus de la communauté française, le Président est élu par l’Assemblée (sauf à Madagascar, où le Président est élu par un corps électoral plus vaste fort semblable aux «grands électeurs» qui élisent le Président de la Ve République française).

Le pouvoir gouvernemental appartient la plupart du temps au seul Président, les ministres ne sont que ses conseillers comme aux États-Unis. Toutefois les ministres contresignent les décisions qui les concernent. Dans certains cas précisés par la constitution ou les lois, les décisions présidentielles doivent être délibérées en conseil des ministres (exemple art. 16 de la constitution du Dahomey et art. 16 de la constitution de la Mauritanie), ce qui signifie que les ministres doivent obligatoirement être entendus collégialement, mais que leur avis ne lie pas la décision finale du chef de l’État. Il y a une exception : au Tchad, le pouvoir est collégial et non présidentiel : le conseil des ministres délibère comme un collège, le premier ministre y ayant voix délibérative comme les autres membres du gouvernement (art. 10 et 11 de la Constitution de la République du Tchad).

En Tunisie, en Guinée, au Ghana, au Congo-Brazzaville et en Mauritanie, le régime est purement présidentiel: le chef du gouvernement rend compte de sa politique devant le Parlement, mais celui-ci ne peut le renverser puisque, d’une manière ou l’autre, il est l’élu du peuple.

Dans les autres États, le système politique se rapproche du parlementarisme en ce sens que l’Assemblée peut renverser le gouvernement, mais cette capacité est souvent assortie de restrictions importantes de procédure qui tendent à renforcer la stabilité du pouvoir. Tantôt la chute du gouvernement entraîne la dissolution du parlement (Côte d’Ivoire, Niger, Sénégal, Dahomey), la motion de censure ne peut être adoptée que par des majorités qualifiées (République du Tchad), tantôt la motion de censure n’entraîne la chute du gouvernement que si elle désigne en même temps un successeur au chef du gouverne- ment à la manière de l’Allemagne fédérale (Haute-Volta, Mali), tantôt enfin le refus de voter la confiance au programme du gouvernement entraîne des élections générales et éventuellement une nouvelle élection présidentielle (Madagascar).

Comme on le voit, avec des modalités diverses, l’Afrique nouvelle tend à éviter les inconvénients de l’instabilité du pouvoir dont a souffert le parlementarisme européen au XXe siècle. La tendance au régime présidentiel est dominante.

Le temps ne respecte pas ce qu’on fait sans lui.  Un peuple sans structure interne sombre dans l’anarchie.

Mais au delà des institutions, le secret de la réussite relative de l’Afrique indépendante se trouve dans l’organisation politique : toutes les nations douées d’une stabilité convenable sont dominées par un parti national et par un leader doté d’un grand prestige populaire (Bourguiba et le Néo-Destour en Tunisie, Sekou-Touré et le R.D.G. en Guinée, N’Krumah et sa majorité compacte au Ghana, Senghor au Sénégal, Houphouet-Boigny en Côte d’Ivoire, Tsiranana à Madagascar, etc …). Sans parti organisé et discipliné qui encadre et éduque les masses, sans leader respecté et obéi, il n’y a pas de stabilité et d’efficacité politiques possibles en Afrique. C’est ce qui a manqué avant tout au Congo. L’indépendance s’est abattue littéralement sur cet immense territoire qui suscite tant de convoitises, avant que les masses populaires aient eu le temps de prendre conscience de la nécessité de leur union et de leur discipline. Patrice Lumumba n’a pas pu bénéficier des phases transitoires qui ont si bien servi Sekou-Touré et même N’Krumah.

Le temps ne respecte pas ce qu’on fait sans lui.  Un peuple sans structure interne sombre dans l’anarchie. L’armature de l’État congolais n’était pas, au 30 juin 1960, une organisation politique proprement africaine, mais seulement le vieux cadre de l’administration coloniale. Quand celle-ci s’est brusquement effondrée sous les coups de la mutinerie inorganique des soldats, rien n’était prêt pour prendre la relève.

Le nouveau gouvernement Adoula, investi régulièrement selon la procédure parlementaire, pourra-t-il surmonter victorieusement la crise? Il se trouve devant les mêmes difficultés que son prédécesseur : la sécession katangaise n’est pas résorbée et reste un défi à une économie équilibrée du pays ainsi qu’au prestige indispensable du gouvernement central, l’Armée du général Mobutu n’est pas disciplinée et est toujours prête à toutes les révoltes contre le pouvoir civil, le tribalisme reste la plaie du pays et les masses désemparées ne sont ni organisées, ni encadrées par un parti dynamique dont le rôle en Afrique doit être moins électoral qu’éducatif. Quant à la cohésion de ce gouvernement lui aussi pléthorique, elle est aussi illusoire que celle du gouvernement précédent.

B – Unité ou Fédération?

La plupart des États africains ont des dimensions relativement modestes dont les contours tirent leur origine de divisions administratives établies par leurs colonisateurs européens. Cette balkanisation de l’Afrique, séquelle de la colonisation dénoncée par le nationalisme africain, a au moins l’avantage de permettre la constitution d’organisations politiques proprement africaines dotées d’une certaine efficacité. La Guinée a une organisation purement africaine qui pénètre profondément dans un pays que Sekou-Touré a bien en mains. Ce même phénomène aurait-il pu se reproduire à l’échelle beaucoup plus vaste de l’ex-A.O.F prise dans son ensemble? La balkanisation de l’Afrique n’est pas le fait du seul machiavélisme blanc.

Le fédéralisme congolais doit être axé sur un gouvernement central fort et dynamique, les gouvernements locaux ne jouissant que d’une large décentralisation administrative.

Le Nigéria, avec ses 40 millions d’habitants et son parlementarisme de type purement britannique (jusqu’à présent) est une fédération de trois États (dont l’un s’est mué assez curieusement en opposition légale au sein des institutions centrales). La dimension de l’ex-Congo belge ne devait pas rendre l’unité facile; la Fédération congolaise paraît donc inévitable, mais il y a Fédération et Fédération. Si le fédéralisme n’est qu’une façade prête à céder à l’émiettement tribal et aux intrigues intéressées de certaines sociétés et entreprises privées, ce fédéralisme-là ne fera que prolonger la désastreuse anarchie congolaise.

Le fédéralisme congolais doit être axé sur un gouvernement central fort et dynamique, les gouvernements locaux ne jouissant que d’une large décentralisation administrative. Pour le Congo, il n’y a donc pas d’issue sans la résorption pure et simple de toutes les sécessions et surtout de la sécession katangaise, séquelle de la dernière folie blanche dans l’ex-Congo belge.

IV – Conclusion

Dans l’immédiat, on peut faire pour le Congo, trois vœux: la résorption de la récession katangaise, la stabilisation du pouvoir central, la neutralisation et la réorganisation de l’Armée. Sans ce point de départ indispensable, rien de bon n’est possible.  A plus longue portée, il faut souhaiter l’élimination progressive du tribalisme et l’organisation politique et économique des masses. Dans un avenir moins immédiat, le grand danger qui menace le Congo sorti des premiers soubresauts de l’indépendance, c’est la détérioration sociale et le pourrissement interne de tout un peuple.

Le Congo évitera-t-il ce processus qui a été et est encore, hélas, le trait dominant de maintes sociétés d’Asie et d’Amérique latine? Le Congo a, à l’origine, une économie interne très primitive de pure subsistance locale. L’expansion industrielle s’est fondée jusqu’à présent sur l’exploitation par le capital étranger des matières premières et de certaines monocultures. Si certains esprits en Occident ont conscience des conditions propres du développement des pays neufs, la plupart des régimes occidentaux s’interdisent à tort de soutenir des voies qui seraient en contradiction avec certains intérêts économiques immédiats. Les administrations occidentales réagissent presque instinctivement d’une manière hostile à toute organisation populaire des pays sous-développés qui, pour sortir de leur misère, mobilisent une population dans un travail collectif à objectif lointain. L’investissement humain implique une planification de type plus ou moins autoritaire qui débouche sur des types de vie très étrangers aux principes libéraux sur lesquels les sociétés occidentales sont basées.

Notes

  1. Résolution n° 3 de la Conférence de la Table ronde.
  2. Voir notamment la première constitution ghanéenne de 1957. Le Ghana n’a abandonné ce système que par sa constitution de 1960.
  3. Art. 62.
  4. Joseph Ileo était également partisan de l’unité de l’Exécutif, mais préconisait l’élection par le Parlement du Chef du gouvernement qui aurait alors cumulé cette qualité avec celle de Chef d’État.
  5. Seuls parmi les conseillers européens de la Conférence de la Table ronde, M. Jules-Gérard Libois et l’auteur du présent article ont mis en garde les leaders africains contre les inconvénients de l’adoption du régime parlementaire, leur conseillant un régime présidentiel ou collégial ou l’Exécutif est élu pour une durée fixe et où il n’y a pas de chef d’État irresponsable. Il est utile de souligner que l’incompréhension du côté belge a été totale sur ce point.
  6. Art. 43 de la loi fondamentale. Origine : résolution n° 3, § .7 de la Conférence de Bruxelles.
  7. Art. 42 de la loi fondamentale.
  8. L’auteur de ces notes suggéra cette solution au Ministre Ganshof van der Meersch dans une lettre du 10 juin 1960.
  9. Le Sénégal fait exception pour une question de personne : il fallait ménager les deux grandes personnalités politiques du pays : M. Mamadou Dia.

Source : JSTOR (Perin, François. “La Crise Congolaise et Les Institutions Politiques Africaines/INSTITUTIONAL CAUSES OF THE CONGO CRISIS”. Civilisations, vol. 11, no. 3, 1961, pp. 281–95. JSTOR, http://www.jstor.org/stable/41378271).

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Contexte L'Opération des Nations Unies au Congo ou ONUC de juillet 1960 à juin 1964...

La nature de la guerre froide en Afrique (Cas de l’Égypte et du Congo)

La décolonisation et l'émergence de nouveaux États-nations ont attiré l'attention des superpuissances, par conséquent, des armes et d'autres soutiens ont été déversés sur le continent et le résultat a été désastreux, causant de nombreux morts et destructions à travers des guerres par procuration et des guerres civiles.

L’effondrement du Zaïre et l’avènement de Laurent-Désiré Kabila

Cet article propose une analyse des maux politiques, économiques et sociaux des dernières années...

L’édification de l’État à l’épreuve de l’ethnicité : esquisse de solutions pour la République Démocratique du Congo

"L’ethnicité est devenue l’arme préférée des leaders politiques dans leur quête du pouvoir d’État....

“Lumumba : ou l’Afrique frustrée”, Luis Lopez Alvarez

Bensaïd Georges. Luis Lopez Alvarez, Lumumba ou l'Afrique frustrée. In : Tiers-Monde, Tome 6,...