Afro-pessimisme ? Oui, par respect

Dans l’éditorial de la revue électronique Clio en Afrique (automne-hiver 1997-1998), Catherine Coquery-Vidrovitch publia un éditorial intitulé: «L’afro-pessimisme au seuil du troisième millénaire». Son article développait une vision résolument optimiste de l’avenir de l’Afrique, critiquant l’afro-pessimisme de droite. En réponse et également en éditorial, Michel Cahen souligna que si l’afro-pessimisme a été inventé par des courants américains droitiers, il y a aussi – souvent parmi les gens de gauche – un discours afro-optimiste conformiste qui se satisfait des quelques éléments positifs pour mieux détourner les yeux de la gênante réalité impérialiste. Or nous sommes toujours à l’époque historique de l’impérialisme, qui donne à l’Afrique une place dans l’économie-monde bien incompatible avec un développement réel. Si les Africains sont fondés ainsi à être «afro-pessimiste par révolte», les Blancs du Nord devraient au moins être «afro-pessimistes» par respect. Le débat rebondit dans le n°6 de Clio en Afrique. Pour des raisons techniques, l’article de Michel Cahen, daté du 8 juillet 1998, ne fut publié qu’au cours de l’hiver 1999, dix-mois plus tard (n°5).

Michel Cahen, “Afro-pessimisme ? Oui, par respect – Éditorial”, Clio en Afrique, Recherche en Anthropologie et Histoire de l’Afrique, CEMAf, 1999. hal-02560763.


Introduction

Cet éditorial n’est pas un article de recherche. Il s’agit d’une simple réaction à l’article «L’afro-pessimisme au seuil du troisième millénaire» de Catherine Coquery-Vidrovitch (Clio en Afrique, 3, automne-hiver 1997-1998). Alors que je partage bien des arguments particuliers qu’elle apporte, je suis en désaccord avec l’interprétation générale. Catherine considère que l’afro-pessimisme fut à l’origine une production idéologique de secteurs de droite (même s’ils se cachaient derrière une fondation liée au parti démocrate américain, ou derrière la Trilatérale – on ne sait trop) justifiant de délaisser l’Afrique à son triste sort. Après l’effondrement du stalinisme sénile, soutenir l’Afrique n’en valait plus la chandelle : mieux valait la laisser se «déconnecter par défaut» (une déconnexion évidemment différente de celle, développementaliste, que souhaita Samir Amin). Les faits ultérieurs ont démenti cette vision : l’Afrique s’est «reconnectée» à l’économie mondiale notamment par le trafic de drogue et les États-Unis s’y sont plus que jamais investis – ce qui fit et fait grincer bien des dents en France. Mais il est incontestable que ce «cartiérisme à l’américaine» a bel et bien existé comme l’une des tendances politiques d’un moment.

Ce qui est contestable, c’est de faire comme si le problème se résumait à la réfutation de l’argumentation droitière américaine : Catherine Coquery-Vidrovitch (infra, CCV) la démolit méthodiquement. Bravo. Et après? Le problème n’est pas de réfuter une tendance politique occidentale, un jugement de valeur, un point de vue, il est d’appréhender la réalité africaine dans ses dimensions interne et internationale. Et je prétends à l’inverse qu’existe actuellement dans les milieux intellectuels occidentaux, démocratiques et de gauche notamment, une tendance «commodiste» à réfuter l’afro-pessimisme : parce que l’on connaît la valeur des civilisations africaines et la richesse de leurs rapports sociaux, on en déduit que, «malgré tout, l’Afrique s’en tirera». En quelque sorte, on se rassure.

Le Mur et le reste

Je voudrais poser une vraie question d’historien : la chute du Mur de Berlin – la chute du stalinisme sénile, et non point du «communisme» – a-t-elle signifié ipso facto la fin de l’impérialisme? Il est quand même frappant de constater que le concept d’impérialisme est totalement absent du long éditorial de CCV. Elle n’en justifie pas la disparition, simplement, elle ne l’emploie pas. Pourquoi? Est-ce parce que depuis la chute du Mur, on a vécu dans une période d’interdiction des mots et des concepts sous prétexte qu’ils faisaient «langue de bois»? Certes, elle a bel et bien existé (et existe toujours, par exemple dans la pensée unique libérale), mais cela signifie-t-il que les faits économiques et sociaux auxquels les maudits mots faisaient référence ont disparu? Est-ce la fin de l’histoire? Certes non, répondra Catherine Coquery-Vidrovitch en plein accord avec moi.

Mais subdivisons la question : les outrances des dépendantistes des années soixante et soixante-dix, qui ne voyaient dans les États africains que des appareils strictement compradores sans aucune base sociale locale autre que «féodale» et «tribale», qui furent donc incapables de comprendre l’«historicité de l’État importé» (J.-F. Bayart), ces outrances infirment-elles les notions de centre et de périphérie? Je ne le pense pas.

Le simplisme d’au moins certaines franges du tiersmondisme (autant «militant» auparavant, qu’«humanitaire» maintenant) responsabilisant globalement un «Nord» des misères du «Sud», remplaçant paradoxalement le développement capitaliste inégal et combiné des régions de la planète et la lutte internationale des classes par la lutte géographique des «nations prolétaires» contre les «nations riches», aveugle sur l’hétérogénéité des situations (la Corée du Sud n’est pas le Mozambique) et résumant de la sorte la question à la nécessité d’un massif transfert de ressources et de technologie ignorant de toute trajectoire historique endogène, ce simplisme implique-t-il que l’on remette en cause la notion même de dépendance, et donc de tiers monde pour les remplacer par l’encore plus vague notion de «Sud»? Je ne le pense pas.

L’existence jusqu’à il y a peu tant vantée (avant la crise!) des «Nouveaux Pays Industrialisés» justifie-t-elle qu’on en fasse un concept regroupant des pays désormais extérieurs au tiers monde, et non une manifestation de l’hétérogénéité propre à ce dernier? Je ne le pense pas – je n’ai jamais été tiersmondiste, lui préférant un internationalisme bien compris, mais le tiers monde et la dépendance existent, même en Corée du Sud.

Enfin la déroute du «campisme» – «Est» contre «Ouest» – ferait-elle de l’«économie mondiale» (et de l’«économie» tout court) un ordonnancement neutre, sans caractéristique de classe ? La «mondialisation» serait-elle un phénomène uniforme et naturel des sociétés arrivées à un certain stade d’évolution technique? Je ne le pense pas, mais force est de constater qu’il est de mauvais aloi de questionner si d’autres formes de mondialisation seraient possibles – je ne puis que constater que la forme actuelle n’est autre que la dictature mondiale du capital financier.

La période et l’époque

Au sein des époques historiques (Antiquité, Moyen-Âge, etc.), il y a évidemment des périodes, et au sein des périodes des conjonctures. Nul ne sous-estimera l’importance de ce qui s’est passé et se passera encore dans les Pays de l’Est, nul ne contestera l’émergence non point d’un nouvel ordre, mais d’une nouvelle période mondiale – spectaculairement mise en place par la guerre de destruction de l’Irak rendue nécessaire bien moins par l’invasion du Koweït que par l’impérative réaffirmation des rapports de forces internationaux immédiatement après la chute du Mur1. La question, brutale sans doute, ne peut être que la suivante : la période a changé, mais sommes-nous toujours à l’époque historique du capitalisme mondial, de l’impérialisme? Si la réponse est négative, il faut le prouver, mais étudiant l’afro-pessimisme, on ne peut pas ne pas poser la question. À plus ample informé, je considère que ladite époque impérialiste n’est pas révolue et que l’ordre mondial est fondamentalement resté le même2.

Or Catherine Coquery-Vidrovitch fait une succession de micro-analyses pour décrire telle initiative politique remarquable (Conférence nationale), telle «preuve, depuis des millénaires, de capacité de résistance et d’invention» – mais quel peuple ne les possède pas? –, tel rattrapage démographique des séquelles de la traite servile, rattrapage certes encore inachevé mais bien accentué pendant que s’annonce la «transition démographique» typique des sociétés développées3. Elle conteste aussi des faits habituellement vus comme négatifs mais qui ont aussi leur aspects positifs (urbanisation galopante). Alors, avec beaucoup de ces arguments, je suis d’accord – mais le malaise sourd. En effet, les questions structurelles ne sont guère posées. En voici quelques-unes, en vrac :

● Pour qu’un pays se développe, il faut que la valeur produite sur place puisse être accumulée sur place. Est-ce le cas? Entre les mains de qui les grandes sources de richesse sont-elles?

● A-t-on, dans l’Afrique subsaharienne actuelle (Afrique du Sud exceptée), des processus historiques de production de bourgeoisie nationale? Les Nana-Benz investissent-elles dans l’industrie et dans la concentration verticale, ou dans des achats d’appartements à Amsterdam et Paris? Voit-on pointer des «révolutions bourgeoises» (pour ne point parler des socialistes!)?

● L’urbanisation produit-elle une prolétarisation dynamique comme dans la France de la Troisième République (extension des milieux ouvriers et autres couches de salariat liée à l’industrialisation) ou une «lumpénisation» et «plébéiennisation» rappelant la Rome du Bas-Empire?

● Ces États qui, comme le rappelle justement Catherine Coquery-Vidrovitch, «voulant créer la nation à partir du pouvoir [se sont] pris pour la nation [et l’ont donc] niée» ont-ils vu lors des Conférences nationales un durable et structurel renouvellement de leurs élites politiques ou un simple recyclage précisément dû aux conditions économiques et sociales de la reproduction des (lumpen-)élites noires africaines à la périphérie du monde?

● Si les «marchés vivriers urbains explosent», n’est-ce pas largement à cause des importations massives stimulées par le libéralisme, souvent au détriment des productions locales, importations de surcroît «occidentalisantes» et donc génératrices de dépendance accrue (consommation de pain blanc de blé non cultivable sur place, etc.)?

● Si la corruption est particulièrement terrible en Afrique relativement aux PIB – bien qu’effectivement certainement inférieure en valeurs absolues qu’ailleurs4 –, n’est-ce pas parce qu’elle s’applique non point à un capitalisme en fonctionnement mais à une spéculation, au mieux mercantile, consécutive à la captation de l’aide extérieure, justement parce qu’il n’y a pas de processus d’accumulation locale (ce qui n’empêche évidemment pas de colossales richesses individuelles)?

Enfin Catherine Coquery-Vidrovitch rappelle que les indépendances ont seulement trente ans et qu’ils seraient donc faux d’en conclure précipitamment que l’Afrique est «mal partie», «comme si l’on pouvait juger d’un processus historique en trente ans!». On ne peut, en historien, qu’approuver cette retenue sur ce qui n’est effectivement que du court terme. Mais la vraie question ne concerne pas tellement les «trente ans», elle réside dans l’existence (voire le début d’existence) ou non d’un tel «processus historique» de formation de «nations étatiques». Or Catherine Coquery-Vidrovitch elle-même ne dit-elle pas très justement qu’un tel processus est impossible, parce qu’il est foncièrement antidémocratique et donc antagonique à la mobilisation des populations pour les tâches de leur auto-développement?

Un interminable court terme

Catherine Coquery-Vidrovitch ne professe nul «optimisme béat» ou «afro-optimisme» d’autant plus, dit-elle, qu’«à court terme les choses ont très peu de chances de s’améliorer». Mais nous sommes des historiens. Qu’est-ce que le court terme? S’il s’agit, comme dans le langage courant, des toutes prochaines années, la discussion n’a guère d’intérêt car évidemment les choses ont «très peu de chances de s’améliorer». Mais le court terme en histoire relève, comme Catherine Coquery-Vidrovitch le mentionne justement à propos des indépendances, de ces fameux «trente ans», à savoir de la génération qui vient. Et pour cette génération, de quels problèmes devons-nous discuter? Sont-ce des idées défendues par la fondation de Jimmy Carter, du New York Herald, du Figaro et autres Point, Express, Obs et ÉDJ ? Dans ce cas, oui, affirmons face à ces analpabhètes lettrés la valeur des civilisations africaines, la formidable résistance des sociétés noires, la dynamique de l’informel, apprenons-leur que les Africains ne sont pas bons seulement en musique et en sport, apprenons-leur ce «besoin d’Afrique» que nous ressentons intensément.

Mais, une fois la voirie assainie, étudions si les conditions structurelles que connaît l’Afrique et son positionnement dans l’économie-monde peuvent lui permettre, en cette nouvelle période de l’époque historique impérialiste, de décoller. De ce point de vue-là, combattre l’afro-pessimisme, ressemblerait à la méthode Coué pour se rassurer soi-même. Croire que, quels que soient leurs drames, les Africains se débrouilleront toujours, c’est sous-estimer la crise historique de leur continent et ne pas prendre la mesure de leur oppression. Il y a aussi un discours afro-optimiste réactionnaire, qui se satisfait des quelques éléments positifs pour mieux détourner les yeux de la gênante réalité impérialiste. Si j’étais un Africain, je serais afro-pessimiste par révolte. Mais je suis un Blanc du Nord. Laissez-moi alors, être afro-pessimiste par respect.

Le 8 juillet 1998, à Bordeaux, il fait beau, pendant que la Guinée-Bissau plonge dans la guerre civile, du fait de l’implosion du pouvoir hégémonique du PAIGC (Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert) soutenu par tous les gouvernements occidentaux.

Notes

  1. Le président Mitterrand le comprit excellemment, qui, pro-irakien, déclara que la France devait participer au grand spectacle du côté américain afin de «tenir son rang».
  2. … fondamentalement, car nous ne sommes pas revenus à la situation d’avant 1917 avec une simple rivalité inter-impérialiste d’États : cette dernière, qui existe toujours, se combine désormais avec l’énorme puissance de compagnies qui transcendent les États mais ont aussi intérêt à ne pas les ignorer.
  3. Notons quand même à ce sujet une erreur factuelle : si le taux de fécondité des mères n’est pas affecté par la pandémie du SIDA, c’est évidemment parce qu’il est calculé sur la base du nombre d’enfants par femme vivante. De la sorte la mortalité des femmes n’influe mathématiquement jamais sur le taux de fécondité. Cette apparence qui a probablement belle apparence dans les rapports du PNUD ne saurait mener à sous-estimer la catastrophe démographique et sociale de long terme du SIDA en Afrique.
  4. Voir notamment le numéro spécial «La corruption, une approche comparative internationale» (Jean-François Médard, éd.) de la Revue internationale de politique comparée, Louvain-la-Neuve, DeBoeck Université, IV(2), sept. 1997.

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