Pourquoi nous faut-il de bons leaders? Entretien avec Jean-Claude Monod

Max Weber considérait que le charisme du chef pouvait contribuer à protéger la politique de sa réduction à une activité impersonnelle, bureaucratique ou technocratique. Partant de cette réflexion, Jean-Claude Monod estime qu’il est possible et même nécessaire de penser un chef qui soit un « vecteur progressiste », capable d’entraîner ses semblables vers plus d’égalité et de liberté. Par « semblables », il ne faut pas entendre d’autres chefs, mais bien les individualités qui constituent le peuple. C’est là un point central dans le contrat social rousseauiste  : gouvernants et gouvernés sont égaux par la loi. Développant cet héritage, Jean-Claude Monod invite à rompre sans ambiguïté avec le « charisme unique », centralisé au sommet, pour réfléchir à une « circulation du charisme » dans la société, comme une invitation à vivre activement sa citoyenneté et à poursuivre ainsi le mouvement de « démocratisation de la démocratie ». Selon lui, la démocratie n’en a pas fini avec la figure du chef charismatique. Qu’elle agace ou fascine, elle permet une personnification de l’action politique face aux logiques invisibles de la bureaucratie et des marchés.


Propos recueillis par Hugo Albandea, pour la Revue ”Sciences Humaines”, Mensuel N°294 – Juillet 2017, Article mis à jour le 04/06/2020.

Hugo Albandea : La démocratie se fonde sur l’idée de donner le pouvoir au peuple. Comment l’idée d’un chef a-t-elle trouvé sa place dans la Ve République ?

(…) Les attentes à l’égard des chefs en démocratie sont contradictoires. L’idée d’un écart substantiel entre gouvernants et gouvernés est incompatible avec la démocratie. Dès le 17e siècle émerge une critique du gouvernant paternel, dont le roi est l’exemple par excellence. La République considère que les citoyens ne sont pas des mineurs et qu’ils n’ont pas besoin d’un père pour leur dire ce qui est bon pour eux. Pourtant, le terme de chef a longtemps eu une connotation positive. Il était conçu comme un égal, se dégageant des autres de manière transitoire pour porter un projet. Marc Bloch, historien et résistant, défend l’idée du chef démocratique, qui cherche à convaincre en s’appuyant sur la raison. Il le distingue du chef totalitaire, qui agit plutôt par hypnose des masses, en activant des ressorts passionnels.

Hugo Albandea : Le fait de devoir faire campagne ne pousse-t-il pas les candidats à faire davantage appel à la passion qu’à la raison?

Les affects et les passions sont inévitables en politique, et ce n’est pas forcément négatif. D’ailleurs, à quoi correspondrait une vie politique totalement rationalisée ? Les gens voteraient-ils seulement en fonction de leurs intérêts ? Ou d’un bien commun établi scientifiquement ? Les sociétés où la science prend de plus en plus de place ont justement tendance à soustraire les décisions politiques du débat pour en faire de pures décisions techniques. Vouloir préserver la politique ou l’économie d’une présumée irrationalité des masses peut déposséder les peuples de leur pouvoir. Cela étant dit, il reste à poser la question des affects mobilisés. Le charisme du chef démocratique joue sur des valeurs de liberté et d’égalité. Le charisme pathologique joue plutôt sur le ressentiment ou sur la recherche de boucs émissaires. On peut identifier des ressorts passionnels plutôt favorables à la démocratie et d’autres plutôt favorables à des régimes autoritaires, ou à des démocraties xénophobes ou exclusives. Il reste qu’on ne peut pas séparer de manière absolue les ressorts despotiques et les ressorts démocratiques.

Hugo Albandea : Plutôt que ce charisme pathologique, que doit montrer un chef démocratique dans un contexte où la figure du chef est de plus en plus décriée ?

Des enquêtes d’opinions en Europe et aux États-Unis ont fait apparaître quelques attentes typiques. La proximité tout d’abord, c’est-à-dire la ressemblance entre le représentant et les représentés. Le dirigeant doit représenter toute la population, pas seulement un groupe. Ensuite, certaines vertus sont directement attachées à l’idée d’un dirigeant politique comme l’anticipation et la réactivité. En démocratie, on attend aussi du chef qu’il ait une parole forte, qu’il énonce les problèmes. Au-delà des traits de caractère, la communication est un atout majeur pour le chef démocratique. Emmanuel Macron a par exemple beaucoup appris des techniques d’Obama : porte-à-porte, recueil des préoccupations, observation des réactions aux éléments de langage…

Finalement, on peut se demander dans quelle mesure le charisme n’est pas complètement construit. La dernière campagne présidentielle a montré que le peuple n’était pas opposé à l’idée d’un chef, mais qu’il aspirait à plus de participation. Par exemple, chez Jean-Luc Mélenchon, le programme est le fruit de contributions diverses qui ont été intégrées à une plateforme numérique pour un vaste processus de consultation. E. Macron s’est aussi appuyé sur des groupes de discussion. Les mouvements de ces deux candidats se sont formés autour de leur personnalité, mais ils ont mis leurs électeurs à contribution. Les partis traditionnels utilisent des mécanismes plus pyramidaux. Si les primaires ont élargi la désignation du candidat, elles ont montré les difficultés à anticiper les nouvelles attentes.

Hugo Albandea : Les attentes vis-à-vis des chefs désignés par l’élection ne sont-elles pas trop élevées ?

L’élection d’un nouveau dirigeant est souvent accompagnée d’attentes fortes. Ça semble logique : si la politique ne pouvait rien changer, elle ne susciterait plus d’intérêt. Mais la classe politique elle-même regrette un dessaisissement de son autorité : marges de manœuvre quasi nulles, traités européens contraignants… Il y a un contraste entre le temps de la conquête du pouvoir, avec ses promesses de grands changements, et le retour à la réalité et aux nombreuses contraintes que le chef démocratique doit gérer. Yves Cohen, dans Le Siècle des chefs (2013), décrit le cas de Staline, qui ne tenait aucun compte des conseils techniques et rationnels. Ne pas se préoccuper des contingences liées à l’exercice du pouvoir éloigne de la démocratie. D’un autre côté, les contraintes peuvent être un argument pour verrouiller les idées. Il faut donc trouver le juste milieu. La France est marquée par le volontarisme politique depuis la Révolution. On assiste parfois à une sorte de surchauffe, d’excès d’attentes et de déceptions.

Hugo Albandea : Est-il possible de se passer d’un chef pour prendre de grandes décisions ?

Aujourd’hui, la société évolue vers une démocratie plus fluide. Plutôt que de donner un chèque en blanc à un élu, les citoyens recherchent des interactions, notamment grâce au numérique. Ces transformations mettent en tension deux modèles : la démocratie sans chef d’une part et l’incarnation des idées d’autre part. Dans des initiatives comme Nuit debout, la délibération finit parfois par s’essouffler.

La société française n’est pas quitte de la question de l’autorité. Les mouvements sans chef traduisent un besoin de retrouver un rapport plus direct au politique, de se réapproprier les places et les lieux publics. Mais on peut aussi penser qu’il y a une dimension incontournable de personnalisation de l’action politique, passant par des personnages qui assument des décisions, créent une dynamique, indiquent un cap. Contrairement aux forces anonymes de la domination économique par exemple, ces figures présentent un avantage de taille : elles peuvent être interpellées ou congédiées.

Jean-Claude Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Seuil, 2012.

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