Histoire, objectifs, déroulement et conséquences de la Conférence de Berlin

À l'invitation des gouvernements de l'Empire allemand et de la République française, les représentants de dix autres États européens, des États-Unis et de l'Empire ottoman se réunirent le 15 novembre 1884 pour une réunion connue dans toute l'Afrique sous le nom de «Conférence de Berlin» ou «Conférence africaine de Berlin» en Europe. Nous en analysons ici l'histoire, les objectifs, le déroulement et les conséquences sur l'Afrique et ses peuples.


La division de l’Afrique entre Européens avait commencé depuis longtemps lorsque les représentants des grandes puissances se réunirent à Berlin au cours de l’hiver 1884/85. Les Portugais s’étaient déjà établis sur les côtes de l’Angola et du Mozambique au 16ème siècle, les colons hollandais occupaient la région du Cap en Afrique du Sud au 17ème siècle, l’Algérie fut conquise par la France en 1830 et la Grande-Bretagne annexa Lagos dans l’actuel Nigeria en 1830. 1861. Cependant, au cours de tous ces siècles, la grande majorité du continent est restée sous contrôle africain, car la domination européenne s’étendait rarement bien au-delà des zones côtières et même celles-ci étaient loin d’être totalement annexées.

Cette situation a progressivement commencé à changer vers le milieu du XIXe siècle, mais ce n’est qu’au début des années 1880 que l’expansionnisme des grandes puissances s’est transformé en compétition pour de nouvelles zones de contrôle, souvent banalisée sous le nom de «ruée vers l’Afrique». Peu de temps après l’annexion de l’Égypte par la Grande-Bretagne (1882), la France revendique les territoires d’Afrique centrale sur la rive nord du Congo. En janvier 1884, le roi belge Léopold II proclame «l’État indépendant du Congo» qui promet le libre-échange et la neutralité. Au même moment, la nouvelle arrivait d’un projet de traité entre le Portugal et la Grande-Bretagne concernant la reconnaissance de la souveraineté portugaise dans la région de l’embouchure du Congo. On ne savait pas encore exactement comment se terminerait le conflit sur le «Cœur de l’Afrique», mais sa division entre les Européens était imminente au printemps 1884.

Intérêts allemands

Dans le même temps, des conflits éclatèrent également au sujet des côtes de l’Afrique de l’Ouest, considérées comme moins précieuses. Cela était principalement dû à l’Allemagne, qui n’avait auparavant aucune colonie en Afrique. À l’automne 1883, le chancelier impérial Bismarck informa le gouvernement britannique de ses prétentions sur Angra Pequena, dans le sud-ouest de l’Afrique, qui avait été «acquise» par le marchand de Brême Lüderitz. Il a reçu en réponse que «bien que le Gouvernement de Sa Majesté ne revendique pas la souveraineté sur l’ensemble du territoire du pays (…), il considérerait comme comme une violation de ses droits légitimes si une autre nation revendiquait la souveraineté ou la juridiction sur la zone comprise entre le point le plus méridional de la domination portugaise (…) et la frontière de la colonie du Cap».

Peu disposé à accorder à la Grande-Bretagne la suprématie sur les zones côtières qui n’avaient pas encore été formellement annexées, Bismarck annonça alors : «Partout où l’Angleterre n’exerce pas réellement sa juridiction et n’accorde pas à nos proches une protection adéquate, [nous devons] prendre cette protection en main». Il envoie finalement Gustav Nachtigal en mission secrète en Afrique de l’Ouest et le 24 avril 1884, la zone côtière du sud-ouest de l’Afrique est placée sous la «protection» du Reich. Après les traités de Nachtigal avec les rois Mlapa, Akwa et Bell, l’Allemagne revendique également officiellement les côtes du Togo et du Cameroun en juillet 1884. Cette entrée de l’Allemagne dans le cercle des puissances coloniales a été rendue possible avant tout par l’opposition internationale qui se formait au même moment contre le traité luso-britannique sur l’embouchure du Congo. Lorsque le Portugal a alors proposé une réunion internationale des «puissances intéressées» pour clarifier ses droits à l’embouchure du Congo, l’Allemagne et la France ont pris l’initiative. Le gouvernement de Bismarck a pris les devants dès le début, car il avait le plus grand intérêt à organiser une conférence importante au cours de laquelle serait discuté bien plus qu’une alternative au traité luso-britannique.

Au mépris total des droits de propriété et de souveraineté de millions d’Africains, un accord a été conclu avec la France avant la conférence sur la reconnaissance de «l’État libre du Congo» de Léopold II et la création d’une immense zone de libre-échange dans le «Bassin du Congo», qui couvrait une grande partie de l’Afrique centrale. L’Allemagne et la France souhaitaient trouver un arrangement comparable pour la région du Niger, mais en raison de la résistance attendue de la Grande-Bretagne, qui y exerçait la plus grande influence, elles se limitèrent à l’objectif d’une navigation gratuite pour tous les Européens.

Le principe de «dotation efficace»

Mais ce qui était plus important pour l’Allemagne était l’application des réglementations qu’elle avait elle-même rédigées, qui faisaient de «l’occupation effective» des territoires revendiqués une condition de leur reconnaissance internationale. Dès le début, Bismarck avait attaché une grande importance à ne pas entrer en conflit avec les revendications territoriales françaises en Afrique de l’Ouest. En septembre 1884, il rassura la France en affirmant : «L’expansion de nos possessions coloniales n’est pas l’objet de notre politique ; nous n’avons en tête que d’assurer l’entrée du commerce allemand en Afrique sur des points qui sont actuellement indépendants de la domination des autres puissances européennes». Un peu plus tard, le gouvernement allemand a obtenu ce qu’il voulait : le Premier ministre français s’est dit confiant dans le bon déroulement des négociations franco-allemandes sur la démarcation de la frontière au Togo et au Cameroun. La conférence de Bismarck à Berlin visait avant tout à obtenir un objectif contre les tentatives d’hégémonie britanniques : la reconnaissance des nouvelles «possessions coloniales» allemandes par les autres Etats européens. En conséquence, la Grande-Bretagne resta dans l’ignorance quant à l’ordre du jour de la conférence jusqu’à ce que les préparatifs soient terminés.

Résultats de la conférence

Le 15 novembre 1884, les grandes puissances se réunissent enfin à Berlin. Ils ont convenu de créer des comités de travail permanents, dont les résultats seraient discutés lors des réunions régulières de la conférence. Dans l’« Acte général » de la Conférence de Berlin, adopté trois bons mois plus tard, le 26 février 1885, outre les objectifs annoncés de la conférence, une déclaration de neutralité pour le bassin du Congo et (à l’initiative de la Grande-Bretagne) un engagement à lutter contre la traite négrière était inclus. Mais pour l’essentiel, la France et surtout l’Allemagne ont réussi à s’imposer grâce à leurs réglementations de grande envergure en matière de gouvernement en Afrique centrale et de prise de possession des côtes du continent.  À commencer par les représentants anglais et américains de la conférence, d’innombrables commentateurs ont exprimé leur indignation face à l’absence de représentants africains lors des débats à Berlin. Cependant, si l’on considère que les principes posés par Bismarck définissaient désormais le continent africain comme une terra nullius, un no man’s land, au mépris de tous les traités conclus localement, et réduisaient ses habitants à des objets de droit international, on comprend pourquoi leur présence à Berlin n’était pas souhaitée.

Début de la «politique de développement» européenne

Dans le même temps, la Conférence Afrique de Berlin doit également être considérée comme le début d’une «politique de développement» commune des gouvernements européens. Déjà dans son discours d’ouverture, Bismarck soulignait que «tous les gouvernements invités sont unis dans leur désir d’introduire les indigènes d’Afrique dans le cercle de la civilisation», et il était également déclaré dans l’Acte général que tous les États signataires seraient «soucieux des moyens d’améliorer le bien-être moral et matériel» des peuples africains. Ce qui semble extrêmement cynique compte tenu de leur dépossession et de leur incapacité simultanées n’était, pour les Européens présents, que le revers de la même médaille. Avant même la Conférence de Berlin, l’armateur et colonialiste allemand Adolph Woermann avait montré à quel point on confondait sans vergogne son propre avantage avec les intérêts des peuples africains : «Il est évident qu’il y a deux grands trésors inexploités à découvrir en Afrique : la fertilité du sol et la force de travail de plusieurs millions de Noirs. Quiconque sait découvrir ces trésors (…) non seulement gagnera beaucoup d’argent, mais remplira en même temps une grande mission culturelle».

Frontières – mythe et réalité

L’hypothèse largement répandue selon laquelle toutes les frontières africaines existantes à ce jour ont été tracées lors de la conférence de Berlin a souvent été contredite, à juste titre, par les historiens. En fait, certaines frontières coloniales avaient déjà été déterminées au préalable, d’autres n’ont été négociées que bien plus tard, et l’acte général de la conférence lui-même n’indique que les limites du «bassin naturel du Congo». Néanmoins, on ne peut guère nier que les gouvernements européens ont suivi la demande introductive de Bismarck et ont profité de l’occasion pour «se mettre d’accord sur les questions liées à la démarcation de leurs fondations coloniales». D’une part, cela a naturellement affecté les accords sur les frontières intérieures du Congo entre la France, le Portugal et «l’État indépendant du Congo». En revanche, dans le contexte immédiat de la Conférence de Berlin, les frontières côtières des nouveaux territoires allemands d’Angra Pequena (Afrique du Sud-Ouest), du Cameroun, du Togo et enfin celles de la zone d’Afrique de l’Est revendiquées peu avant la la fin de la conférence ont également été négociées. En ce qui concerne les limitations intérieures imposées par le Congo, il était déjà possible d’imaginer en 1885/86 quelles seraient les limites des colonies ultérieures et des États africains d’aujourd’hui.

Par ailleurs, au sujet de la mise en œuvre concrète de ses dispositions, la Conférence africaine de Berlin a souvent été qualifiée, non injustement, d’«inefficace». L’Afrique centrale n’est pas restée «libre» pour les entreprises internationales, la traite négrière n’a été combattue que sans enthousiasme et pratiquement aucune «prise de possession» européenne des «côtes» africaines déjà presque entièrement occupées n’a eu lieu selon les règles établies à Berlin. Toutefois, d’un point de vue moins eurocentrique, les conséquences directes et immédiates de la réunion de Berlin sont évidentes.

Conséquences de la Conférence de Berlin

Accélération de la colonisation

L’exigence de Bismarck d’une «occupation effective» a sans aucun doute accéléré le processus d’annexion effective des pays africains, tout comme le Times britannique l’avait déjà prédit le 5 décembre 1884 : «Quant au Portugal et aux territoires qu’il revendique (…), il est difficile d’imaginer comment il y maintiendra sa souveraineté sans (…) occuper effectivement le territoire africain conformément aux nouvelles règles. Et la France fera sans doute de même. Ce n’est qu’après la fin de la conférence que l’on comprendra clairement ce que signifie réellement la ruée vers l’Afrique». Cela a également affecté directement les «zones protégées» allemandes «établies» à Berlin. Non seulement Carl Peters a également reçu une «lettre de protection» impériale pour les territoires qu’il revendiquait en Afrique de l’Est juste après la conclusion de la conférence. Le déploiement de la marine allemande au Cameroun pendant les vacances de Noël de la conférence a également établi une tradition de violence coloniale qui a trouvé ses terribles sommets dans les guerres coloniales génocidaires en Afrique du Sud-Ouest allemande et en Afrique orientale allemande au début du 20e siècle. La conférence a probablement eu les pires conséquences pour la population d’Afrique centrale, où le régime sans scrupules et axé sur le profit du roi Léopold II a coûté la vie à environ dix millions de personnes en quelques années seulement.

Des droits niés aujourd’hui comme hier 

Pour les millions d’habitants du continent divisés à Berlin et leurs descendants, ce qui a été décidé à leur insu était sans aucun doute d’une grande importance. Les dispositions de la Conférence africaine de Berlin ont également joué un rôle clé pour l’Europe et surtout pour l’avenir des relations entre les deux continents : non seulement la population africaine a été complètement privée de ses droits, mais elle est depuis violentée, pillée, massacrée. Pour la première fois, un «mandat de développement» paneuropéen envers l’Afrique a été formulé à Berlin, et cet esprit perdure jusqu’aujourd’hui. A Berlin, en termes de cynisme, ce sentiment n’a probablement été surpassé que par l’appel des grandes puissances rassemblées à «éduquer les indigènes et leur faire comprendre et valoriser les avantages de la civilisation». La profonde humiliation que tout cela signifiait a probablement été exprimée plus clairement par le prêtre congolais Michel Kayoya dans son poème «La confiance en soi des colonisés» :

«Ce traité de Berlin m’a longtemps offensé.
Chaque fois que je rencontrais cette date,
j’éprouvais le même mépris. (…)
Mais le pire, c’est qu’on m’a appris cette date.
J’ai dû l’apprendre par cœur.
Pendant toute une leçon, on nous a expliqué
Les noms des parties contractantes à Berlin,
Leurs capacités extraordinaires,
Leurs talents diplomatiques,
Les motivations de chacun.
Avant que nos visages immobiles ne se soient répandus les conséquences :
La pacification de l’Afrique,
Les bienfaits de la civilisation en Afrique,
Le courage des explorateurs,
L’humanisme désintéressé,
Mais personne,
Absolument personne, soulignait l’insulte,
Et la honte qui nous accompagnaient partout».

Baraka B. Joseph


Note : La version finale de cet article paraîtra dans Conscience Africaine, numéro 2, de janvier-mars 2025. Ce dossier est destiné à fournir des analyses et in-formations générales sur les événements critiques marquant le 140e anniversaire de la Conférence de Berlin. Il s’agit d’une production conjointe de l’Institut Patrice Lumumba et de la rédaction de LaRepublica

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