Universalité de la cause palestinienne

Le conflit israélo-palestinien reste un danger pour le monde entier, alors même que le monde extérieur ne peut pas le faire respecter ni même négocier une résolution satisfaisante. Mais le monde doit savoir ce qui s’est passé et se soucier de ce qui se passe ; et demander justice pour les deux parties | Article de Étienne Balibar, Professeur émérite à l’université Paris-X – Nanterre, paru dans Le Monde diplomatique de Mai 2004, pages 26 et 27.


Pour quelles raisons soutenons-nous la cause palestinienne, à nos yeux l’une de celles qui permettent d’évaluer la dignité et la responsabilité d’un discours politique? Je ne répondrai qu’en mon propre nom, mais dans la perspective d’une large convergence d’opinions, au-delà même de ceux qui se mobilisent pour une «paix juste» au Proche-Orient. Je présumerai de l’universalité de cette cause. Mais non pas de son évidence : non seulement parce qu’il n’existe rien de tel en histoire et en politique, mais parce que, constatant jour après jour que nous sommes trop impliqués dans le conflit pour y demeurer neutres et trop distants pour en maîtriser toutes les données, nous devons à tout le moins comprendre que les difficultés qui s’opposent à une perception «objective» de la tragédie israélo-palestinienne font aussi partie des difficultés de sa solution.

En termes de justice et de droit, ce conflit ne comporte pas de démarcation absolue – il ne s’agit pas d’une guerre des «mauvais» contre les «bons» –, mais il présente un déséquilibre flagrant, qui n’a cessé de s’accentuer. Israël – l’une des grandes puissances militaires du monde, étroitement associée à l’hyperpuissance américaine et disposant de toute la panoplie des moyens de guerre moderne – dit n’agir que pour protéger sa population civile. Les Israéliens ont des raisons historiques de se sentir collectivement menacés, en quelque sorte toujours «en sursis». Mais ce sont les Palestiniens qui luttent actuellement pour leur survie en tant que peuple.

Issus pour une part des survivants et des rescapés du plus grand génocide de l’histoire moderne, à qui la communauté internationale a reconnu le droit de constituer une nation sur l’emplacement de la Terre promise des anciens Hébreux, auxquels s’est ajoutée l’émigration, libre ou forcée, de juifs des pays arabes et d’autres parties du monde, les Israéliens se sont heurtés à un environnement hostile où leur droit à l’existence était nié. Renversant la situation, ils sont passés de la défense à la conquête.

Depuis la guerre de 1948 déclenchée par les pays arabes, dont les Israéliens ont profité pour procéder à un nettoyage ethnique dont on mesure mieux désormais l’ampleur, et leurs conflits victorieux, ils font partie du concert des nations dominantes. En 1967, ils ont occupé et colonisé les 22% restants de la Palestine historique, créant ainsi, à l’encontre du droit international, un fait accompli de plus en plus irréversible. L’aboutissement logique, avoué par certains et dénié par d’autres, c’est soit la transformation des Palestiniens en sujets d’un grand «Etat juif», soit un nouveau transfert massif de population, soit une combinaison des deux.

En exil, un tiers des Palestiniens vivent d’ores et déjà la condition de réfugiés, souvent misérables, sans que l’État d’Israël accepte de leur reconnaître un quelconque droit au retour ni que les pays arabes envisagent de les intégrer et de leur conférer les droits de citoyens. Peuple «superflu», que la catastrophe collective a fait accéder à la conscience nationale, ils attendent toujours que la communauté internationale tienne sa promesse de les faire accéder à l’indépendance dans un Etat viable. En lieu et place, ils ont été dotés d’une Autorité croupion, et sont tenus pour collectivement responsables des atteintes à la sécurité de leurs voisins.

Les observateurs avaient noté que la société civile palestinienne, sous l’occupation, faisait preuve d’une étonnante capacité de résistance, cultivant ses terres, développant la santé et l’éducation, engendrant artistes et écrivains, organisant la solidarité familiale et associative. Depuis la seconde Intifada, le gouvernement et l’armée d’Israël ont réussi à en casser les ressorts, détruisant systématiquement infrastructures et moyens d’existence, exerçant une terreur d’Etat meurtrière qui vise indistinctement combattants et simples habitants, paralysant les administrations, accaparant les terres et atomisant les territoires. Feignant de rechercher un « interlocuteur valable », ils ont systématiquement favorisé les divisions idéologiques et les luttes de clans dans la société palestinienne, dont, bien entendu, ils ne sont pas les inventeurs. Le moment approche où la double indépendance prévue par les accords internationaux sera irréalisable, avec des conséquences dramatiques – y compris pour Israël.

Cette négation de l’existence même du peuple palestinien, de la Nakba jusqu’au mur en construction, justifie-t-elle toutes les formes de résistance, et notamment le terrorisme auquel ont recours, contre la population civile israélienne, différentes organisations, islamiques ou non ? Il faut se poser cette question, pas seulement pour « répondre » à l’argumentation d’Israël et de ses défenseurs, mais pour des raisons de fond. Et en termes non seulement moraux, mais aussi politiques.

Le terrorisme peut s’expliquer par le désespoir et l’impuissance, ou par l’idéologie, ou par la symétrie qu’induit la terreur d’Etat. Il est de toute façon catastrophique pour la lutte du peuple palestinien. Premièrement, il correspond exactement à la stratégie israélienne de destruction de la société palestinienne, en permettant d’élever sans cesse le niveau de violence exercé sur elle, même si cette élévation coûte très cher en vies et en ressources. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que le gouvernement israélien en entretienne les conditions et en provoque régulièrement la relance par ses propres actions. Deuxièmement, il paralyse, au sein de la société israélienne, le gros des forces qui pourraient agir pour renverser la politique de conquête. Il met ainsi en péril la possibilité d’accords intérimaires comme celle d’une réconciliation des deux peuples, ce qui n’ouvre de part et d’autre que des perspectives nihilistes. Enfin, il implante dans une partie de la population palestinienne, notamment parmi les jeunes, une conception sacrificielle de l’héroïsme et une perception de la valeur de la vie humaine exclusivement référée à la distinction ami-ennemi, dont toutes les expériences historiques prouvent qu’elle se paye d’une décomposition de la civilité sur une très longue durée.

Le recours d’une partie de la société palestinienne à la violence terroriste contre la violence coloniale ne change rien à la dissymétrie de la situation du point de vue du droit et de la justice : il ne confère à Israël aucun droit d’anéantir son adversaire sous prétexte de protection. Mais il risque d’éloigner indéfiniment la possibilité d’une victoire sur l’occupant ou de la rendre sans objet. Il est donc profondément autodestructeur. Il appartient au peuple palestinien de résoudre ce problème. On ne saurait en conclure que la communauté internationale n’a qu’à attendre, sans s’en sentir responsable, la création d’un nouveau rapport de forces où l’« arme des faibles » n’apparaîtrait plus comme la seule possible.

Mais ces problèmes ont complètement changé de nature depuis le 11 septembre 2001 et les guerres d’Afghanistan et d’Irak. Illustrant la « loi du pire », caractéristique de la conjoncture, la colonisation israélienne et la résistance palestinienne ont été captées dans une économie de violence mondiale qui tend à imposer partout la logique de l’affrontement entre « forces du Bien » et « forces du Mal », détruisant du même coup la signification politique propre de leur conflit.

D’où une nouvelle dissymétrie, dans laquelle, paradoxalement, chacun devient le miroir de l’autre. Israël a toujours identifié la lutte armée palestinienne à un détachement du « terrorisme international », préfigurant ainsi la « globalisation de la terreur » à laquelle poussent à la fois le fondamentalisme islamique et les États-Unis. De leur côté, les Palestiniens, solidaires depuis toujours d’un monde arabe qui ne s’est pourtant pas privé de les trahir, sont parfois tentés d’idéaliser ceux en qui ils voient les ennemis les plus irréductibles de leurs propres ennemis : hier, M. Saddam Hussein, demain, peut-être, M. Oussama Ben Laden ou quiconque se substituerait à lui. La perception s’installe d’un combat global entre deux mondes hostiles, Orient et Occident, dont le conflit israélo-palestinien ne formerait qu’un maillon et ne pourrait être résolu que par contrecoup d’une « victoire » totale de l’un ou l’autre camp. Les acteurs du drame sont ainsi dépossédés de leur capacité d’initiative, sauf à alimenter la spirale des « contre-terrorismes » mimétiques.

Cette tendance, à laquelle beaucoup d’entre eux résistent de toutes leurs forces, est ruineuse pour les Palestiniens, transformés en prétextes de «guerres saintes» qui ne sont pas les leurs et victimes désignées d’un embrasement de la région. Elle est aussi très inquiétante pour Israël, à moins d’imaginer qu’il puisse se construire comme une forteresse en état de siège permanent au sein du monde arabe. Là encore, beaucoup de ses citoyens le sentent ou le pressentent, mais sans en tirer toutes les conséquences. Elle représente enfin un danger pour le monde entier de voir s’étendre le «choc des civilisations», absorbant et dénaturant tous les problèmes de territoire, de souveraineté et de citoyenneté, de colonisation et de décolonisation, de richesse et de pauvreté, de rivalités religieuses et de distance culturelle dont le conflit israélo-palestinien forme le concentré. C’est pourquoi il est de l’intérêt de tous, singulièrement des pays qui appartiennent au même espace géopolitique, d’essayer, s’il en est encore temps, de mettre en œuvre des solutions fondées sur le droit des peuples à l’existence et à la sécurité et sur la réparation des injustices subies.

On entend souvent dire que le soutien à la cause palestinienne impliquerait la remise en question de la légitimité de l’État d’Israël. Pas plus que l’usage par certains du terrorisme comme moyen de résistance n’annule la justice de la cause palestinienne, l’injustice de sa politique ne remet en question la légitimité de l’existence d’Israël comme entité politique « souveraine » – ce qui ne préjuge en rien ni des bases territoriales de cette souveraineté ni des cadres locaux ou régionaux dans lesquels les Israéliens pourraient accepter de la limiter pour assurer les conditions de l’existence démocratique à venir de leur État.

Mais deux faits fragilisent cette légitimité, voire risquent de la remettre en question aux yeux d’une grande partie du monde. L’un tient à la définition d’Israël comme «Etat juif». Car non seulement celui-ci ne cesse de s’étendre au détriment des Palestiniens, mais, à l’intérieur même de ses frontières, il leur impose une condition de citoyens de seconde zone, privés d’un grand nombre de droits et exclus de l’égalité symbolique avec les «vrais» Israéliens dans la possession de leur terre commune. L’autre tient à ce que, juridiquement et moralement, la légitimité d’Israël comme État moderne ne peut reposer ni sur un mythe d’origine sacrée, ni sur la transformation d’une extermination de masse dont les parents de ses habitants juifs ont été victimes en un «droit souverain» qui les placerait au-dessus de la loi des nations, ni sur la force triomphante ; exige la reconnaissance des peuples environnants et, par-dessus tout, celle du peuple qu’ils ont «déplacé» dans un processus de colonisation d’une nature tout à fait spécifique.

C’est pourquoi les Israéliens ont besoin d’une souveraineté des Palestiniens égale à la leur, voire associée à la leur. Il est vrai que cette reconnaissance a été initialement refusée par le monde arabe et qu’elle continue de l’être par certains, y compris beaucoup de Palestiniens. Mais, si Israël achève de détruire la Palestine et le peuple qui l’habite, une telle reconnaissance sera définitivement impossible, et Israël ne sera jamais un État «comme les autres».

Que peuvent faire les pays extérieurs pour influer sur un conflit dont la transformation en enjeu global menace leur propre sécurité ? Certes, seuls les adversaires en présence peuvent trouver un règlement effectif fondé sur la justice et sur l’histoire. Sur ces bases, toutes les formules d’avenir sont ouvertes, et nous, «témoins» ou «amis» extérieurs, n’avons pas à décréter ce qui est réversible et ce qui ne l’est pas au terme d’un demi-siècle de lutte entre les projets nationaux de ces deux peuples installés sur une même terre. Leur confrontation se déroule toutefois moins que jamais dans un espace clos. Par leurs alliances, leurs intérêts, leur rayonnement idéologique, leurs relations de famille, de culture ou de religion, Palestiniens et Israéliens sont présents dans le monde extérieur; et de nombreux pays interviennent dans la vie de leurs sociétés respectives, par leurs programmes d’aide humanitaire ou militaire, leurs investissements et leur coopération scientifique, leurs apports de population, leur diplomatie…

Si nul ne croit qu’un règlement puisse être imposé de l’extérieur, personne non plus ne pense qu’il puisse se passer d’une médiation internationale. En plus des Nations unies, qui y jouent leur crédibilité historique, beaucoup dépend de l’Amérique, de l’Europe et du monde arabe. N’attendons pas l’évolution de la position américaine, dont le président Bush vient de rappeler et d’accentuer en compagnie de M. Sharon le soutien à l’expansion israélienne, et qui se trouve à la merci d’événements dramatiques au Proche-Orient et de changements de politique intérieure aléatoires. l’Europe occupe une position-clé, non seulement pour faire valoir son point de vue autrement qu’en paroles, mais aussi pour imposer la participation des pays arabes aux procédures de médiation. Aucune «feuille de route» ne peut se passer de ce rééquilibrage démocratique dont dépendent la confiance des Palestiniens, l’implication de toute la région et la neutralisation des logiques de «choc des civilisations». Aucune médiation n’est possible si les «médiateurs» sont les protecteurs des envahisseurs.

Il faut donc que nos opinions publiques se mobilisent. Et qu’elles le fassent sur des bases de principe, en se montrant aussi intransigeantes sur le respect des faits passés et des urgences actuelles que sur la justice des perspectives ultimes, ce qui ne va pas de soi. Il faut pour cela qu’elles se montrent capables, ce qui va encore moins de soi, de transformer les solidarités communautaires et les identifications symboliques en capacités de raisonnement et d’initiatives. Elles ne peuvent honnêtement tenir la balance égale entre des causes inégales, mais il faut que, dans le moment où elles feraient entendre une voix puissante pour que le monde vienne au secours de la Palestine opprimée, elles élèvent cette cause à la hauteur de l’universalité. Est-il trop tard pour y parvenir ? Oui, il est tard, mais il n’y a pas d’autre voie.

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