Le Congo belge de Léopold II : les origines du massacre des congolais

À la fin du XIXe siècle, le système colonial établi au Congo par Léopold II, roi de Belgique, atteint un degré de brutalité telle qu’il sera à l’origine d’un des plus grands massacres de l’Histoire. On parle de dix millions de morts, même si l’affaire est très discutée. Malgré la polémique, ce triste chapitre de la colonisation est pourtant encore peu étudié aujourd’hui. Certains universitaires, certains journalistes, congolais, belges, en parlent, mais c’est souvent vite lu et oublié dans les sous-sols des bibliothèques ou dans les bennes à papier.


Le roi Léopold II (1835-1909) est célèbre encore aujourd’hui pour sa folie des grandeurs : il n’y a qu’à lister, en Belgique, le nombre de monuments qu’il a laissés à la postérité. Mais surtout, il était un fin stratège en matière de finance. Il considérait déjà, bien avant son accession au trône en 1865, qu’en plein XIXe siècle, la Belgique, alors petit état neutre au milieu de l’Europe, manquait d’envergure et qu’il lui «[fallait] une colonie».

Le dauphin, ambitieux et déjà soucieux d’obtenir des débouchés commerciaux pour son pays, espère élargir, grâce à la colonisation, l’étendue de son règne. Il mourra en 1909, à la tête d’une nation coloniale et aura fait de la Belgique, en moins de trente ans, l’une des premières puissances mondiales. Ce qu’on sait peu, c’est qu’au cours de la même période, Léopold aura accru dans des proportions encore mal connues sa fortune personnelle. Le Parc du Cinquantenaire, à Bruxelles, a été financé en 1898 par la fortune privée de Léopold, sans que celui-ci ne le déclare ouvertement, car les citoyens belges n’auraient certainement pas apprécié découvrir que leur roi possédait autant d’argent dans sa caisse personnelle.

Mais comment tout cela a-t-il eu lieu? Un roi ne doit-il pas penser au bien de ses sujets? Comment Léopold s’est-il enrichi personnellement grâce à la colonisation? Et ces dix millions de morts? Qu’en est-il? Quel est le lien entre un tel massacre et les tractations financières du roi? Comment un idéal aussi beau que celui de «progrès» économique peut-il déboucher sur un tel cimetière? De telles questions se posent encore aujourd’hui et certaines demeurent toujours sans réponse. La tâche de l’enquêteur est de définir d’abord le cadre précis des connaissances actuelles afin d’établir une problématique adéquate.

Dépasser l’anticolonialisme belge : de l’AIA aux expéditions commerciales

Entre 1874 et 1876, le bush, au centre du continent africain, est encore pour les Européens une terre mystérieuse dans laquelle seuls des aventuriers se rendent. Henry Morton Stanley retrouve David Livingstone, après 236 jours de recherche, dans ce qui s’avère une partie du monde en soi, immense, aux inextricables zones de forêts, de marais et de savane, arrosées par un fleuve Congo labyrinthique. Les régions du cœur de l’Afrique intéressent le roi car elles promettent de grandes richesses; de plus, elles semblent n’«appartenir» encore à personne. Les puissances coloniales européennes sont trop occupées à administrer leurs propres conquêtes, situées pour la plupart le long des côtes atlantiques ou de l’Océan Indien. Ce que l’on sait peu, mais qu’Elikia M’Bokolo explique très bien dans son livre somme, Afrique noire, Histoire et civilisation, c’est que la zone du bassin congolais était déjà le lieu de différents partages et rapports de force, internes au vaste réseau des tribus et des royaumes du continent africain. Certains envahisseurs venant du Soudan comme Rabah Fadlallah, ou de Zanzibar comme Tippu Tip, un négrier swahili, s’étaient installés dans la région, l’avaient administrée et organisée.

Ainsi certains de ces chefs, à la tête de royaumes parfois plus grands que certains pays d’Europe, des hommes très charismatiques et concernés comme ailleurs par les questions commerciales, s’avéraient souvent en concurrence les uns contre les autres. «S’il faut éviter, de toute évidence, de prendre pour argent comptant les récits coloniaux, étalant avec complaisance les “guerres” tribales et les conflits de toutes sortes, destinés à fonder le mythe de la colonisation salvatrice, ils faut aussi récuser les théories, longtemps en vogue dans certains milieux nationalistes africains, d’une Afrique consensuelle, jouissant de ses équilibres harmonieux dans une paix constamment renouvelée».  La nature humaine est partout la même, et si l’Europe a connu des guerres internes pendant tant de siècles jusqu’aujourd’hui, il n’y a aucune raison pour que l’Afrique ne partage pas aussi sa part du gâteau. Le malheur est que ces tensions allaient naturellement servir les intérêts des colons.

L’État belge, malgré les arguments de Léopold, s’intéressait alors très peu à la question coloniale (ce qui ne sera plus le cas trente ans plus tard, avec l’adhésion générale à la mystique coloniale et à ses intérêts économiques). Mais, en 1876, les Belges étaient encore très habités d’un anticolonialisme actif «qui puisait sa force dans l’attachement profond du plus grand nombre à la neutralité de la Belgique». Alors, afin de parlementer la distribution des territoires africains, Léopold s’engage à titre privé dans l’entreprise, et organise une conférence géographique internationale, dans son palais, autour de la question de la colonisation du bassin du Congo. Évidemment, c’est le discours humaniste qui prédomine. Pour le souverain, il s’agit « d’ouvrir à la civilisation la seule partie du globe où elle n’ait point encore pénétré, percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières ».

La conférence organisée par Léopold aboutit à la fondation de l’Association internationale africaine (AIA) dont le comité central est aussi dirigé par Léopold. Le roi sait bien se placer et tient les rênes des débats, alors même qu’il n’a toujours pas de colonie. Plus tard, en moins de trois ans, il créera encore deux autres regroupements associatifs. L’AIA sera à l’origine de la création du Comité d’études pour le Haut-Congo en 1878, qui en 1879 donnera lui-même naissance à l’Association internationale du Congo (AIC). Cette longue suite de fondations d’associations permet à Léopold, toujours sous couvert de vouloir porter les valeurs humanistes au centre de l’Afrique, de trier les gens qui l’entourent, de garder la maîtrise sur les concepts et de, petit à petit, faire passer au premier plan les questions économiques, tout en recalant au second plan les questions philanthropiques.

L’AIC regroupe ainsi les principaux intéressés à la colonisation du Congo: des scientifiques et des hommes d’affaires représentant les intérêts financiers de compagnies britanniques et hollandaises, ainsi que des proches du roi, dont les contacts se dispersent dans toute l’Europe. C’est au nom de l’AIC que Léopold envoie progressivement des expéditions dans les zones les plus reculées du bassin congolais, de sorte que ces régions dénuées de voies de communication praticables soient maîtrisées et, surtout, deviennent exploitables pour le commerce.

Henry Morton Stanley, le « casseur de pierres » au service du roi

Le principal obstacle à l’avancée des colons le long du grand fleuve sont les cataractes : des immenses chutes d’eau qui coupent en deux le territoire, délimitant un Congo d’en-bas et un Congo d’en-haut. Le roi donne le commandement des opérations à Stanley qui, le premier, avait descendu le fleuve Congo depuis l’Est jusqu’à l’Atlantique. Durant les sept années qui suivent, Léopold subventionne les nombreuses expéditions menées par l’explorateur, visant à créer d’abord un passage entre le bas et le haut Congo, puis à organiser les infrastructures nécessaires au commerce dans tout le bassin centrafricain.

Stanley, le fameux journaliste américain d’origine anglaise, héros des grandes découvertes du XIXe siècle, est un personnage contrasté et polémique aujourd’hui. Si Léopold ne lui avait pas proposé beaucoup d’argent, il est fort probable qu’il ne se serait jamais mis à son service. Aventurier au fort sens pragmatique, il réussissait en général ce qu’il entreprenait : retrouver Livingstone dans un pays inexploré, être le premier Européen à traverser l’Afrique centrale, même si cela doit coûter la vie à 244 hommes sur 360. Il était aussi un homme peu scrupuleux, agressif avec les autochtones – les Africains l’avaient surnommé Boula Matari «le casseur de pierres», et il était également manipulateur.

Il sut très bien s’arranger avec Tippu Tip qui lui fit découvrir «l’immense système de navigation du bassin du Congo et […] les ressources potentielles de la région» en échange d’un accord commercial basé sur l’exploitation de l’ivoire et des populations locales. De plus, lors des différentes expéditions qu’il a menées pour Léopold, Stanley aura fait signer à des centaines de chefs africains illettrés des traités dans lesquels ils reconnaissent au roi Léopold la pleine propriété de leurs terres, et s’engagent à lui fournir le personnel nécessaire à l’exploitation et au transport de l’ivoire et du caoutchouc.

Les «comptoirs» fondés par Stanley, reliés par des bateaux à vapeur, resteront fameux dans l’imaginaire collectif pour être le décor d’un des grands romans de la littérature anglaise, Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad [V], un auteur d’origine polonaise, qui décrit dans un style très impressionniste l’état d’esprit malsain des colons dans le Congo de Léopold, les exactions commises sur les populations locales, et les modes d’installation progressive des Européens toujours plus loin dans les terres, à coups de fouet, de manipulations et de tueries incontrôlées. L’auteur décrit, entre autres sévices, le travail de portage, un cas de figure célèbre, considéré comme un progrès sur la prévalente condition d’esclave, et qui causera la mort de nombreux Africains : «Vu aussi à l’occasion un porteur mort à la tâche et couché dans l’herbe haute sur le bas-côté, sa gourde vide et son grand bâton posés à côté de lui». Conrad lui-même servira pendant six mois, en 1890, comme capitaine de steamer, dans l’État indépendant du Congo. Il en reviendra malade, traumatisé, et ne s’en remettra vraisemblablement jamais.

En 1884, l’Association internationale du Congo (AIC) est une flottille de cinq steamers (navires à vapeur), un réseau de quarante stations couvrant plus de la moitié du Congo actuel, et cinq cents traités de suzeraineté passés avec les autochtones. Le bassin du Congo est désormais navigable et exploitable. Différentes compagnies commencent à s’intéresser au territoire exploré par les adjoints de Léopold. Les nations coloniales se tournent également vers cette région nouvelle, riche de promesses exportatrices et de bricolages divers. Léopold est prêt pour parlementer son partage, ce qui aura lieu dès novembre 1884, lors de la très longue Conférence de Berlin (celle-ci durera en effet quatre mois, jusqu’en février 1885).

Le partage berlinois du « gâteau africain » entre puissances occidentales

La Conférence de Berlin est organisée par Bismarck pour l’Allemagne : cette nation nouvelle cherche à défendre ses acquisitions tardives dans le jeu colonial de la fin du XIXe siècle, tout en détournant la France de l’Alsace-Lorraine, terreau de contestations nombreuses depuis la guerre de 1870. Cette conférence internationale réunit quatorze pays européens, la Russie, les États-Unis d’Amérique, ainsi que l’Empire ottoman. Elle vise à régler pacifiquement les litiges survenus en Afrique, à la suite des conquêtes coloniales. Aucun Africain n’est présent.

Trois litiges principaux concernent presque exclusivement le Congo. Les questions sont : la liberté de commerce dans le bassin du Congo, la liberté de navigation sur les fleuves du Congo et du Niger, les formalités à remplir pour rendre effective l’occupation de cette zone dans la course à sa colonisation. L’Allemagne, ainsi que d’autres pays, souhaiterait voir cette immense zone au centre du continent rester neutre et ouverte au commerce pour tous. Ils craignent que les rivalités inter-coloniales se rallument, rivalités qui coûtent cher et troublent le rendement économique des colonies. La France et l’Angleterre surveillent tout cela d’un œil sobrement supérieur. Les deux grandes puissances coloniales considèrent que si ce territoire est accordé au petit roi belge, il sera aisé de le lui subtiliser plus tard. «John Kirk ne désespérait pas que «le projet du Congo put être détourné entre des mains anglaises» (1882). Plus intéressée encore, la France calma son impatience en avril 1884, après que Léopold II lui eut reconnu un « droit de préférence » au cas où le roi propriétaire du Congo en viendrait à vendre ses possessions».

L’Acte final est rédigé à la fin de la conférence. La lutte contre l’esclavage n’occupe que dix lignes dans ce texte (article 9) qui s’étend dans sa totalité sur plus de quinze pages. Le but principal de cette charte est de garantir la plus grande liberté de commerce afin que tous les pays intéressés puissent retirer de la nouvelle région congolaise les avantages de l’exploitation des ressources. Ainsi les règles commerciales fixées interdisent tout protectionnisme économique. «Les marchandises importées dans ces territoires resteront affranchies de droit d’entrée et de transit.» (article 4) Le pays qui héritera de cette colonie «ne pourra y concéder ni monopole ni privilège d’aucune espèce en matière commerciale» (article 5). De plus, aucune taxe ne pourra être perçue sur les marchandises exportées : «Il ne sera établi aucun péage maritime ni fluvial basé sur le seul fait de la navigation, ni aucun droit sur les marchandises qui se trouvent à bord des navires» (article 14).

Un article stipule même que le trafic doit demeurer «libre, malgré l’état de guerre, sur les routes, chemins de fers, lacs et canaux mentionnés» (article 25). La liberté de commerce prévaut sur les questions de conflit, le plus important restant les bénéfices matériels des échanges. Les guerres, elles, sont secondaires (alors même que la limitation des rivalités militaires fut la première raison évoquée à l’ouverture de cette conférence). En définitive, sous prétexte de défendre la liberté et l’égalité du commerce, les signataires de la Conférence de Berlin vouent le Congo à la «jungle» économique et à ses corollaires. Dans la réalité, les concepts d’égalité et de liberté défendus dans les trente-huit articles de l’Acte général ne seront jamais respectés, car Léopold maintiendra sur le Congo un monopole très serré, des taxes et des droits de douanes multiples. Mais ces exigences, semblables à celles que pourrait défendre un État digne de ce nom, ne seront en vérité appliquées que pour assurer la fortune personnelle du roi. En effet, les sommes d’argent seront versées sur le compte privé du roi Léopold, aux dépens des autres États signataires de la Conférence, aux dépens de la Belgique qui aura beaucoup investi pour aider le souverain dans son exploration, et bien entendu aux dépens du peuple colonisé.

Vers l’État « indépendant » du Congo

En ce qui concerne l’attribution de cette colonie à un pays précis, le principe de l’effectivité est établi. Cela signifie que le pays qui sera le plus efficace dans l’entreprise coloniale aura droit et reconnaissance d’annexion de ce territoire par les pays concurrents. Les modalités de cette « effectivité » ne sont pas précisées. Près d’une décennie est passée depuis la première conférence géographique organisée par le roi à Bruxelles. Léopold est le personnage d’envergure internationale qui aura le plus œuvré et investi pour rendre accessible cette partie du globe. Les nations voisines ont suivi avec intérêt les travaux de l’Association internationale du Congo (AIC).

Accorder ce territoire à une entité neutre ne peut que conforter les colonisateurs dans leurs convoitises respectives. Puisque les modalités d’une occupation léopoldienne permettent de résoudre les trois litiges principaux dont la Conférence se veut la modératrice, la balance finit petit à petit par pencher en faveur du roi. Le «commerce de toutes les nations [jouissant] d’une liberté complète» serait assuré par lui, sans présence réelle de l’État belge sur le territoire, et dans la garantie du libre-échangisme. Dans un de ces subreptices glissements dont Léopold avait le secret, l’AIC est progressivement reconnue par les pays assemblés comme étant un état souverain «fondé à signer, au même titre que quatorze homologues, l’Acte général de la conférence».

Quelques mois plus tard, le 29 mai 1885, un décret transforme l’Association en État indépendant du Congo (EIC). L’AIC devient l’EIC. Et au milieu du mois de juillet, Léopold en est déclaré roi. Il ne se rendra jamais au Congo. Il en sera pourtant le souverain pendant vingt-quatre ans, jusqu’en 1908. Il en sera également le propriétaire privé, l’État belge n’étant d’abord pas intéressé ni concerné par l’aventure. Possession octroyée à titre personnel à une tête couronnée, liberté de commerce totale garantie pour toutes les compagnies et tous les états coloniaux, neutralité de l’État quant aux dissensions politiques : tous ces aspects feront du Congo belge un cas à part dans l’histoire de la colonisation.

Comme le déclare Elikia M’Bokolo dans Le livre noir du colonialisme”«ces abracadabrants arrangements juridiques, réalisés avec l’accord de toutes les puissances européennes et des États-Unis d’Amérique [X], ont donné naissance à un régime de conquête coloniale qui a façonné le colonialisme naissant dans l’ensemble de l’Afrique centrale et dont les effets continuent de se faire sentir dans cette région jusqu’au début du XXIe siècle».

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