En 1965, Ernesto Guevara a disparu. La CIA le croit mort. En vérité, le comandante a repris, les armes à la main, la lutte contre l’impérialisme au Congo. Il y restera seulement sept mois. L’échec est retentissant. En voici le récit, fait d’extraits de « Passages de la guerre révolutionnaire: le Congo », d’Ernesto Che Guevara, Ed. Métailié.
Le 1er avril 1965, trois hommes ont embarqué à l’aube de l’aéroport de la Havane dans un appareil soviétique qui assure les vols jusqu’à Moscou. Trois passagers peu ordinaires : encadrés par deux gardes du corps, un individu effacé, au costume gris, cravate, lunetté, plutôt replet, qui ne pipe mot. Personne n’a reconnu sous cet accoutrement de notaire poussiéreux le combattant de la sierra Maestra, Ernesto Guevara. A Dar-es-Salaam, dernière escale d’un long périple, l’ambassadeur cubain en Tanzanie ne peut croire que sous ce maquillage se cache le Che.
Que vient-il faire incognito en ces terres africaines? Pour le comandante, mis à part le Vietnam, le front anti-impérialiste le plus chaud est celui l’ancien Congo-Léopoldville (futur Zaire). C’est au Congo, répète-t-il, que se situe la frontière du colonialisme. Ce pays, le plus riche d’Afrique, risque de se transformer en une colonie des États-Unis, car les Belges, ne sont que leurs prête-noms. La lutte du Congo triomphera, si elle est bien dirigée’’. Avec l’aval de Castro, pas fâché de voir partir cet homme d’exception qui exaspère les camarades soviétiques par des discours iconoclastes, le Che reprend les armes au Sud-Kivu à la fete d’un petit groupe de barbudos. Il brûle d’impatience.
Le 24 avril, enfin, il est à pied d’oeuvre sur la rive ouest du lac Tanganyika. Toujours pour préserver la clandestinité de l’opération, il donne aux volontaires cubains des numéro en swahili. Lui-même, s’octroie le chiffre 3, Tatu. Très vite, il s’aperçoit de la « réalité congolaise ». »Le commandant Tatu, écrit Pierre Kalfon dans sa remarquable biographie réservée au Che (1), ne sent pas que dans ce contexte d’antagonismes locaux violents, les concepts de révolution et d’impérialisme n’ont pas le même sens pour ses interlocuteurs que pour lui ».
Batailles libératrices? Guevara n’en livrera aucune. Au mieux, quelques funestes embuscades, mal préparées par de petits chefs locaux sans formation militaire ni conviction idéologique. Un désastre d’autant plus prévisible que les autorités politiques sont loin du théâtre d’opérations sont, au fond, ils se moquent. C’est la condition du Che lorsqu’il rencontre l’insaisissable et fuyant Laurent-Désiré Kabila, le futur « libérateur » du Zaïre. Il méprise cet homme venu, désinvolte, observer la marche de la révolution congolaise, accompagné d’accortes mulâtresses et de caisses de whisky. « Nous sommes là pour y rester au moins cinq ans », avait annoncé Tatu, à ses combattants.
Las! L’aventure africaine ne dépassera pas 7 mois. Ce sera, il l’écrira, « l’histoire d’un échec ». Elle est aujourd’hui contenu dans la publication inédite des carnets de route de Che, intitulée ‘’Passages de la guerre révolutionnaire : le Congo » (2). Jusqu’alors, seuls quelques fragments de cet épisode avaient été divulgués, notamment grace au travail de l’écrivain mexicain Paco Ignacio Taïbo. Il avait alors tenté de reconstituer les pièces manquantes de cette année mystérieuse où le numéro deux cubain avait disparu, au point que la CIA avait prétendu qu’il était mort. Pour la première fois, le Che se livre à une sévère autocritique.
Morceaux choisis : Tatu Congo
Une armée parasite
Aujourd’hui, nous pouvons dire que la meilleure discipline apparente sur les fronts était une vue de l’esprit, et que les trois aspects sur lesquels nous devrions insister – le tir, la technique des embuscades et la concentration des unités en vue d’attaques – ne se concrétisèrent jamais au Congo. Les groupes avaient un caractère tribal et ne connaissaient que la guerre des positions, les combattants occupaient ce que l’on appelle là-bas des »barrières ». Ces barrières étaient situées en général à des endroits bien choisis d’un point de vue tactique, sur des collines très hautes, difficiles d’accès. Mais les hommes y menaient une vie de cantonnement, sans réaliser d’actions ni recevoir d’entraînement, confiant dans l’inactivité de l’armée ennemie et comptant pour leur ravitaillement sur les paysans.
Ces derniers, devaient leur apporter la nourriture et était souvent victime de vexation et de mauvais traitements. La caractéristique fondamentale de l’Armée populaire de libération était d’être une armée parasite qui ne travaillait pas, ne s’entraînait pas, ne luttait pas, exigeait des habitants qu’ils la ravitaillent, parfois avec une dureté extrême. Les paysans étaient exposés à des exactions des groupes descendus de leur cantonnement avec une permission, qui exigeaient des vivres supplémentaires et qui, très fréquemment, mangeaient les poulets et toutes les denrées un peu précieuses tenues en réserve. […].
Kabila est arrivé
Je me sentais à ce moment là plutôt pessimiste, mais je descendis avec une certaine joie, le 7 juillet, quand on m’annonça que Kabila était arrivé. Enfin ! Le chef se trouvait sur le lieu des opérations. Il se montra cordial, mais fuyant. J’évoquais ma présence comme un fait accompli et je me contenais de lui fournir des explications plusieurs fois répétées sur les motifs qui m’avaient fait arriver sans prévenir sur le territoire congolais. Je lui parlai d’en avertir le gouvernement tanzanien mais il éluda la question et la remit à plus tard. Il était accompagné de deux de ses asiates le plus proches, la Camarade Masengo, à présent chef-d’état major, et le ministre des relations extérieures Nbagira (il y avait à ce moment-là deux ministres des Relations extérieures, car Nbenyé avait toujours le sien, Kanza).
Il était en forme et me demanda ce que je voulais faire. Je lui répétait évidemment ma vielle rengaine : je voulais aller au front. Ma mission fondamentale, celle où je pouvais utile, état de former des cadres, et les cadres, on les formes à la guerre, sur le champ de bataille, pas à l’arrière. Il exprima ses réserves, car un homme tel que moi, utile pour la révolution mondiale, devait être prudent. J’expliquais que je ne pensais pas me battre en première ligne, mais être en première ligne avec les soldats, et que j’avais assez d’expérience pour savoir comment être prudent; je n’allais pas chercher des lauriers à la guerre, mais remplir une tache concrétè, celle que j’estimais la plus utile pour lui, car elle pouvait contribuer à émergence des cadres efficaces et loyaux.
Dans la peau d’un stagiaire
Comme d’habitude, je faisais dans mon journal de compagne l’analyse du moi écoulé (juillet) : »Légère amélioration par rapport au mois précédent; Kabila est venu, il est resté cinq jour et est reparti (à Kigoma,en Tanzanie), ce qui a accentué les rumeurs sur sa personne. Ma présence ne lui plait pas, mais il semble l’avoir acceptée pour le moment. Jusque-là, rien ne laisse penser qu’il est l’homme de la situation. Il laisse passer le temps, et ne s’intéresse qu’aux querelles politiques, et tout indique qu’il est trop porté sur la boisson et sur les femmes. Sur le plan militaire, après le désastre de Front-de-Force, celle de Katenga, il faut relever de petits succès, deux petites actions à Kabimda, l’embuscade du front-de-force, celle de Kantenga avec l’incendie d’un pont. D’autre part, il y a un certain début d’entraînement, et l’on annonce la recherche d’hommes de meilleurs qualités sur d’autres fronts. La détestable méthode de répartir les armes sans ordre ni concertation perdure. Mon impression est que l’on peur avancer, même à rythme très lent, et qu’il y a une chance pour que Kabila me laisse tenter quelque chose. Jusque-là, je me sens plutôt dans la peau d’un stagiaire ».
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Ernesto ‘Che’ Guevara (à gauche) et des combattants cubains dans un camp au Congo, en 1965 (AFP)
Le ‘’Show du Cosmonaute’’
L’important était d’organiser le »show »: le général Moulane mit la sa tenue de combat, qui consistait en un casque de moto recouvert d’une peau de léopard, ce qui lui donnait un air assez ridicule, et lui valut d’être surnommé le ‘‘cosmonaute ». En marchant très lentement et en nous arrêtant tous les trois pas nous arrivâmes à Baraka, un petit village au bord du lac, où nous pûmes apprécier tous les signes de la désorganisation si souvent énumérés ici. Baraka présentait les traces d’une certaine prospérité passée., il y avait même une usine d’emballage de coton, mais la guerre avait ruiné tout le monde, et la petite fabrique avait été bombardée. Mbolo était situé à environ 30 km au nord, au bord du lac. On y va par un chemin en très mauvais état parallèle à la rive du lac. Tous les 1000m environ, nous tombions sur ce qu’ils appelaient des barrières, avec deux morceaux de bois et un bout de corde, ils improvisaient un signal d’arrêt, qui avait la solidité du fil qui le formait, et l’on exigeait leur papier des voyageurs. Étant donné le manque d’essence, les seuls voyageurs étaient les fonctionnaires, et le seul effet de tous ces petits groupes était de disperser les forces au lieu de les rassembler.
A Mbolo, une relève était prévue, les soldats qui voyageaient dans le camion d’escorte devaient en remplacer trois qui repartaient à Fizi en permission; on organisa une parade militaire couronnée par un discours du générale Moulane. Là, le ridicule atteignit un niveau chaplinesque, j’avais l’impression de voir un mauvais film comique, je m’ennuyais et j’avais faim; pendant que les chefs poussaient des cris tapaient violemment par terre et effectuaient de redoutables demi-tours, les pauvres soldats allaient et venaient, apparaissaient et disparaissaient, faisaient leurs manœuvres.
Le chapelet des mensonges
Cher Fidel,
J’ai reçu ta lettre qui a provoqué en moi des sentiments contradictoires, sachant qu’au nom de l’internationalisme prolétarien nous pouvons commettre des erreurs très coûteuses. Je suis, de plus, personnellement inquiet qu’en raison de mon manque de sérieux quand j’écris, ou parce que tu ne comprends pas totalement la situation, l’on puisse penser que je suis victime de la terrible maladie du pessimisme sans cause. […]. Mais le plus grave, c’est l’état d’esprit qui règne parmi les groupes de notre zone, la seule qui a des contacts avec l’extérieur. Les dissensions entre Kabila et Soumaliot sont de plus en plus sérieuses et servent de prétexte pour continuer à livrer des villes sans combattre.
Je connais assez Kabila pour ne pas me faire d’illusions sur lui. Je ne peux pas en dire autan de Soumaliot, mais je dispose de suffisamment d’antécédents, comme le chapelet de mensonges qu’il vous a fourgué, le fait que lui non plus ne daigne pas venir sur ces terres maudites de Dieu, ses nombreuses cuites à Dar-es-Salaam où il vit dans les meilleurs hôtels et le genre d’alliés qu’il a ici face à l’autre groupe. […]
Pas un seul geste de grandeur
En fait, l’idée de rester continua à tourner dans ma tete jusqu’aux dernières heures de la nuit, et peut-être ne pris-je jamais de décision, me contentant d’être un fuyard parmi les autres. La façon dont les congolais voyaient l’évacuation me paraissait insultante pour nous. Notre retrait n’était qu’une simple fuite et, pire encore, nous étions complice d’une manoeuvre pour les laisser sur place. D’un autre coté, qui étais-je, moi, maintenant ? J’avais l’impression qu’après ma lettre d’adieu à Fidel les camarades commençaient à me voir comme un homme d’autres horizons, un peu éloigné des problèmes concrets de Cuba, et je n’osais pas exiger d’eux le sacrifice final de rester.
Ernesto ‘Che’ Guevara (à gauche) et des combattants cubains dans un camp au Congo, en 1965 (AFP).
Je passai les dernières heures solitaire et perplexe, finalement, à 2 heures du matin, apparurent les bateaux avec l’équipage cubain arrivé l’après-midi même et qui s’était mis tout de suite en route. Il y avait trop d’hommes pour les embarcations et il était déjà très tard, je fixai comme limite de départ 3h du matin; à 5h30, il ferait jour et nous serions au milieu du lac. L’évacuation s’organisa; les malades montèrent, puis tout l’état-major de Marengo, une quarantaine des personnes qu’il avait choisies, tous les cubains montèrent et commença alors un spectacle douloureux, lamentable, bruyant et peu glorieux; il me faillait repousser des hommes qui me demandaient en suppliant qu’on les emmène; il n’y eut pas un seul geste de grandeur dans ce retrait, ni un seul geste de révolte. Les mitrailleuses et les hommes étaient prêts au cas où, comme c’était la coutume, on aurait voulu nous intimider en attaquant depuis la terre, mais rien de cela ne se produisit, rien que des gémissements tandis que le chef des fuyards proférait des imprécations au fur et à mesure que l’on détachait les amarres.
«Ne sachant pas si oui ou non on avait affaire à des rebelles, on les faisait interroger par nos soldats, qui, eux, naturellement, ont la manière de poser les questions pour avoir la bonne réponse… » Claude Déom, ancien mercenaire au Congo. Ici, des mercenaires avec des soldats congolais, en 1965. © Claude Déom.
Ma responsabilité est grande
J’ai appris au Congo; il y a des erreurs que je ne referai plus, d’autres qui se répéteront peut-être, et j’en commettrai sans doute de nouvelles. J’en suis reparti dans doute avec une foi plus grande que jamais en la guerrilla, mais nous avons échoué. Ma responsabilité est grande; je n’oublierai pas la défaite ni ses précieuses leçons.
Que nous réserve l’avenir du Congo? La victoire, bien sûr, mais elle est lointaine. La lutte de libération contre les pouvoirs coloniaux d’un type nouveau présente des difficultés extrêmes en Afrique. De fait, il n’y a aucun exemple de lutte ayant complètement débouché sur la victoire, la Guinée dite portugaise est la démonstration non terminée d’une guerre du peuple bien conduite, mais contre le colonialisme, l’Algérie ne doit pas être considérée comme un exemple utile pour nos expériences, car la France avait développée des formes néocoloniales que l’on peut qualifier de particulière à l’intérieur de de son oppression coloniale. Le Congo abrite la lutte de libération la plus acharnée et la plus cruelle, et c’est pour cela que l’étude de cette expérience nous fournira des idées utiles pur l’avenir […].
Notes :
- Che-Ernesto Guevara, une légende du siècle; de Pierre Kaflon, éd. Seuil, 757p.
- Passages de la guerre révolutionnaire: le Congo, d’Ernesto Che Guevara, éd. Metailié, 248p.
Article publié dans Marianne, septembre 2000.