Entretien* avec Macaire MANIMBA, Historien, Professeur des universités | Propos recueillis par Bob KILONGO, journaliste.
Professeur, Bonjour !
Pourquoi présentez-vous Panda Farnana comme un personnage oublié de l’histoire du Congo ? Qu’a-t-il fait de si important pour notre pays pour pouvoir le sortir de l’ombre ?
Panda Farnana peut être considéré comme le premier nationaliste congolais, qui mena une lutte acharnée pour la reconnaissance des droits de ses compatriotes congolais. Au fait, de tous les jeunes congolais emmenés en Belgique pour y étudier (les Belgicains) depuis la fin du XIXe siècle, Panda est sans conteste l’un des seuls qui parvint à faire parler de lui à cause de l’action nationaliste qu’il mena dans la défense des droits et des aspirations des populations du Congo belge.
Pouvez-vous nous donner très rapidement sa biographie ?
Paul Panda Farnana naquit à Nzemba, près de Banana dans le Kongo Central en 1888, soit trois ans après la naissance de l’Etat Indépendant du Congo. Fils du chef médaillé Luizi Fernando (Luis Fernao), il hérita vraisemblablement de son nom « Farnana » (Franao). Baptisé très probablement à la colonie scolaire de Boma où il entame son instruction, il est admis aussitôt à l’Athénée d’Ixelles à Bruxelles. Il arrive à Belgique le 25 avril 1900, à l’initiative de son patron belge qu’il accompagnait mais deux ans plus tard, celui-ci mourut, laissant son protégé congolais aux soins de sa sœur qui habitait Bruxelles. A l’Athénée d’Ixelles il fit des études secondaires jusqu’en 3e moderne (ce qui correspond plus ou moins à la 4e Math-Physique ou Commerciale).
En octobre 1904, il réussit l’examen d’entrée à l’Ecole d’horticulture et d’agriculture de Vilvorde om il fut diplômé avec « distinction » le 7 septembre 1907 et obtint en plus le « certificat de capacité » de cultures tropicales. Ensuite, pour compléter sa formation, il s’inscrivit, l’année suivante, comme élève régulier à l’Ecole supérieure d’Agriculture tropicale à Nogent-sur-Marne, près de Paris en France, où il obtint le « certificat d’études ». Pas du tout. Après ses études à Nogent-sur-Marne en France, il alla suivre également des cours à l’Ecole supérieure commerciale et consulaire de Mons en Belgique, ce qui lui permit de maîtriser l’anglais et de le parler convenablement.
Que devient Panda Farnana après ce long parcours scolaire ?
Il devient une personnalité intellectuelle sur laquelle la Belgique peut compter. Le ministre des colonies l’engage en qualité de « chef de Cultures de 3e classe ». C’est avec ce grade qu’il retourne au Congo le 1er juin 1909. Il est immédiatement affecté au jardin botanique d’Eala près de Coquilhatville (Mbandaka) où il s’occupa de l’instruction théorique des élèves et est confirmé dans son grade. Au terme de son mandat, il regagne la Belgique le 21 juin 1911 et, sitôt arrivé le 12 juillet, il reçoit la distinction de l’« Etoile service ». Après cela, il réembarque le 16 décembre 1911 pour le Congo où il est nommé directeur de la station agricole de Kalamu, après quelques séjours dans d’autres services. Mais ce fut pour une courte durée. A la suite de difficultés avec son supérieur hiérarchique, et comme il ne pouvait pas encore occupé ses nouvelles fonctions dans la territoriale, il obtint un congé anticipé et repartit pour la Belgique.
Entre-temps la Première Guerre mondiale éclate en juillet 1914. Est-ce la fin de sa carrière dans les services coloniaux ?
On peut dire ça, oui. Il ne retrouvera plus jamais l’administration coloniale pour la simple raison qu’il va s’engager dans le Corps de Volontaires congolais qui se constitue de fonctionnaires de la colonie et de compagnies coloniales, aux côtés de deux autres « Congolais authentiques » : Joseph Adipanga et A. Kudjabo. Tous trois seront faits prisonniers par les Allemands. Paul Panda le restera jusqu’à la fin de la guerre. Libéré, il regagne la Belgique où il réussit à obtenir une mise en disponibilité à partir d’avril 1919, pour convenances personnelles.
Que cachait cette demande de mise en disponibilité pour convenances personnelles ?
A mon avis, cette demande de mise en disponibilité cachait des ambitions politiques évidentes. Parce que tout de suite après cette demande de mise en disponibilité, il devient homme politique et choisit de s’installer à Bruxelles, où il reste en contact tant avec les milieux coloniaux de la capitale qu’avec ses compatriotes résidant en Belgique. Avec ces derniers, il fonde en novembre 1919 « une société de secours et de développement moral et intellectuel de la race congolaise » appelée l’Union congolaise. Celle-ci regroupe une douzaine de Congolais et est mise sous la haute protection du ministre libéral des colonies Louis Franck et du ministre de la Justice, le leader socialiste Emile Vandervelde.
Cette première initiative inaugure ainsi son combat politique d’autant qu’à présent il atteint le degré de conscience auquel le colonisé n’accède qu’après avoir franchi deux étapes préliminaires. Dans un premier temps, en effet, l’intellectuel colonisé aspire à assimiler la culture du dehors et il en est fier. Par la suite, il se met à « se souvenir » de son passé et il est gêné de son état. Puis il atteint l’étape dite « de combat » où il se pose en « réveilleur » de conscience et accepte d’assumer sa différence (Franz Fanon). Désormais, Panda ne perdra aucune occasion de fulminer contre l’occupation européenne du Congo. D’est d’ailleurs sur ses insistances qu’un « monument du souvenir congolais » sera érigé à Léopoldville le 11 juillet 1927 en hommage aux soldats congolais morts pendant la guerre.
On estime qu’à partir de 1920 Mfumu Panda participa activement aux grands débats concernant l’avenir de l’Afrique et du Congo. Existe-t-il des témoignages à cet égard ?
A propos des débats, je dois dire qu’il prit personnellement part au premier Congrès colonial national (18-20 décembre 1920) et au deuxième Congrès panafricain (28 août-5 septembre 1921). Le premier Congrès colonial avait un ordre du jour précis, où devaient être évoquées de manière successive, des questions d’ordre humanitaire et civilisateur (première journée), des questions économiques (deuxième journée) et des questions administratives (troisième journée). En tant que président de l’Union congolaise, il avait des points de vue à faire prévaloir dans chacun de ces domaines. C’est d’ailleurs au cours de ce congrès qu’il fit la connaissance de l’abbé Stefano Kaoze, premier prêtre catholique congolais alors secrétaire du vicaire apostolique du Haut-Congo. Si vous permettez, je vais très rapidement vous lire deux des positions défendues par ce premier nationaliste congolais :
A propos de l’éducation :
Dans chaque province on devrait avoir une école centrale normale, une dans chaque district et plus tard, une dans chaque grande chefferie… Notre budget de l’instruction devrait être plus élevé. Si l’autochtone était convaincu que l’impôt serait destiné à l’instruction de ses enfants, il paierait certainement un ou deux francs de plus par tête et par an. Il faut que les Congolais comptent sur eux-mêmes pour répandre d’une façon rationnelle l’instruction partout.
En ce qui concerne le travail forcé, Panda rappela ce qui suit : « Nous avons protesté parce qu’il fallait assurer au Noir la sécurité… Pour arriver, la Belgique devra veiller à ce que l’exécution des décrets et des ordonnances soit mieux garantie ».
Par rapport à la politique indigène il déclara :
Les indigènes ne peuvent… être dépouillés de leurs biens. Ils sont véritablement maîtres de leurs terres et leurs chefs conservent leur pouvoir. Dans une protestation que j’ai adressée à la Commission permanente de colonisation et au Conseil colonial, j’ai exprimé le vœu de voir mes compatriotes participer à la politique et à l’administration de la colonie et préconisé la création d’un Conseil chargé des affaires indigènes. En effet, au Congo, l’aborigène n’est représenté nulle part au sein des divers conseils de la colonie.
Toujours en 1920, Mfumu Paul Panda fit savoir aux autorités belges que « jusqu’ici la colonisation du Congo n’a été que du vandalisme de ‘‘civilisateur’’ au profit de l’élément européen ». On a peine à croire que de pareilles déclarations aient pu être faites en 1920, en face de l’autorité coloniale.
Que représentaient pour Panda Farnana les congrès panafricains ?
Pour notre premier nationaliste, les congrès panafricains ont dû être une occasion de s’exprimer mais aussi d’apprendre, au contact avec des Noirs d’autres régions du monde. Au deuxième Congrès panafricain, session de Bruxelles, lors de la séance du 11 septembre 1919, il fit un exposé sur « l’historique de la civilisation nègre sur les rives du Congo » où il s’appuya sur l’existence, dans le passé, de relations égalitaires pour proposer l’admission des chefs noirs au sein des conseils de gouvernement au Congo belge ; il exprima le souhait, sur un plan plus général, que des diplomates nègres soient présents au sein des commissions internationales, comme celles de Genève, afin de surveiller l’administration des mandats.
Panda prit part également la session de Paris au cours de laquelle Dubois déclara que nulle part au monde un Noir ne pouvait être en sécurité, aussi longtemps que des Noirs seraient exploités en Afrique ou lynchés aux Etats-Unis.
Comment pouvez-vous décrire les rapports de Panda avec la presse coloniale et les fonctionnaires coloniaux ?
Ces rapports ne furent jamais bons pour des raisons qu’on peut aisément imaginer. A titre d’exemple. Le journal L’Avenir colonial belge s’illustra par des propos injurieux envers Panda, du fait de ses interventions au Congrès colonial et devant d’autres tribunes. Certains fonctionnaires coloniaux paternalistes prétendaient savoir mieux que lui ce qu’il fallait faire pour décoloniser. Ils poussèrent l’audace jusqu’à lui faire la leçon : «
Quand, comme vous, on est intellectuel noir ; quand, comme vous, on a un diplôme de Nogent-sur-Marne et un autre de Vilvorde ; quand, comme vous, on aime ses frères de race et que l’on désire se vouer à son émancipation ; quand, comme vous, on aime le Congo – votre pays d’origine – et que l’on désire sincèrement travailler à sa grandeur et à son développement, on n’habite pas Bruxelles (ACB, 30 janvier 1921).
Attaqué continuellement par la presse belge, vilipendé comme jamais auparavant, Mfumu Paul Panda décide de retourner définitivement au Congo sa terre natale. Comment cela se passe-t-il ?
En 1929, Mfumu Panda prend la décision la plus importante de sa vie et revient s’installer à Nzemba, son village natal près de Banana au Kongo Central. Là, il fait construire une chapelle et une école dédiée à Saint Paul, son saint patron. Apparemment l’administration coloniale n’a pas besoin de lui comme commissaire de district, bourgmestre de cité ou fonctionnaire d’entreprise. Les autorités coloniales de Boma la capitale l’ignorent. Même quand il tombe gravement malade. Personne ne s’en occupe. Le 12 mai 1930, Panda meurt dans son village, moins d’un an après son retour d’Europe. On ne connaît pas les circonstances de sa mort survenue alors qu’il n’avait que 41 ans. Au Congo, l’événement passa inaperçu. Par contre, à Bruxelles, l’Union congolaise fit célébrer une messe à l’église de l’abbaye de la Cambre le 1 juillet 1930. Il y eut une assistance nombreuse. Dans tous les discours prononcés à cette occasion, Panda est présenté comme l’une des figures de proue du processus de lutte contre la colonisation.
Une dernière question pour terminer. Pourquoi le souvenir de l’action de Paul Panda ne s’est-il pratiquement pas transmis aux générations congolaises qui suivirent ?
Je n’y vois qu’une explication : l’administration coloniale préféra taire ce grand nom parce que trop évocateur. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, quelques jours après sa mort, en juin 1930, le gouverneur général A ? Tilkens signa une circulaire relative à « l’émigration des Noirs en Belgique ». Le texte en est laconique et les termes particulièrement bien choisis :
J’ai l’honneur de porter à la connaissance du personnel de la colonie, qu’eu égard aux inconvénients multiples, voire aux dangers résultant du séjour des Noirs en Belgique, j’ai décidé d’interdire désormais aux fonctionnaires et agents rentrant en congé, d’amener des Noirs avec eux. Je rappelle aux auditeurs que cette circulaire n’était qu’une confirmation de « l’interdiction provisoire » qui avait déjà été ordonnée par son prédécesseur, le gouverneur général E. Fuchs (cf. Circ. du 13 juin 1913).
Même les évolués congolais n’avaient rien fait pour cultiver la mémoire de Mfumu Panda. Soucieux de demeurer dans les bonnes grâces du pouvoir colonial, ils ne purent en évoquer le souvenir, sous peine de perdre leurs avantages matériels ou d’aggraver leur situation.
Source image: https://nl.wikipedia.org/wiki/Paul_Panda_Farnana
* Cet entretien a fait l’objet d’une émission diffusées sur les ondes de Radio Maria RDC Station de Kinshasa