Entretien* avec Macaire MANIMBA, Historien, Professeur des universités | Propos recueillis par Bob KILONGO, journaliste.
Nous allons aujourd’hui parler de la révolte des Pende, une tribu que beaucoup d’auditeurs ne connaissent peut-être pas. Pouvez-vous aider à situer géographiquement la tribu Pende en République Démocratique du Congo ?
Venons-en à la révolte comme telle. D’abord, aidez-nous à comprendre le contexte général dans lequel se situe le soulèvement des Pende contre l’autorité coloniale dans les années 1930.
Avant et après la grande dépression économique de 1929-1930, les Pende du Bandundu durent supporter toutes sortes d’humiliations et d’exactions de la part de certains agents territoriaux et commerciaux. Plusieurs d’entre eux se virent contraints de quitter leurs villages pour aller travailler à Leverville, à Mwebe, à Bangi, à Indele ou encore à Tango, en qualité de coupeurs de noix palmistes, le tout pour des salaires de misère. Quant aux hommes, qui espéraient rester en paix au village, ils devaient, de toute façon, fournir régulièrement les noix de palme aux factoreries des firmes CK, Madail, etc.
Tous risquaient ainsi leur vie en grimpant aux palmiers longs de 6 à 11 m pour cueillir à l’aide d’une machette des dizaines de régimes de noix. Même leurs épouses, qui n’avaient jamais signé de contrat avec les compagnies huilières, se retrouvèrent piégées et impliquées, malgré elles, dans ces affreuses opérations de collecte des noix. Elles devaient, à leur tour, « parcourir à pied des distances atteignant dix kilomètres le long de chemins forestiers, en transportant sur la tête un régime de noix de palme pesant vingt à trente kilos ».
Vivant dans ces conditions misérables, avec des journées de travail harassantes et interminables, plusieurs de ces coupeurs de la première génération ne purent résister longtemps. Ils crevaient de faim, tombaient malades sans recevoir des soins appropriés. Ceux qui mouraient à Leverville étaient immédiatement remplacés par d’autres, plus jeunes et plus robustes, recrutés eux aussi de force. Les veuves et les enfants de ces infortunés, abandonnés à leur triste sort, s’arrangeaient comme ils pouvaient pour retourner chez eux au village. La situation tournait vraiment mal pour eux !
Devant ces traitements inhumains et dégradants, les Pende en vinrent à douter de la bonne foi de l’administration coloniale. Ployant sous le poids du fisc et poussés à bout, ils décidèrent, sous l’instigation des lemba (anciens) d’en découdre. Le 8 juin 1931, ils tuèrent et dépecèrent un agent territorial, Maximilien Ballot (ressortissant belge de Gembloux), à Kilamba. Ce fut le signal de la révolte des Pende contre les Blancs.
En vous écoutant, on imagine le caractère violent non seulement de la révolte mais aussi de la répression orchestrée par l’administration coloniale. On en parlera. Mais avant cela, rappelez-nous quelques causes à l’origine du soulèvement des Pende du Kwilu.
Parmi les causes les plus significatives il y a l’oppression du système colonial, la crise financière et économique mondiale de 1929-1930, la pression fiscale, la rivalité entre les clans pende des chefferies Gombambulu (en territoire de Kikwit) et Yongo (en territoire de Kandale) ; tout cela exacerbé par l’ingérence de l’administration coloniale dans la désignation des chefs médaillés, le recrutement forcé de la main-d’œuvre, la pression des compagnies commerciales (HCB et CK) sur les paysans aussi bien dans le domaine des prestations que dans celui de la fourniture des noix palmistes, les abus exercés sur les femmes pende par des fonctionnaires blancs désireux d’obtenir des faveurs sexuelles, et bien d’autres humiliations infligées aux paysans. Trois d’entre eux, Burnotte, Collignon et Van Hombeek, prenaient souvent la vilaine habitude d’abuser sexuellement de femmes mariées voire des jeunes filles pende, souvent, sans payer l’indemnité comme le prescrivait la coutume locale.
Ce qui, aux yeux de nombreux indigènes pende constituait un affront intolérable. Mais le facteur déclencheur de la révolte a été le meurtre par les Pende de l’agent territorial Balot, un sujet belge originaire de Gembloux. Il faut ajouter à cela le fait qu’entre 1930 et 1931, le recrutement de la main-d’œuvre pour le réaménagement (construction) du chemin de fer Matadi-Léopoldville (Kinshasa) et la perception de l’impôt qui l’accompagnait eurent pour conséquence la dépopulation de la plupart des villages pende.
Apparemment, c’est déjà en janvier 1931 que les Pende commencent véritablement à protester contre le système oppressif colonial…
Oui. Lorsqu’en janvier 1931, l’agent territorial Burnotte, accompagné du chef Yongo (Mbundi a Gamoni), arrive à Kilamba en territoire de Kandale, il trouve le village complètement vidé de ses hommes. En réaction, Burnotte ordonne à ses hommes de piller le village (sukula bwala) et promet aux villageois d’y retourner prochainement.
Burnotte reviendra effectivement à Kilamba, le 13 mai, en compagnie d’un agent recruteur des HCB, Van Hombeek, et du chef Yongo.
La situation qu’il trouve en ce moment est bien pire qu’en janvier précédent. Les chefs de village refusent de collaborer. Ils trouvent même toutes sortes d’excuses pour ne pas fournir des coupeurs en nombre suffisant. D’ailleurs la plupart des hommes ont abandonné le village pour se cacher en forêt. Burnotte ne tolère pas la négligence des chefs de village. Pour donner l’exemple, il prend toutes les femmes bapende en otage pour obliger les hommes en fuite à se soumettre. Sur ses ordres, le village Kilamba est une nouvelle fois razzié. La désolation est totale.
Malgré cela, Burnotte et Van Hombeek décident de prolonger tranquillement leur séjour à Kilamba jusqu’au 16 mai. Ils sont rejoints, entre-temps, par trois autres agents blancs de la CK, Collignon (gérant de la factorerie de Bangi), Koudiakoff (gérant du poste d’Aten) et Pollet (gérant de la CK). Pour tromper la solitude dans la nuit des tropiques, ces agents se saoulent et s’arrogent, comme ils peuvent, leur droit de cuissage : Le soir, Burnotte et Collignon font venir chacun une des femmes du village et couchent avec elles. Si Burnotte le fait trois jours de suite avec la même femme, nommée Pela, Collignon le fait successivement avec les nommées Kizela et Kafutshi.
La coutume pende veut que l’homme qui a des relations avec la femme d’un autre paie une indemnité au mari. ‘‘Alors, il n’y a pas de palabre’’. Mais Collignon, ivre, omet, contrairement aux usages admis, de payer Kafutshi, qui se trouve être une des deux femmes du nommé Matemo, le futur leader de la révolte. Collignon s’étant plaint à Burnotte de ce que les hommes de certains villages ne fournissent plus de fruits à la factorerie, Burnotte les fait convoquer et fait administrer à ceux qui se présentent de six à douze coups de fouet. Le 16 mai, Burnotte et Van Hombeek quittent Kilamba, après avoir libéré les femmes toujours enfermées dans l’enclos du chef. Ils emmènent dix coupeurs recrutés sur l’ordre du chef médaillé Yongo. Lorsque Matemo apprend par d’autres femmes que Collignon a couché avec sa deuxième femme et n’a rien payé, il décide d’aller réclamer son dû à la factorerie de Bangi.
Il y va le 2 juin. Une discussion éclate. Matemo mord Collignon mais est rossé par les gens de Collignon et chassé, ‘‘revêtu de son seul petit pagne’’.
On retiendra aussi que dans la région, l’agent Collignon trainait derrière lui une très mauvaise réputation à cause de ses mœurs dissolues. Il avait l’habitude d’exercer toutes sortes d’abus sur les femmes et jeunes filles pende pour obtenir d’elles des faveurs sexuelles. On raconte qu’il avait des maîtresses dans presque tous les villages pende où il lui arrivait de séjourner en mission de service.
En dehors de ces abus sexuels sur les femmes pende, on signale également des incidents, notamment la fusillade de Kisenzele, le 29 mai 1931, sans que les autorités ne réagissent avec fermeté.
Au contraire, ces autorités multiplièrent des maladresses, soumirent les paysans à un régime d’arbitraire et mirent la région de l’entre Lutshima-Kwilu en coupe réglée sous prétexte d’y faire régner l’ordre. Mais dans son ensemble, le peuple pende resta attaché à ses traditions et soumis à ses chefs traditionnels. Il suivit les instructions de ses lemba (anciens) et adopta une attitude vertement hostile aux Blancs. Il suffisait d’une petite provocation de la part de ces derniers pour que la révolte éclate. L’occasion se présenta lorsque l’agent territorial Maximilien Balot, nouvellement arrivé dans la région, reçut de Van Inthout, administrateur territorial de Kandale, le mandat de se rendre à Kilamba pour enquêter sur la plainte de Collignon contre Matemo dit Mundele Fundji.
L’agent Balot s’était-il rendu à Kilamba comme le lui avait demandé l’administrateur du territoire de Kandale ?
Balot arrive le 7 juin 1931 à Lukalama et trouve le village vide. Ses messagers arrêtent cependant huit hommes qui tentaient de fuir. Balot convoque le chef Yongo et passe la nuit à Lukalama. Le lendemain, 8 juin, il envoie le chef Yongo prévenir les gens de Kilamba qu’il viendra percevoir l’impôt. Yongo revient annonçant que tous les villageois lui ont dit : ‘‘Va prévenir le Blanc que nous ne voulons pas le voir ici’’.
Balot, qui ne se doute de rien, se rend néanmoins à Kilamba et s’installe au gîte d’Etat, sur la route menant au hangar du Diable. Il voit que devant le hangar, et barrant la route, des hommes armés sont placés en demi-cercle. Balot donne ordre au soldat d’appeler le chef Mafuta pour le paiement de l’impôt. Mais c’est Matemo qui s’avance sur la route. Il crie qu’il n’y a plus d’argent, et il dit au soldat : « Retourne ou je te tue. Mais va dire au Blanc de retourner également ou nous le tuerons ».
Quelle est la réaction de l’agent Balot quand le soldat lui rapporte les propos du leader Matemo ?
Balot est étonné. Il ne peut pas comprendre qu’un Nègre ose défier l’autorité coloniale. Imprudemment, il tire un coup de feu en l’air, pour intimider Matemo. Le chef Yongo, trois messagers et les porteurs ont pris la fuite devant les indigènes qui s’approchaient, laissant seuls Balot, armé de son fusil de chasse, le soldat Ilunga et le messager Lufuki, armés respectivement d’un fusil Gras et d’un Albini. Balot donne ordre au soldat et au messager de tirer et lui-même tire un second coup de feu.
Un indigène est blessé. Matemo dit Mundele Fundji crie : ‘‘Voilà que le Blanc veut nous tuer’’. Il court vers Balot et lui dit : ‘‘Tue-moi’’, en lui tournant le dos. Balot tire mais sans toucher Matemo qui est tombé. Se relevant, Matemo frappe Balot au visage avec son grand couteau. Balot donne un coup de crosse à Matemo et tente de s’enfuir. Il est malheureusement touché au cou par une flèche. Matemo, furieux et excité, poursuit Balot et lui porte un coup de machette dans le dos, lui enlevant presque le bras droit. Trois indigènes, dont Shakindungu, chef de Muenga, Mwata Muega, chef de Kasandji, tirent chacun une flèche sur Balot. Lorsque Balot s’écroule, Shakindungu constate qu’il vit toujours et lui coupe la tête, qu’il emporte en vue de la remettre à Mbumba a Mbedi alias chef Katshinga.
L’agent territorial Balot tué, les paysans bapende s’attendent à la répression. Que va-t-il se passer ?
Le lendemain, le cadavre de Balot est dépecé et les morceaux répartis parmi les notables de quelque huit villages. Ses bagages sont pillés. L’irréparable ayant été commis, les révoltés, rassasiés de vengeance, se préparent dès lors à l’épreuve de force inévitable avec les tirailleurs de la Force publique. Mais la lenteur des communications entre les autorités, et l’insuffisance d’hommes de troupes sur place dans la région retardent longtemps les opérations militaires. Entre-temps, les deux pelotons sous les ordres de l’adjudant-chef Faucon – partis de Bandundu Ville le 4 juin sont arrivés à Pukusu, le 11 suivant.
Ils sont rejoints, le 23, par le commissaire de district Vanderhallen et le commandant Vissers de la Cie en ST (du Kwango), à la tête d’un autre peloton. C’est quand, le 19 juin, les autorités reçoivent la confirmation du meurtre de Balot, qu’elles décident derechef d’ouvrir une enquête et de faire intervenir la Force publique dans la région troublée. Et, par un télégramme chiffré du 26 juin, le commissaire général Wauters transmet les instructions suivantes à Vanderhallen, commissaire du district du Kwango : Prière transformer immédiatement l’occupation en opération de police affectant les territoires de Kikwit et de Kandale et éventuellement les régions voisines. Le commandant du bataillon informe le commandant de la compagnie lui devoir prendre la direction des opérations.
Immédiatement vous vous rendrez sur place pour première enquête. Indispensable que vous ou votre adjoint accompagne le commandant de l’opération. Désire action menée sans
hésitation ni faiblesse. Pratiquez désarmement des indigènes dans régions les troublées suivant décret 16 juillet 1921. Recherchez activement instigateurs mouvement xénophobe. Télégraphiez besoins troupes en renfort si nécessaire.
Dans l’attente d’autres instructions des autorités (gouverneur de la province, commandant du 2e groupement de Léopoldville) Vanderhallen, alarmé par la nouvelle du meurtre de Balot, décide de passer de l’opération de police à l’opération militaire, dont le commandement est confié à Vissers. Le 24 juin à Pukusu, Vissers reçoit de Vanderhallen un ordre de réquisition dont voici le texte : « Briser la révolte, ramener la tranquillité dans les régions troublées et la soumission à l’Etat ».
Source image: https://twitter.com/giressbaggothy/status/1287393734569730053
* Cet entretien a fait l’objet d’une émission diffusée sur Radio Maria RDC, station de Kinshasa.