Le rapport de l’audit de l’Inspection générale des finances (IGF) sur les concessions d’exploitation forestière industrielle en RDC a finalement été publié. Il révèle qu’au moins 18 concessions ont été attribuées en violation du moratoire décidé par l’État congolais depuis 2002. Le rapport pointe du doigt d’ancien ministres de l’environnement, mais aussi des membres de l’administration forestière. Le résultat de cet audit de l’IGF bien que déjà alarmant ne représente qu’une petite portion de l’étendue réelle du chaos dans ce secteur, estiment les ONG de défense de l’environnement. Plusieurs zones d’ombre demeurent encore. Des militants vont plus loin et attendent un audit plus large … et des sanctions !!!
Violation de loi et pillages des ressources forestières
Le rapport de l’IGF dénonce notamment le fait que, sous le couvert des autorisations de cession de concessions forestières, les ministres successifs ont octroyé plusieurs concessions forestières sans paiement des droits dus au Trésor public. L’analyse de la gestion du patrimoine forestier de l’État depuis l’institutionnalisation du moratoire du 14 mai 2002, a permis à l’équipe de contrôle de l’IGF, de relever plusieurs irrégularités à notamment : (1) l’administration forestière n’a pas respecté le moratoire qu’elle a elle-même institué, car elle a délivré, avant la promulgation du Décret 051116 du 24 octobre 2005, plus de 52 titres en violation de l’arrêté no 1941020 du 14 mai 2002 ; (2) 81 titres sur 156 ont été validés par la Commission interministérielle, mais 57 seulement ont été convertis en concessions forestières. Par conséquent, les 75 anciens titres rejetés sont devenus caducs et les superficies afférentes soit 9.779.113 ha devaient retourner dans le patrimoine privé forestier de l’Etat en vertu de l’article 22 du Décret 05/116 du24 octobre 2005 ci-haut cité ; 15 titres ont été librement rétrocédés à l’Etat par leurs titulaires et 1 titre a été résilié pour absence de clauses sociales et de plan de gestion; 3 titres validés par la commission interministérielle sont restés en sursis pour cas de force majeure liée à l’insécurité à l’Est du pays et 5 titres ont fait l’objet de demande de conversion en concession de conservation.
Ces titres devraient pouvoir revenir à leurs détenteurs. Cependant, l’équipe de contrôle a constaté que 9 concessions sur les 15 rétrocédés à l’État par leurs titulaires, ont été alloués de gré à gré à d’autres exploitants, en violation aussi bien du moratoire que du Code forestier en ses articles 65, 71, 82, 83, 84, 86, 87 et 92. Pour l’équipe de contrôle de l’IGF, la rétrocession desdites concessions à l’État par leurs titulaires, devrait entraîner la caducité des contrats signés, la résiliation de ces derniers par arrêtés ministériels ainsi que leur retour dans le domaine privé forestier de l’État. En les allouant à d’autres exploitants et ce, de gré à gré, les ministres auteurs de ces allocations dont les noms sont cités dans le communiqué de Greenpeace Afrique, ont violé aussi bien la loi que le moratoire institué à ce sujet.
D’autre part, sur base des rapports de la Direction Générale des Forêts (DGF) ainsi que ceux de la Direction des Inventaires et des Aménagements de la Forêt (DIAF), 18 contrats de concession forestière totalisant une superficie de 2.512.826 Ha sur les 57 titres convertis, ont été résiliés et les concessions concernées ont été reprises par l’État. Les raisons principales à la base de la résiliation de ces concessions forestières sont : l’absence de plan d’aménagement validé par l’administration ; la cessation d’activité pendant plus de deux années successives ; l’arrêt des activités et le non-paiement de la taxe de superficie ; l’arrêt des activités et de demande de permis de coupe de bois ; l’arrêt des activités et le non-paiement des taxes dues à l’État. Ici aussi, l’équipe de contrôle a constaté que, 12 concessions sur les 18 ont été allouées de gré à gré à d’autres exploitants, en violation du moratoire ainsi que des dispositions pertinentes du Code forestier.
D’anciens ministres de l’environnement dont certains sont aujourd’hui protégés par leur immunité parlementaire et des officiers militaires cités dans ce rapport sont particulièrement visés. Quelques noms sont pointés du doigt. Il s’agit de Robert Bopolo, Bienvenu Liyota, Athys Kabongo, Franck Mwedi Malila, ainsi que les bouillants Amy Ambatobe et Claude Nyamugabo. Mais ce n’est pas que le ministère et, surtout, les ministres de l’Environnement qui sont dénoncés. Pour les auditeurs de l’IGF, l’absence du dépôt de cautionnement par certains forestiers – dont le leader libanais Industrie forestière du Congo (IFCO) – relève d’une application «sentimentale et arbitraire» de la loi. Le recours par des ministres successifs au gré-à-gré pour l’attribution des titres, témoigne de «toute la résistance» qu’ils ont à respecter la loi, «au profit de leur volonté personnelle». Le cadeau fait au général Amisi était du «favoritisme délibéré».
Mais ce n’est pas que le ministère – et, surtout, les ministres – de l’Environnement qui sont dénoncés. L’IGF constate également la «défaillance totale» de la Direction générale des recettes administratives, judiciaires, domaniales et de participations (DGRAD) – dont la directrice n’a pas cru bon de répondre à leurs observations préliminaires. Un total de quatre exploitants sur les 45 répertoriés ont payé la redevance de superficie. Sans doute est-il un peu compliqué pour la DGRAD de recouvrer l’argent des sociétés dont seulement un nombre «très limité» ont pu être localisées par l’IGF, la majorité des adresses étant «inexactes ou tout simplement inexistantes». En cause : «la légèreté de l’administration forestière dans l’identification et le suivi des concessionnaires».
Dommage seulement que la période contrôlée par l’IGF se soit arrêtée mi-2020. C’est au dernier semestre de cette année-là que Claude Nyamugabo s’était livré à une arnaque de plus, à très grande échelle. Il gratifie l’obscure société de courtage Tradelink de concessions dites de «conservation», grandes comme la moitié de la Belgique. Et les vieilles concessions d’exploitation forestière de la géante Norsudtimber, à capitaux portugais, se voient, elles aussi, convertir, en toute illégalité, en concessions de «conservation». D’autres sociétés ont également bénéficié des attentions particulières de M. Nyamugabo.
Eve Bazaiba, le rendez-vous manqué !
En octobre dernier 2021 – à la veille de la COP26 – le président Tshisekedi avait ordonné à la Mme Eve Bazaiba de suspendre immédiatement toute concession forestière «douteuse». En faisant le service minimum deux mois après, Mme Bazaiba a passé aux oubliettes des millions d’hectares d’attributions plus que «douteuses» repérées par les limiers de l’IGF. A ce moment-là les bailleurs de fonds, regroupés au sein de l’Initiative pour la forêt d’Afrique centrale (CAFI) avaient déjà sorti leur chéquier… L’accord qu’ils signent à la COP26 donne le feu vert à la levée du moratoire sur de nouvelles concessions forestières instauré en 2002. La publication de ce rapport de l’IGF avant la fin de 2021 était le tout premier jalon de l’accord de 500 millions de dollars signé par le président Félix Tshisekedi et les bailleurs de fonds en marge de la COP26 en novembre dernier à Glasgow, en Ecosse. Si les autorités congolaises ont allègrement raté cette échéance et ignoré l’alerte lancée le 2 janvier, on comprend maintenant pourquoi, et on imagine tout l’embarras des bailleurs.
La négligence de Mme Bazaiba – elle jure ne pas avoir vu le rapport d’audit de l’IGF avant février 2022 – est emblématique de celle dénoncée comme systémique par les auditeurs. Ceux-ci identifient pas moins de 18 concessions attribuées en violation du moratoire de 2002. Ces titres illégaux comprennent la totalité de ceux revendus par le forestier et général Gabriel Amisi, sous sanction américaine et européenne, à des partenaires chinois. L’IGF affirme que, de ces seuls titres, 3,1 millions de dollars de redevance de superficie manquent à l’appel. Les Inspecteurs demandent leur recouvrement «par toute voie de droit». Et ils révèlent «la perception de la redevance de superficie au moyen des décharges au niveau des provinces».
Le champion de l’Agence française de développement (AFD) et seule société forestière française de RDC, Compagnie forestière et de transformation (CFT), serait lui aussi mauvais payeur, à en croire l’IGF. Labellisée «légale» par la boîte de certification Preferred by Nature, la CFT est aussi une des seules sociétés contactées d’avoir ouvertement contesté la compétence de l’IGF à la contrôler. Courant 2021, elle appartient à un expert parisien en tableaux anciens, Eric Turquin, à travers sa discrète Société française pour l’environnement
Le ministère entretien le flou
Le 12 avril 2022, suite à la publication du rapport d’audit de l’Inspection générale des finances (IGF) du secteur forestier, la Vice-Première ministre, ministre de l’Environnement Eve Bazaiba aurait annoncé : «Je vous informe que tous les contrats indexés par l’IGF nous les avons suspendus jusqu’à nouvel ordre». Selon un examen de Greenpeace Afrique, l’acte du ministre n’est que partiel et reste incohérent. En fait, l’arrêté de Mme Bazaiba daté du 5 avril 2022, n’a suspendu qu’un petit tiers des titres illégaux répertoriés par l’IGF. C’est le service minimum au peuple congolais, possiblement pour calmer les bailleurs de fonds et préparer le terrain pour la levée du moratoire sur les nouvelles concessions forestières. Serait-elle en train de confirmer le statut légal des titres qu’elle a choisi d’ignorer, en prenant à contre pied l’IGF? s’intéroge Greenpeace.
«La suspension par la ministre Bazaiba de seulement d’une douzaine de concessions forestières attribuées illégalement est aussi étrange qu’un dentiste enlevant une seule dent pourrie et en laissant d’autres mauvaises en place», a déclaré Serge Sabin Ngwato, chargé de campagne forêt de Greenpeace Afrique. «Les actions de la ministre Bazaiba doivent être totalement transparentes et complètes afin de protéger la forêt tropicale des criminels environnementaux et de mettre fin à leur impunité», conclut Ngwato.
Lorsque Mme Bazaiba évoque dans son arrêté le «processus de revue légale des concessions forestières en cours au Ministère de l’Environnement», elle ne risque pas de plaire au consortium PPM – OCA Global commis à cette tâche, financée par l’Union européenne. Dans sa note de situation du 11 avril 2022, ce dernier affirme: «Dans le contexte défavorable qui a prévalu jusqu’à la publication du rapport de l’IGF, les travaux de l’équipe d’audit de la Revue Légale ont été considérablement affectés par les difficultés qu’elle a éprouvées pour établir des modalités de collaboration efficaces avec les services publics en charge du suivi du secteur forestier (DGFor, DGF, et DIAF, notamment), dont l’implication active est pourtant indispensable pour permettre l’aboutissement de cette Revue légale». Rappelons que cette mission d’audit a failli capoter l’année dernière à cause du refus obstiné de Mme Bazaiba de délivrer un ordre de mission. Ce qu’elle a fini par faire deux mois après une intervention personnelle de l’ambassadeur de l’UE.
Selon Greenpeace Afrique, il est impossible de savoir pourquoi son arrêté mentionne des « concessions forestières de conservation » : il n’y en a pas une seule parmi les douze titres suspendus. Peut-être considéré encore l’ordre du Président Tshisekedi l’année dernière de suspendre les six concessions de conservation Tradelink, ordre qu’elle a exécuté avec un retard qui suscite de questionnements. On se souvient qu’à l’époque elle venait de donner un coup de pouce aux entrepreneurs de cette arnaque – dont les concessions ne sont toujours pas résiliées d’ailleurs, et restent seulement suspendues. Tout porte à croire que le ministère préfère reprendre le contrôle d’un processus dont il aura le dernier mot sur les résultats à présenter.
Au-delà des titres vilipendés par l’IGF qu’elle a choisi d’ignorer, Greenpeace Afrique rappelle qu’il existe de nombreux autres titres qui méritent eux aussi une annulation définitive. Des fausses concessions de conservation à l’instar de celles attribuées à l’établissement Buhendwa, à KFBS / Sodefor, ou encore à Renewable Solutions / Safbois. Et bien entendu la flopée de concessions d’exploitation forestière qui ne disposent toujours pas d’un plan d’aménagement. A ne pas oublier les mauvais payeurs et autres “parrains” du développement local. Rappelons aussi que le rapport de l’IGF n’a pas pu se pencher sur le cas de cette société de nettoyage industriel Groupe Services, qui s’est vue attribuer un fief de près de 800 000 hectares en toute illégalité en juin 2020.
Que faire donc ?
Le résultat de cet audit de l’IGF bien que déjà alarmant ne représente qu’une petite portion de l’étendue réelle du chaos dans ce secteur, estiment les ONG de défense de l’environnement. Plusieurs zones d’ombre demeurent encore. Des militants vont plus loin et attendent un audit plus large. Ainsi, ils exigent aussi la publication des rapports de l’audit légal des concessions financées par l’Union européenne. Cependant pour des faits qui sont documentés dans le rapport de l’IGF, des organisations comme Rainforest Foundation UK et Greenpeace Afrique exigent l’annulation des attributions suspectes citées par les enquêteurs de l’IGF. Elles demandent des poursuites et des sanctions immédiates.
Greenpeace Afrique a fait une demande au président Félix Tshisekedi d’ordonner une enquête judiciaire sur les responsables du pillage de la forêt congolaise et, le cas échéant, la levée de leur immunité parlementaire. Selon cette ONG, le refus de la ministre Eve Bazaiba de se conformer à l’ordre du Président de suspendre toutes les «concessions douteuses» nécessite une enquête urgente. De son côté, Félix Tshisekedi insiste sur la nécessité de tout mettre en œuvre pour rassurer les partenaires publics et privés soucieux d’investir dans le secteur forestier en RDC. Les ONG disent ne pas comprendre l’utilité d’une commission pour examiner les conclusions de ce rapport. Elles estiment que ce dispositif n’est pas utile. Elles demandent aussi que le moratoire sur l’exploitation forestière soit maintenu jusqu’à l’assainissement du secteur.
«Avec toute la gangrène qu’expose cet audit, c’est de la folie de lever le moratoire sur les nouveaux titres forestiers – et pourtant c’est ce que la RDC et ses bailleurs de fonds s’apprêtent à faire. Ce qu’il nous faut est un plan de protection permanente des forêts, c’est vital pour des milliers de communautés locales et des Peuples autochtones», déclare Irène Wabiwa Betoko, cheffe de la campagne forêt pour Greenpeace Afrique. L’audit au vitriol, livré en mai 2021, est sans merci pour la «gouvernance forestière» à la congolaise, et il met de nouveau la Vice-première ministre, ministre de l’Environnement, Mme Eve Bazaiba en grande difficulté.