Depuis les Lumières européennes et la montée des idéologies modernes, l’Occident a produit toute une série d’«ismes» censés organiser la société humaine : individualisme, libéralisme, socialisme, communisme, conservatisme, étatisme, républicanisme, démocratisme, écologisme, pour n’en citer que quelques-uns. Nous en analysons ici les promesses et les dérives.
Le libéralisme individualiste : le culte de l’égo contre la communauté
Née d’une volonté d’émancipation face à la tyrannie des rois et des dogmes religieux, cette idéologie a posé l’individu comme seule mesure de toute chose. Elle a promis la liberté, l’autonomie et le droit à la réussite. Mais comme toute idéologie occidentale, elle a poussé sa logique jusqu’à l’absurde, créant une nouvelle prison, d’autant plus insidieuse qu’elle est invisible. Le mythe fondateur est celui de l’homme autosuffisant, l’homme qui se fait lui-même. Dans cette vision, la société n’est qu’un agrégat d’individus cherchant à maximiser leur propre intérêt. Le lien social, la famille, la communauté ne sont plus que des entraves à la liberté individuelle. L’individualisme a ainsi conduit à la pulvérisation de la société, laissant des millions d’individus isolés, flottant dans un océan de compétition. La guerre de tous contre tous, que le libéralisme prétendait réguler par la « main invisible » du marché, est devenue la norme. Le capitalisme, en se faisant l’expression économique de cet individualisme, a érigé la quête du profit au rang de divinité. La victoire de l’homme sur la nature, célébrée comme un progrès, a en réalité été une guerre contre la nature. Le libéralisme a libéré les forces de production sans frein ni conscience, épuisant la Terre, polluant les eaux et l’air, et réduisant la création à un simple stock de ressources à exploiter. L’homme occidental, au nom du « développement », a transformé le monde en une marchandise, sans se soucier des conséquences pour les générations futures.
Mais cette guerre n’est pas seulement menée contre la nature, elle est aussi menée contre ses propres frères et sœurs en humanité. Sous la bannière du capitalisme, s’est développé un darwinisme social impitoyable. La survie du plus apte est devenue le seul principe de justice. Le succès des uns se construit sur l’échec des autres, et la solidarité est vue comme une faiblesse. L’homme occidental, souvent aveuglé par son propre succès et son « suprémacisme » culturel, a légitimé l’exploitation et la domination des peuples et des cultures qui ne s’alignaient pas sur son modèle. Pire encore, l’individualisme a conduit à un hédonisme sans fin, où le « moi » est devenu le centre de l’univers, avec ses désirs comme seule loi. Les institutions qui donnaient un sens et une structure à la vie (la famille, la parenté) sont devenues des cibles. La culture de la mort (avortement, euthanasie) est devenue une expression de cette « liberté » ultime, où l’individu a le droit de disposer de la vie et de la mort, y compris la sienne et celle des autres. Le bonheur, ce sentiment d’harmonie avec le monde et les autres, a été remplacé par une recherche frénétique et insatiable de plaisirs fugaces, qui ne laisse derrière elle qu’un profond sentiment de vide et de chagrin.
Le libéralisme et le capitalisme sont donc l’histoire d’une émancipation qui a échoué. En voulant libérer l’individu, ils l’ont isolé. En promettant l’abondance, ils ont détruit la nature. En célébrant le succès personnel, ils ont légitimé l’injustice. L’homme occidental, en se considérant comme un « Moi-Roi », est devenu l’esclave de ses propres désirs, ignorant le concept de bonheur, et laissant derrière lui un sillage de destruction.
Le socialisme et la négation de l’autonomie personnelle
Le socialisme et son frère radical, le communisme, sont nés d’une promesse noble et puissante : celle de mettre fin à l’inégalité et à l’injustice. Face au capitalisme naissant, brutal et féroce, ces idéologies ont offert une vision du monde où la solidarité l’emporte sur l’égoïsme, où la richesse est partagée, et où l’homme n’est plus un loup pour l’homme. C’était une utopie, un rêve de fraternité et de dignité pour les masses exploitées. Mais ce rêve, dans les mains de l’homme occidental, s’est transformé en cauchemar. Pour atteindre l’égalité, il a fallu sacrifier la liberté. Au nom du collectif, l’individu a été écrasé. L’État, censé être l’outil du peuple, est devenu un Moloch tout-puissant, dévorant les vies et les âmes. La promesse d’une émancipation des peuples s’est muée en une servitude d’État, où l’individu n’est plus qu’une pièce interchangeable dans la grande machine de la production.
C’est là que réside la première trahison : le socialisme, par son rejet violent de l’individualisme, a ôté à l’homme le droit de penser par lui-même, de s’enrichir par son travail, et de poursuivre son bonheur personnel. Il a fait de l’homme un esclave de la masse, niant son unicité et sa capacité à créer. Le socialisme a ainsi engendré des dictatures sans âme, où la peur et la suspicion ont remplacé la solidarité tant espérée. Il a fallu des millions de morts dans les goulags et les famines orchestrées pour que le monde comprenne que l’utopie socialiste, dans sa version communiste, était une prison. Pire encore, en s’attaquant à la transcendance, le socialisme a arraché le sens de la vie. Pour le socialiste occidental, athée et matérialiste, il n’y a rien au-delà de l’ici-bas. La vie n’est qu’une lutte de classes, une affaire de production et de consommation. Il a relégué le spirituel au rang de superstition, laissant l’homme face à un vide existentiel. En niant Dieu, il a nié la nature même de l’homme, cet être qui cherche un sens au-delà des biens matériels. Il a créé un vide que ni l’État ni le travail ne pouvaient combler, ouvrant la porte au nihilisme et à la désorientation. Aujourd’hui, même le socialisme occidental, plus modéré et démocratique, est en crise. Face au défi écologique, une nouvelle fracture apparaît. Les « écologistes socialistes » semblent vouloir la « victoire de la nature sur l’homme », voyant l’humanité comme un fardeau, voire un « cancer » pour la planète. Le rêve d’une société solidaire s’est transformé en un discours de culpabilisation, où l’homme doit s’effacer pour sauver la nature.
Le socialisme est donc l’histoire d’une utopie qui a mal tourné. Il a promis la fin de l’oppression et a créé des tyrannies. Il a promis la dignité et a engendré le mépris de l’individu. Il a promis le bonheur matériel et a volé à l’homme son âme. C’est l’histoire d’une idéologie qui, en voulant corriger les défauts du monde, a trahi la nature même de l’homme et l’a laissé seul, sans repères, esclave de son propre matérialisme.
L’Écologisme : L’idéologie de la repentance suicidaire
Après avoir déclaré la guerre à Dieu, à la communauté et à la vie elle-même, l’homme occidental a regardé autour de lui et a constaté le désastre qu’il avait créé. L’air est pollué, les forêts disparaissent, et la terre souffre des blessures infligées par des siècles d’industrialisation et de consommation effrénée, fruits amers de son capitalisme triomphant sans sagesse. Mais au lieu d’assumer cette destruction comme la conséquence de ses choix idéologiques, l’homme occidental a inventé une nouvelle religion, une nouvelle culpabilité : l’écologisme radical, néomalthusien dans son âme. Habillée des vertus angéliques de la durabilité moralisante, cette idéologie est pourtant une repentance sans pardon, une auto-flagellation sans fin. Elle ne cherche pas une réconciliation harmonieuse avec la nature, mais impose une capitulation totale de l’homme, surtout dans les pays pauvres.
Dans ce nouveau paradigme, le péché originel n’est plus la désobéissance à Dieu, mais l’existence même de l’homme, cet être qui, par sa simple présence, devient une menace pour l’écosystème. Le discours de l’écologisme radical est sans appel : l’homme est un « cancer » pour la planète, une « empreinte carbone » insupportable, une force de destruction qui doit être contenue, voire réduite. Ce qui est alors le plus pervers dans cette idéologie, c’est qu’elle transforme l’homme en son propre ennemi. Ayant tout détruit par la soif de puissance et de profit (capitalisme prédateur), il se met désormais à se détruire lui-même par une nouvelle soif de purification. La décroissance (durabiliste), présentée comme une sagesse, est en réalité une régression programmée, une invitation à renoncer au progrès, à la technologie, à l’amélioration des conditions de vie. Elle est une sentence prononcée sur l’ensemble de l’humanité, l’appel à retourner à une existence plus primitive, un refus de l’ingéniosité et de la capacité de l’homme à résoudre ses problèmes.
Mais l’aspect le plus sombre de cette idéologie est l’idée de la dépopulation. Dans les murmures des théories radicales, on entend l’idée que pour « sauver la planète », il faut réduire le nombre d’humains. C’est l’aboutissement logique d’une pensée qui a déjà légitimé l’avortement et l’euthanasie : après avoir décidé de la vie des individus, il s’agit de décider de la vie de l’humanité elle-même. La dépopulation, même si elle n’est pas toujours ouvertement prônée, est le spectre qui plane au-dessus de l’écologisme radical. C’est une idéologie qui, sous couvert de sauver la nature, légitime un « suicide collectif » de l’homme pour ses propres « péchés » de destruction. L’écologisme est donc le miroir ultime de la crise de l’homme occidental. Après s’être cru tout-puissant (capitalisme), il se voit désormais comme un fardeau. Après avoir conquis le monde, il se flagelle pour ses conquêtes. C’est une idéologie de la honte de soi, du rejet de sa propre existence, qui offre comme unique rédemption un effacement de l’humanité. L’homme occidental, au lieu de se réconcilier avec la nature et de trouver un nouvel équilibre, se punit lui-même, et offre au monde un modèle de repentance suicidaire.
Le laïcisme et le nihilisme : l’idéologie de l’arrachement à l’âme
Si les autres idéologies occidentales ont attaqué les institutions et les fondements de la société, le laïcisme et le nihilisme ont visé le cœur de l’homme : son âme. Elles ont orchestré une rupture radicale, un arrachement violent de l’homme d’Occident à ce qui le reliait au divin, au sacré, au transcendant. C’est l’histoire d’une désacralisation totale, une entreprise de vide qui a laissé l’homme seul, sans repères, sur une terre sans ciel. En effet, le laïcisme occidental, loin d’être une simple neutralité de l’État, s’est transformé en une véritable « nouvelle religion ». Son dogme est clair : la foi et la transcendance doivent être bannies de l’espace public, reléguées au domaine privé, comme une opinion personnelle insignifiante. L’État, dans cette vision, n’est plus un arbitre, mais un prêtre d’une nouvelle foi athée, qui impose à tous l’absence de Dieu. Le laïcisme a ainsi arraché le sens du transcendant à la vie publique, créant un État athée, une société où toute référence à un ordre supérieur est considérée comme une faute. Il a remplacé la prière par la bureaucratie, la quête de sens par la recherche du bien-être matériel. Cette rupture a engendré une dialectique destructrice : celle du matérialisme contre le surnaturel, de l’État contre l’Église, de la religion contre la science. Le laïcisme a érigé des murs infranchissables entre ces domaines, créant des tensions et des guerres d’idées qui ont fragilisé la société. Il a fait de la science non pas un outil de connaissance, mais un rival de la foi, et a présenté l’État comme l’unique source de moralité et de justice, reléguant l’Église au rang d’une institution dépassée et obscurantiste.
Le résultat final de cet arrachement est le nihilisme existentiel. Si l’homme n’est qu’un corps matériel, sans âme, sans lien avec le transcendant, alors la vie n’a pas de sens inhérent. Il n’y a plus de bien et de mal, de juste et d’injuste, mais seulement des désirs et des volontés individuelles. L’homme, en voulant se libérer des chaînes de la foi, est devenu l’esclave de ses sens. Il cherche le plaisir, le pouvoir et la reconnaissance, car ce sont les seules réalités qu’il peut percevoir. Cette quête désespérée ne mène pas au bonheur, mais à un chagrin permanent, à une angoisse existentielle que rien ne peut apaiser. L’homme occidental, qui a proclamé la mort de Dieu, s’est ainsi retrouvé seul sur un rocher, face au vide infini. Il a construit des villes magnifiques, a découvert les secrets de l’univers, mais il a perdu le sens de la vie et le sens de l’éternité.
Le laïcisme et le nihilisme ne sont pas des accidents de l’histoire, mais le point d’orgue d’une série d’idéologies qui ont cherché à faire de l’homme la seule mesure de toute chose. En arrachant l’homme à son âme, ils ont mis fin à la quête du bonheur et l’ont laissé dans une profonde solitude, prisonnier d’un monde sans espoir.
Le démocratisme et l’éclatement des structures sociales naturelles
Le démocratisme ne désigne pas ici la démocratie en tant que régime politique légitime fondé sur le consentement des gouvernés, la participation populaire et la limitation du pouvoir. Il s’agit d’une dérive idéologique, qui absolutise le principe d’égalité formelle et d’expression individuelle jusqu’à dissoudre les structures naturelles de la société, comme la famille, la communauté, les hiérarchies de sagesse, ou encore les solidarités traditionnelles. Dans cette logique, la verticalité sociale, nécessaire à la transmission intergénérationnelle, au respect des anciens, à l’éducation par l’exemple, est perçue comme oppressive. Le démocratisme tend alors à tout aplanir, à tout égaliser, à tout désancrer. Le père devient un « copain », le maître un « animateur », la tradition une « contrainte ». Ce culte de l’indistinction au nom d’une égalité abstraite nie les rôles différenciés, les enracinements, les fonctions naturelles, et produit une société sans ordre, ni centre, ni repères. Normalement, la communauté humaine ne se fonde pas d’abord sur le contrat, mais sur la relation, la reconnaissance mutuelle, l’appartenance. Le démocratisme occidental brise cette logique en remplaçant les obligations réciproques par les droits individuels désincarnés, vidant de leur sens les liens de filiation, de voisinage, de lignée, de sacré. Il remplace la communauté par l’agrégat, la coutume par la procédure, la sagesse – qui ne veut pas dire un technocratisme – par les sondages d’opinion.
Le matérialisme contre la transcendance
Le matérialisme, lorsqu’il devient hégémonique, n’est pas seulement une théorie philosophique qui refuse l’existence d’un principe spirituel, mais une vision du monde qui enferme l’homme dans l’horizontalité et le nihilisme. Il rejette toute idée de finalité supérieure, toute spiritualité authentique, toute transcendance, au profit d’une réduction de l’être humain à ses besoins biologiques, ses désirs psychologiques, ou ses impulsions économiques. Ainsi, l’homme est perçu comme un consommateur, un producteur, un agent rationnel maximisant son utilité, un corps sans âme. L’économie devient une religion, la science un oracle, et le développement une accumulation quantitative sans boussole. Le sacré est marginalisé, l’immanence devient norme, et le mystère de la vie est ramené à des mécanismes chimiques ou économiques. Mais une société sans transcendance est une société sans sens. Elle produit une culture du vide, de la distraction permanente, de la fuite en avant technologique. Elle perd la joie du rituel, le respect du temps sacré, le devoir envers les morts, et le lien vivant avec la nature considérée comme habitée. Le matérialisme est donc une mutilation ontologique, un appauvrissement radical de l’humain.
L’idéologie du progrès contre la sagesse
Enfin, l’idéologie du progrès érige en dogme une idée historique apparue en Occident au XVIIIe siècle : celle d’une marche linéaire, irrésistible et inévitable de l’humanité vers un avenir toujours meilleur, grâce aux lumières de la raison, de la technique, et de l’accumulation du savoir. Mais ce progressisme, lorsqu’il devient une religion séculière, oublie que l’accumulation de savoir n’est pas l’accumulation de sagesse. Que l’innovation ne produit pas nécessairement le bien, et que la nouveauté n’est pas un critère de vérité. Le passé est méprisé comme archaïque, la tradition comme suspecte, et l’expérience des anciens comme dépassée. On assiste alors à une société en rupture permanente avec elle-même, obsédée par le neuf, incapable de s’enraciner, désorientée par ses propres inventions. Ce culte du futur sans mémoire engendre des générations déracinées, technophiles mais désespérées, surinformées mais désorientées. En Afrique, le danger est d’imiter ce modèle sans l’avoir pensé, de poursuivre le progrès matériel sans l’avoir encadré par une vision du bien commun, de sacrifier la sagesse pour les algorithmes.
Le progressisme culturel : l’idéologie de la destruction des fondements
Le progressisme culturel, dans sa forme contemporaine, se présente comme le plus récent des « ismes » occidentaux, le plus sophistiqué et le plus insidieux. Il se pare des vertus de la tolérance et de la compassion, mais il agit comme un dissolvant, une force qui déconstruit méthodiquement tous les piliers sur lesquels la société humaine a été bâtie depuis des millénaires. Son ambition n’est pas de réformer, mais de rompre, de faire table rase du passé pour construire un « homme nouveau » et une « société nouvelle » fondés sur la volonté individuelle, sans égard pour les lois naturelles et les traditions ancestrales. Le cœur de ce progressisme est la croyance que tout ce qui a été, tout ce qui est « donné » par la nature ou la tradition, est une contrainte à la liberté de l’individu. C’est une idéologie qui a déclaré la guerre aux institutions sociales fondamentales, en particulier la famille et la parenté. La relation entre un homme et une femme, fondement de la transmission de la vie, est reléguée au rang de « choix » parmi d’autres. L’idéologie LGBTQIA2+ est le fer de lance de cette révolution : en redéfinissant la famille et le mariage au-delà de leur nature biologique, elle nie la complémentarité des sexes et l’ordre naturel qui en découle. Elle fragilise la lignée, le tissu social qui relie les générations, et installe le doute sur ce qui est le plus fondamental dans l’identité humaine. Mais la subversion progressiste ne s’arrête pas là. Elle s’attaque à la vie elle-même, en promouvant la « culture de la mort ». L’avortement, élevé au rang de droit, est l’expression la plus brutale de cette idéologie. Il fait de la vie à naître une simple option, une marchandise dont l’individu peut disposer à sa guise. Il donne à l’homme le pouvoir de décider qui a le droit de vivre et qui ne l’a pas, en fonction de ses désirs et de ses convenances. L’euthanasie et le suicide assisté en sont le prolongement logique : ils étendent ce pouvoir sur la vie à l’individu en fin de vie, faisant de la mort un « choix » personnel plutôt qu’une réalité de la condition humaine. C’est une idéologie qui sanctifie la destruction, et qui, au nom de la liberté, dévalorise la vie.
Le progressisme est donc l’aboutissement logique et pervers de la crise de l’homme occidental. Après avoir nié Dieu (par le laïcisme), il nie la nature. Après avoir combattu la communauté (par l’individualisme), il détruit la famille. Après avoir exploité le monde (par le capitalisme), il se met à exploiter la vie elle-même, jusqu’à la détruire. L’homme progressiste est un homme sans ancrage, sans passé, qui se croit tout-puissant. Il a gagné le droit de « choisir » sa sexualité, sa famille et même sa mort, mais en le faisant, il a perdu le sens de la vie et de la communauté. Il ne trouve plus son bonheur, mais seulement un vide, car en détruisant les fondations, il s’est détruit lui-même. C’est la dernière étape d’une idéologie de l’effacement, où l’homme occidental, dans sa quête d’une liberté absolue, en est venu à se nier lui-même et à nier la vie.
Des pensées inadaptées à l’Afrique
Comme nous venons de le voir, la pensée politique occidentale est marquée par un esprit dualiste et conflictuel. Chaque «isme» naît contre un autre, dans une logique d’opposition et de surenchère idéologique. L’individu y est souvent isolé de la communauté. Le libéralisme exalte sa liberté contre l’État ; le socialisme exalte la société contre l’individu ; le républicanisme oppose la liberté à la tradition ; le conservatisme oppose l’ordre à la justice sociale ; l’écologisme oppose la nature à la civilisation humaine. C’est un jeu de forces antagonistes, de tensions permanentes, parfois de guerres ouvertes. Ces doctrines, souvent forgées dans le creuset des luttes internes à l’Europe – contre l’absolutisme, la féodalité, l’Église, l’aristocratie ou la monarchie –, répondent à des histoires spécifiques : toutes sont nées dans des contextes précis, porteurs de conceptions du monde forgées par les révolutions, les guerres et les philosophies occidentales. Mais elles ont été érigées en modèles universels, prétendant apporter les réponses à toutes les sociétés, à tous les peuples, à tous les contextes. Pourtant, lorsqu’une idée devient dogmatique et une idéologie, elle n’est plus simplement une idée parmi d’autres, mais une mode de structuration du réel qui peut appauvrir ou pervertir les civilisations qui l’adoptent sans la réinterroger. Et c’est là que réside l’erreur profonde, et la source du grand malentendu postcolonial en Afrique : la majorité de ses élites politiques, économiques et académiques pensent, agissent et gouvernent à partir de catégories de pensée, de systèmes de valeurs et de structures institutionnelles hérités de l’Occident colonial ou post-colonial, et qui sont d’ailleurs souvent mal comprises, car elles furent greffées sur des sociétés africaines sans que leur sol culturel, spirituel et anthropologique ait été préparé à les recevoir.
Ainsi, depuis plusieurs siècles, l’Afrique semble marcher sur des chemins qui ne sont pas les siens, avançant à tâtons dans un monde qu’elle n’a pas façonné, selon des logiques qui lui sont étrangères. Son cœur bat, mais son âme semble absente. Elle parle, mais souvent avec des mots qui ne sont pas les siens. Elle lutte, mais dans des arènes conçues par d’autres, pour des objectifs qui ne sont pas toujours les siens. L’Afrique indépendante, et plus spécifiquement le Congo, vit aujourd’hui un paradoxe tragique : politiquement libre dans ses formes, mais intellectuellement et spirituellement sous tutelle dans ses fondements. Ni la démocratie réduite à l’individualisme, ni le socialisme vidé de liberté personnelle, ni le progrès idolâtré, ni la science matérialiste n’apportent à eux seuls la plénitude humaine. Ainsi, l’Afrique postcoloniale, en adoptant ou en imitant tous ces «ismes», s’est enfermée dans une cacophonie politique et institutionnelle. Chaque parti politique reprend un morceau de cette musique étrangère sans en comprendre la partition complète. On parle de démocratie sans peuples enracinés, de république sans civisme, de socialisme sans solidarité réelle, de libéralisme sans marché viable. Le résultat est une confusion paralysante : les élites s’affrontent autour de mots creux, les peuples n’y croient plus, les institutions flottent, les États s’effondrent, l’horizon est bouché, et la jeunesse fuit ou se révolte. Nous vivons ainsi une crise d’intelligibilité politique, parce que nous avons voulu marcher avec des cartes qui ne sont pas les nôtres. Or, un arbre sans racines meurt, et une civilisation sans mémoire ni cohérence interne s’effondre.
De la cacophonie idéologique sans symphonie au retour aux origines
Aujourd’hui, nous payons le prix d’un déracinement profond. Il est temps de rompre avec cette servitude volontaire. Non pour rejeter tout apport extérieur, mais pour repartir de nous-mêmes et penser, organiser et construire l’Afrique — et le Congo en particulier — à partir de ses propres fondements culturels, spirituels, anthropologiques et philosophiques, et donc, en définitive, pour se reconnecter à sa propre sagesse, critiquer lucidement les modèles importés, et réconcilier la technique avec le sacré, la liberté avec la communauté, et l’avenir avec la mémoire. Ce n’est qu’à cette condition que notre quête d’émancipation pourra devenir une œuvre de renaissance. Heureusement, les sociétés africaines, avant la rencontre brutale avec l’Occident, n’étaient pas des espaces vierges. Elles étaient porteuses d’un génie propre, d’une sagesse ancienne, d’un humanisme enraciné dans la reconnaissance mutuelle, la solidarité, la justice, l’intégration harmonieuse avec la nature et les forces invisibles. Elles connaissaient la hiérarchie sans oppression, l’autorité sans domination, la richesse sans prédation, la spiritualité sans exclusion, le débat sans destruction. Elles n’étaient pas parfaites — nulle société humaine ne l’est — mais elles étaient cohérentes. Et surtout, elles avaient une âme, qui a un nom : Ubuntu, l’humanisme intégral africain.
Cette sagesse africaine n’est pas un slogan nostalgique ou un refuge identitaire, mais est une vision du monde amplement suffisante pour servir de base politique, de philosophie sociale, d’éthique économique cohérentes, enracinées dans nos valeurs et ouverte à l’universel. Elle est une vision où l’homme n’est ni un loup pour l’homme (comme dans la pensée occidentale darwinienne), ni un simple rouage dans une machine sociale anonyme, mais un muntu, c’est-à-dire une personne humaine pleinement vivante parce qu’en lien avec les autres, avec la nature, avec le spirituel et avec lui-même. La redécouverte de l’Ubuntu n’est donc pas un retour en arrière, mais un sursaut en avant. Une façon de penser autrement, pour vivre autrement. Pour que le Congo et l’Afrique, libérés des fardeaux idéologiques importés, retrouvent la pleine possession d’eux-mêmes et deviennent les bâtisseurs d’un ordre plus humain, plus juste, plus harmonieux.