Souvenir de l’injustice, lutte anticoloniale et discours sur le colonialisme en Afrique

Le souvenir des atrocités et des injustices de l’époque coloniale est profondément gravé dans l’esprit des Africains. Mais malgré une longue histoire de résistance, la question des conséquences du colonialisme en Afrique reste aujourd’hui controversée. Dans le débat actuel des intellectuels africains, trois positions peuvent être distinguées : celle des optimistes, celle des pessimistes et celle des neutralistes. Ce qu’ils ont en commun, c’est qu’ils ne voient pas le colonialisme indépendamment de la traite négrière. Cette réflexion fait un tour d'horizon sur ce fait.

Des millions d’Africains ont été victimes de la traite négrière. Ce n’est que lorsque les déportations forcées massives qui ont suivi l’indépendance de l’Amérique ne correspondaient plus aux intérêts économiques de l’Europe que les Européens y ont mis un terme, et se sont de nouveau tournés de plus en plus vers l’Afrique afin de soumettre le continent tout entier et ses habitants. D’un point de vue africain, le colonialisme différait peu de la traite négrière en termes d’idéologie de domination. Mais dans les deux cas, les Européens étaient des auteurs venus en Afrique pour asservir, tuer, chasser les gens de chez eux ou prendre leurs terres. Les abus et humiliations indignes de l’ère coloniale façonnent la mémoire des Africains et sont profondément gravés dans leur mémoire. La manière dont les Africains ont été dépossédés et réduits au travail forcé dans des plantations étrangères dans leur propre pays et se sont vu refuser tout droit à la liberté individuelle et à l’autodétermination collective est inoubliable.

Tout comme le colonialisme, l’esclavage est aussi profondément gravé dans la mémoire des Africains : «Porte du non-retour» dans l’ancienne maison d’un marchand d’esclaves de l’île de Gorée, près de Dakar © R. Maro.

Anticolonialisme et panafricanisme

Le colonialisme a été légitimé par le droit international lors de la Conférence de Berlin en 1884/85 par la division de l’Afrique. Les puissances coloniales ont affirmé leurs revendications territoriales en étendant leurs droits de souveraineté à leurs colonies respectives par le biais d’accords conventionnels. Mais les Africains ne se sont pas soumis passivement à l’occupation. Il y a eu une résistance armée et le mouvement «Back to Africa» a émergé dans la diaspora américaine, culminant avec la fondation de la République du Libéria en 1879 par les premiers rapatriés d’Amérique. L’idéologie panafricaine a systématisé la résistance.

Le terme «panafricanisme» est associé à l’avocat trinidadien Henry Sylvester, qui a fondé l’African Association en 1897 pour fournir des conseils et un soutien juridiques aux Africains vivant en Grande-Bretagne. Son travail en tant que conseiller auprès des délégations officielles d’Afrique sur les questions juridiques coloniales générales auprès de la Couronne britannique l’a aidé à comprendre la nature réelle du colonialisme, à savoir l’expropriation illégale des terres et la privation des droits de l’homme. Il convoque ensuite la «Conférence panafricaine» en 1900 dont le but est de prendre des mesures, notamment pour protéger la propriété foncière. Cette conférence a suscité pour la première fois une solidarité internationale pour promouvoir l’émancipation culturelle et politique et l’unité de tous les peuples «noirs». Après la Première Guerre mondiale, le premier Congrès panafricain a lieu à Paris en 1919 (parallèle à la conférence des puissances victorieuses de Versailles), avec à l’ordre du jour le sort de l’Afrique.

Le concept de Négritude, apparu en France dans les années 1930, était lié à l’idée panafricaine de liberté et d’unité de tous les peuples africains. Son objectif était de renforcer la confiance en soi des Noirs malgré la discrimination, l’oppression et l’humiliation, notamment en Europe. Si le Martiniquais Aimé Césaire a créé le mot Négritude, c’est le Sénégalais Léopold Sédar Senghor qui lui a donné un sens théorique. Avec leur conceptualisation de la question raciale, les deux poètes anticipent presque toutes les réflexions philosophiques ultérieures sur le colonialisme et le néocolonialisme. Ils ont créé une plateforme intellectuelle pour promouvoir les débats parmi les Noirs sur le colonialisme dans le monde entier. Avec la Négritude, le colonialisme a alors pour la première fois été perçu comme un phénomène raciste.

Les indépendances

Lorsque les États africains ont obtenu leurs « indépendances » autour des années 60, le continent était en proie à des problèmes de sous-développement et l’appel à la libération économique a été répondu par des concepts socialistes. Les dirigeants étaient Léopold Senghor au Sénégal, Ahmed Sékou Touré en Guinée, Kwame Nkrumah au Ghana, Modibo Keita au Mali et Julius Nyerere en Tanzanie. Dans ce premier élan, la terminologie du marxisme s’est avérée utile aux hommes politiques africains pour souligner les aspects négatifs du capitalisme, par exemple avec des termes tels que «exploitation du tiers-monde».

Par la suite, le deuxième mouvement politique après l’indépendance avait des connotations beaucoup plus violentes. La pensée chinoise était dominante, incarnée dans la célèbre doctrine de Mao selon laquelle «le pouvoir vient du canon d’un fusil». Frantz Fanon et Amilcar Cabral ont été les pionniers intellectuels d’un mouvement qui voulait libérer le continent des vestiges de la domination coloniale. En Algérie, le Front de Libération Nationale (FLN) a mené une guérilla soutenue contre la France, et Fanon, l’intellectuel le plus célèbre du FLN, a beaucoup écrit sur la lutte de libération. Sa grande contribution à la pensée révolutionnaire en Afrique a été la sensibilisation et le débat des habitants des États coloniaux qui ne sont pas impliqués dans la production industrielle, en particulier la population rurale. 

Dès lors, lorsque les intellectuels de la modernité africaine abordent le colonialisme, ils ont également le souci de rendre compréhensible, non seulement historiquement, mais aussi dans le contexte de la pensée contemporaine, l’idéologie de l’exploitation impitoyable et sans scrupules des ressources naturelles et humaines de l’Afrique qui a émergé depuis cette époque. Cependant, le discours intellectuel de la modernité ne traite pas seulement de cette question de l’éthique de l’injustice, mais aussi de l’économie des plantations. Cette dernière a été promue à l’époque pour assurer l’approvisionnement à long terme en produits agricoles des villes coloniales européennes. Le commerce extérieur des États devenus souverains il y a une soixantaine d’années en dépend encore largement aujourd’hui. Mais dans l’ensemble, les intellectuels africains abordent la question coloniale avec des positions très différenciées. Ces débats ont lieu entre optimistes, pessimistes et néo-optimistes ou neutralistes.

Les positions les plus importantes dans le débat africain

(1) Les optimistes s’engagent dans un examen objectif du passé colonial. Mais ils appellent à une réconciliation unilatérale de l’Afrique avec l’Occident à travers le dialogue culturel et la coopération économique et mettent en garde contre la diabolisation des modèles européens et contre le fait de blâmer le colonialisme européen seul pour tous les développements indésirables en Afrique. En tant qu’europhiles, les optimistes ne voient d’autre alternative au progrès culturel, économique et technique de l’Afrique que de se lier à l’Occident en adoptant ses valeurs. Ils prônent une politique de développement qui devrait non seulement contribuer à construire une «meilleure» Afrique, mais aussi promouvoir les réparations et la normalisation des relations entre les peuples des deux continents. Les optimistes sont souvent accusés de minimiser le système d’injustice colonial avec des arguments opportunistes.

(2) Les pessimistes attribuent tous les blocages au développement en Afrique au colonialisme. Ce sont des opposants déterminés à l’adaptation de l’Afrique au système économique, social et éducatif occidental, qui a plongé le continent africain dans une crise culturelle, politique et économique. Ils estiment que l’Occident rend consciemment l’Afrique dépendante d’elle-même afin de pouvoir manipuler en permanence ses élites intellectuellement, politiquement et financièrement. Pour preuve, ils citent la politique de développement qui ne fait qu’aggraver le fossé entre l’Afrique et l’Occident au lieu de contribuer à l’amélioration des conditions de vie des africains. Du point de vue des pessimistes, le développement indépendant de l’Afrique n’est possible qu’en s’éloignant des idéologies occidentales tout en revenant à ses racines africaines.

(3) Les neutralistes, également appelés néo-optimistes, ont eux aussi un souvenir douloureux du colonialisme, mais le considèrent comme pardonnable. Selon eux, la réconciliation avec l’Europe n’est possible que sur la base du dialogue et d’un partenariat et d’une coopération égaux. En travaillant sur des projets communs et durables, Européens et Africains peuvent surmonter les théories eurocentriques et afrocentriques qui pourraient difficilement aider à enquêter de manière adéquate sur la nature du colonialisme, et encore moins à comprendre ses dimensions en Afrique et sa perception en Europe. Les neutralistes prônent un réexamen des nuances du colonialisme dans une perspective africaine et européenne afin d’informer objectivement les populations de tous les continents sur l’injustice coloniale. Ils sont considérés comme des néo-optimistes parce qu’ils appellent les Européens responsables à tirer les conclusions de leur confiance en eux «têtue» et «arrogante» et à accepter enfin le colonialisme comme une partie essentielle de leur histoire. Ils devraient apprendre à accepter leurs responsabilités, non pas comme une reconnaissance de culpabilité pour les difficultés actuelles de l’Afrique, mais plutôt pour une histoire qui jette de nombreuses ombres sur leur passé.

Baraka B. Joseph


Note : La version finale de cet article paraîtra dans Conscience Africaine, numéro 2, de janvier-mars 2025. Ce dossier est destiné à fournir des analyses et in-formations générales sur les événements critiques marquant le 140e anniversaire de la Conférence de Berlin. Il s’agit d’une production conjointe de l’Institut Patrice Lumumba et de la rédaction de LaRepublica.

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