Le Kivu dans la guerre : acteurs et enjeux

La guerre en RDC témoigne du réveil d’une guerre qui couvait depuis des années. Au-delà des réactions émotionnelles que suscitent les images, toujours recommencées, des victimes civiles fuyant les zones de combat, les pillages et les viols perpétrés par toutes les forces armées impliquées dans le conflit ou celles du recrutement forcé d’enfants soldats, se posent des questions de fond. Quels sont les acteurs d’un conflit dont la durée et les rebondissements après chaque phase d’accalmie signifient qu’il est l’expression de tensions structurelles ? Enchâssé dans l’entité géopolitique des Grands Lacs, le Kivu est partie prenante, d’un système régional de conflits. La guerre qui s’y déroule constitue une sérieuse entrave à la reconstruction de la RDC, et une menace pour la stabilité de toute la région : aujourd’hui plus que jamais le Kivu est la poudrière de l’Afrique Centrale. Cet article est un état des lieux et des enjeux d’un conflit ancien qui connaît depuis janvier 2009 une certaine accalmie, mais pour combien de temps ? Quels en sont les acteurs internes ? Quelles sont les forces externes qui interfèrent dans un conflit nourri de facteurs aggravants qui participent à la fois de la dialectique ethnique, des intérêts économiques contradictoires et d’une situation démographique caractérisée par des densités élevées | Par Roland Pourtier | Télécharger le PDF.

La guerre au Kivu1 défraye à nouveau la chronique, avec son cortège de souffrances, ses victimes civiles, ses cohortes de réfugiés, sa confusion militaire et la désespérante passivité de la mission des Nations Unies pour le Congo (MONUC) dont les «soldats de la paix» assistent en spectateur aux malheurs qui s’acharnent sur la région des Grands Lacs. Depuis la fin de la guerre du Rwanda en 1994 scellée par la victoire des Tutsis de l’Armée Patriotique Rwandaise (APR), emmenée par Paul Kagame, sur les Forces Armées Rwandaises (FAR) du pouvoir hutu installé à Kigali depuis l’indépendance, l’épicentre des conflits s’est déporté au Kivu. Plus précisément sur les hautes terres de la crête Congo-Nil qui constituent la partie orientale des deux provinces du Nord-Kivu (capitale Goma) et du Sud-Kivu (capitale Bukavu).

Le réveil d’une guerre qui couvait depuis des années était inéluctable dans la mesure où aucune des causes d’un conflit multidimensionnel2 n’a disparu. Au-delà des réactions émotionnelles que suscitent les images, toujours recommencées, des victimes civiles fuyant les zones de combat, les pillages et les viols perpétrés par toutes les forces armées impliquées dans le conflit ou celles du recrutement forcé d’enfants soldats, se posent des questions de fond. Pourquoi ces violences récurrentes dans cet espace montagnard, notamment le Masisi à l’est de Goma, qu’on pouvait considérer, à la fin des années 1980, comme un modèle d’autodéveloppement?3 Quels sont les acteurs d’un conflit dont la durée et les rebondissements après chaque phase d’accalmie signifient qu’il est l’expression de tensions structurelles ? Enchâssé dans l’entité géopolitique des Grands Lacs, le Kivu est partie prenante, d’un système régional de conflits. La guerre qui s’y déroule constitue une sérieuse entrave à la reconstruction de la RDC, et une menace pour la stabilité de toute la région : aujourd’hui plus que jamais le Kivu est la poudrière de l’Afrique Centrale.

Les tentatives de règlement politique qui se sont succédé depuis plus d’un an se soldent par un échec. La diplomatie a été balayée par les dynamiques de guerre. Les (bonnes) résolutions concernant le désarmement des groupes armés illégaux ne sont jamais allées au-delà de l’effet d’annonce. Un communiqué commun signé à Nairobi par la RDC et le Rwanda le 9 novembre 2007 visant notamment le désarmement des milices est resté lettre morte. Du 6 au 23 janvier 2008, une «Conférence sur la paix, la sécurité et le développement», réunie à Goma après de graves revers des forces armées congolaise en décembre 2007 a initié le processus dit «Amani» (paix en swahili) auquel adhérèrent 22 groupes armés. Cette conférence qui s’est à nouveau prononcée sur le désarmement de toutes les milices4 s’est avérée tout aussi vaine que les initiatives précédentes, ce qui donne l’impression que chaque réunion vouée à la recherche de la paix est comme le prélude à une recrudescence des combats. Ce qui se joue derrière l’orchestration médiatique des conférences relève d’une diplomatie de poker menteur.

Les déclarations conjointes des belligérants et leurs embrassades, ne sont que des mises en scène masquant la réalité brutale d’une guerre qui risque de durer encore longtemps. Amani bien vite oublié, la guerre a repris de plus belle en août 2008 pour redoubler d’intensité en octobre, faisant fi de l’embargo sur les armes annoncé par le Conseil de Sécurité de l’ONU quelques mois plus tôt. Les troupes du CNDP après s’être emparé de Rutshuru se sont approchées de Goma, avant de se replier à une quinzaine de kilomètres de la capitale du Nord Kivu. Le statu quo actuel – provisoire sans aucun doute – est mis à profit par l’ONU pour tenter une nouvelle médiation confiée à l’ancien Président du Nigeria Olusegun Obasandjo, secondé par l’ancien Président de la Tanzanie Benjamin Mpaka. Cette initiative aura-t-elle plus de succès que les précédentes ? Rien n’est moins sûr, tant la situation est complexe, les acteurs nombreux, les intérêts multiples, les haines empilées sous l’effet du malheur et de son exploitation politique. Les toutes dernières résolutions adoptées le 22 décembre 2008 par le Conseil de Sécurité traduisent toutefois une inflexion de l’ONU qui semble décidée à rendre plus robuste le mandat de la MONUC et à la doter de moyens supplémentaires5.

Un court article ne permet pas d’explorer à fond toutes les facettes du drame humain qui se déroule au Kivu. J’essayerai d’en donner quelques clés de compréhension en dressant l’état des acteurs et des enjeux.

Acteurs et forces en présence

La phase actuelle de la guerre du Kivu est dominée par les combats opposant les troupes rebelles du général Laurent Nkunda à l’armée congolaise et ses alliés locaux. Le théâtre des opérations militaires se situe dans la province du Nord-Kivu, plus précisément dans deux territoires, celui de Rutshuru, frontalier du Rwanda et de l’Ouganda, et celui du Masisi. Parmi les acteurs partie prenante au conflit, on distinguera pour des raisons de clarté, les acteurs intérieurs et les acteurs extérieurs.

Les acteurs intérieurs

Cinq principaux acteurs sont directement impliqués dans le conflit.

Le Congrès National pour la Défense du Peuple, CNDP

Ce mouvement politico-militaire est issu au départ de populations rwandophones, désignées sous l’appellation générique de «Banyarwanda» et plus précisément de leur composante tutsie «Banyamulenge»6. Son chef, le général Laurent Nkunda, a justifié sa rébellion par la nécessité de protéger les Tutsis du Congo, dont la sécurité et les intérêts économiques apparaissent menacés depuis que la mise en œuvre des accords de Pretoria7 a modifié la configuration géopolitique de la nouvelle République Démocratique du Congo. Il a créé à cet effet l’Anti-Genocide Team (devenu par la suite le Comité militaire pour la défense du peuple, CMDP) au lendemain du massacre des Banyamulenge réfugiés dans le camp burundais de Gatumba8. Résultant de la fusion, en août 2005, entre le CMDP et l’ONG Synergie Nationale pour la Paix et la Concorde (SNPC), le CNDP s’est doté de statuts en juillet 2006, entérinant ainsi sa création. Son siège politique est situé dans le territoire de Masisi. Son aile militaire, dénommée «Armée nationale congolaise (ANC)» est dirigée par le général Bosco Ntaganda – ou était, car une «guerre des chefs» vient de se déclarer en janvier 2009, ce dernier contestant désormais l’autorité de Nkunda qu’il accuse d’être un obstacle à la paix9.

De profondes affinités rapprochent les Tutsis congolais de ceux du Rwanda. Un certain nombre de cadres militaires du CNDP, dont Laurent Nkunda lui-même, s’étaient engagés au côté du Front Patriotique Rwandais jusqu’à la prise du pouvoir à Kigali en juillet 1994. Il en est resté des liens personnels avec l’armée rwandaise, la Rwanda Defense Forces (RDF). Nkunda participa activement à la campagne de Laurent Désiré Kabila qui devait renverser le régime de Mobutu en 1997. Lorsque la rébellion contre Kinshasa se déclencha en 1998, ce sont des militaires tutsis, soutenus par le Rwanda, qui ont constitué l’ossature des forces armées du RCD-Goma10, lequel exerça le pouvoir au Kivu pendant la durée de la guerre civile. Au printemps 2004, à peine un an après le retrait des troupes rwandaises et ougandaises de l’Est du Congo, une partie de ces militaires est entrée en dissidence sous la houlette de Nkunda. Après plusieurs tentatives destinées à les intégrer dans la nouvelle armée congolaise (FARDC), le processus dit de «mixage» ou de «brassage» s’est finalement soldé par un échec préludant à la reprise des combats fin 2007.

Cette trajectoire explique en grande partie l’efficacité des troupes du CNDP. Aguerries dans les combats passés, elles maîtrisent l’art de la guerre ; structurées autour d’un encadrement tutsi bien que de plus en plus ouverte à des recrutements de combattants d’autres ethnies, elles ne connaissent pas les faiblesses de l’armée congolaise qui ne parvient pas à devenir «nationale». Fortes enfin du soutien de Kigali, notamment en logistique et en équipements, elles représentent la composante armée la mieux organisée et la plus déterminée de tous les belligérants. Ses effectifs sont évalués entre 4000 et 7000 hommes. Depuis ses premières victoires sur les FARDC, les forces armées du CNDP n’ont cessé de monter en puissance ; à l’automne 2008 elles se sont emparées d’une grande quantité d’armes et de munition lors de la prise du camp militaire de Rumengabo, situé au nord de Goma. Dans les zones qu’il contrôle, estimées au tiers des territoires de Rutshuru et de Masisi, le CNDP s’organise sur le modèle de l’État. Il prélève divers «impôts» : dîmes sur les productions agricoles, taxes sur le charbon de bois, péages routiers, contributions des commerçants etc. Il exerce par ailleurs un contrôle sur le poste frontière de Bunagana où il prélève une part des recettes douanières de l’Office des douanes et accises (OFIDA). Deux sites web lui servent de support d’information et de propagande11. La diaspora tutsie participe en outre à son financement.

Les objectifs de Nkunda se sont élargis depuis 2007, tout comme le rayonnement du CNDP qui recrute désormais largement au delà du périmètre tutsi pour se donner la stature d’un mouvement national. A l’agenda local (protection des Tutsis et lutte contre les groupes armés Hutus considérés comme des acteurs du génocide de 1994), s’ajoute l’ambition de jouer un rôle sur la scène nationale. Nkunda se construit un personnage ambivalent, et inquiétant, «la Bible dans une main, une kalachnikov dans l’autre»12. Tantôt guerrier, tantôt pasteur évangélique, le général se taille un costume de chef militaire et de leader politique aux accents de prophète. Pense-t-il à étendre la guerre au-delà du Kivu avec la prise du pouvoir à Kinshasa en ligne de mire? L’épopée Kabila continue à faire rêver, mais l’histoire ne se répète pas. Autre hypothèse communément véhiculée, Nkunda serait le cheval de Troie d’un Rwanda qui envisagerait une expansion territoriale à l’ouest, à tout le moins la récupération des territoires dont l’accord germano-belge de 1910 l’a amputé13. Le dogme de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation pourrait bien connaître ici un premier accroc. Cette hypothèse n’est jamais énoncée officiellement, mais côté Congo on attribue des intentions expansionnistes au Rwanda qui de son côté ne se prive pas d’évoquer la «spoliation» territoriale consécutive au tracé frontalier colonial. Les interventions du Rwanda dans l’Est de la RDC ne sont toutefois justifiées par Kigali qu’en raison de la nécessité de combattre les «forces négatives» hutues, ces anciens «génocideurs» qui ont trouvé refuge au Kivu et constituent un fort potentiel d’insécurité.

Le Front Démocratique de Libération du Rwanda, FDLR

C’est sous ce label que les survivants des FAR (Forces Armées Rwandaises durant la période où les Hutus exercèrent la pouvoir) et des miliciens interahamwe, acteurs centraux du génocide de 1994, ont cherché à se donner une respectabilité politique. Depuis la destruction en 1996 des camps de réfugiés hutus installés au Zaïre, une dizaine de milliers de rescapés ont trouvé refuge dans les forêts du Kivu où ils ont fini par s’installer durablement avec la bienveillance sinon le soutien actif de Kinshasa. Pour Kigali, la présence de ces Hutus en RDC représente une pomme de discorde interdisant toute relation durablement pacifiée entre les deux pays, mais elle est aussi un alibi commode pour légitimer diverses formes d’intervention rwandaises au Kivu. Depuis la recrudescence des combats entre l’armée rebelle de Laurent Nkunda et les forces armées congolaises, le FDLR lutte ouvertement au côté de celles-ci qui lui fournissent armes et munitions. Outre cette source d’approvisionnement, le financement de la composante armée du FDLR provient principalement de l’exploitation des ressources minières dans les zones qu’il contrôle au Nord et au Sud Kivu. Le communiqué commun signé par la RDC et le Rwanda le 9 novembre 2007 soulignait la priorité de s’attaquer au problème du désarmement et du rapatriement des Forces démocratiques de libération du Rwanda. La résolution 1856 du 22 décembre 2008 insiste à nouveau sur ce point, avec raison car aucune sortie de crise n’est imaginable sans ce préalable. Mais il y a plus de dix ans que l’on tient ce discours sans qu’aucune action n’ait été entreprise … La présence des FDLR arrange bien des acteurs en eau trouble.

Les milices Maï-Maï

Ces milices, apparues lors de la rébellion de l’Est du Congo en 1964, ont resurgi à la faveur de la situation chaotique du Zaïre des années 199014. Elle constituent des groupes d’auto-défense des communautés locales et présentent par suite une forte identité ethnique. Les groupes maï maï sont à la fois très autonomes et facilement instrumentalisés par les leaders politiques et autres entrepreneurs de guerre ; leurs alliances sont changeantes, le seul point commun résidant dans le rejet des « étrangers », en l’occurrence les Rwandais et par extension tous les originaires du Rwanda, principalement les Tutsis. Dans le contexte actuel ils combattent au côté des FARDC. Une partie des groupes maï maï s’est récemment structurée au sein du PARECO, coalition des Patriotes Résistants Congolais qui a vu le jour en mars 2007, avec à sa tête le général Sikuli Lafontaine. Selon le tout dernier rapport du groupe des experts de l’ONU de décembre 200815, il s’agirait du troisième groupe armé le plus important après les FDLR et le CNDP. Les relations entre les responsables du PARECO (dont certains sont des fonctionnaires de la RDC) et les forces armées congolaises sont étroites ; des hauts gradés des FARDC ont fourni des munitions aux combattants du PARECO.

Au total, les groupes armés illégaux maï maï, qui recrutent parmi les populations «autochtones», et FDLR constitués de Hutus se retrouvent unis dans leur combat commun contre les Tutsis du CNDP, dans un conflit fortement tribalisé. Leurs combattants sont davantage motivés que des FARDC sans unité et gangrenées par la corruption de leur encadrement.

Les FARDC, Forces Armées de la République Démocratique du Congo

Elles ne constituent toujours pas une armée unifiée, disciplinée et en ordre de marche. L’échec du « brassage » entre les composantes militaires prévu par les accords de paix de Prétoria est patent. Pas seulement au Kivu, comme l’ont montré les violents combats à Kinshasa qui en mars 2007 se sont soldés par l’élimination de la garde prétorienne de Jean-Pierre Bemba, principal opposant au Président Joseph Kabila. La nouvelle armée congolaise présente les mêmes faiblesses que celles des ex-Forces Armées Zaïroises (FAZ) de Mobutu, balayées en 1996-1997 par l’Alliance des Forces Démocratiques de Libération du Congo-Zaïre (AFDL) de Laurent Désiré Kabila : troupes mal payées et contraintes de facto à vivre sur le pays, manque de discipline, coupure entre l’Etat major à Kinshasa et le terrain des opérations, corruption d’officiers plus sensibles à la « politique du ventre » qu’à l’engagement au combat16. La débandade des soldats des FARDC après chaque avancée de l’armée du général Nkunda témoigne de la faiblesse de leurs capacités combattantes, tout comme les actes réitérés de pillage et de violences sur les populations de l’absence de toute éthique militaire.

La MONUC, Mission des Nations Unies au Congo

Créée en novembre 1999, elle est la plus importante et la plus coûteuse des missions actuelles des Nations Unies. Elle compte actuellement quelque 17 000 soldats dont plus de 5 000 au Nord Kivu. En dépit de cet engagement dont le coût annuel se chiffre à plus d’un milliard de dollars US (par comparaison le budget prévisionnel de la RDC pour 2007 dépassait à peine 2 milliards de dollars), il n’est ni exagéré ni provocateur de dire qu’elle a surtout servi à verser de confortables salaires à ses militaires-fonctionnaires. Il est vrai qu’ils sont originaires de pays en développement et que par conséquent la guerre au Kivu participe d’une certaine manière à l’aide internationale en faveur des pays du Sud… 17. Les populations du Kivu, en dehors des prostituées, de quelques chauffeurs recrutés localement, et d’intermédiaires avisés savent quant à elles qu’elles n’ont pas profité de leur présence : l’essentiel des approvisionnements de la MONUC est importé ; surtout, la protection des populations civiles n’a pas été assurée. Le nombre de victimes depuis le début de la guerre civile, établi notamment à partir d’enquêtes de Rescue Commitee, s’élèverait à 4 millions de morts, sinon plus. Les chiffres résultent d’extrapolations qui ne sont pas scientifiquement incontestables ; ils donnent cependant une idée de l’ampleur des souffrances du peuple congolais. Des millions de victimes d’un côté, une dizaine de milliards de dollars dépensés depuis la création de la Monuc de l’autre, la guerre qui repart de plus belle : le bilan est atterrant.

Les Nations Unies envisagent pourtant d’augmenter de quelque 3 000 hommes les effectifs de la MONUC18 : mais quels résultats peut-on en attendre s’il n’y a pas de réelle volonté politique qui permettrait aux casques bleus de s’engager militairement au-delà de leur propre protection ou d’opérations d’interposition sans lendemain ? La préoccupation principale de l’ONU étant qu’il n’y ait aucune victime dans les rangs de ses « soldats », comment pourrait-elle pacifier le Kivu, c’est-à-dire désarmer les FDLR, les Maï-Maï, et les troupes du CNDP ! Les programmes pourtant très modestes dits DDRRR (Désarmement, Démobilisation, Rapatriement, Réinstallation, et Réinsertion) ou, encore plus modestes DDR (Désarmement, Démobilisation, Réinsertion) qu’elle a mis en place donnent surtout du grain à moudre aux humoristes congolais. L’inefficacité de l’ONU n’est toutefois pas le seul fruit de sa lourdeur bureaucratique : on peut supposer qu’elle traduit aussi l’absence d’une concordance de vues entre les membres permanents du Conseil de Sécurité, notamment entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne d’une part, la France de l’autre.

L’escalade d’un conflit qui menace «la paix et la sécurité internationale dans la région» a fini par convaincre le Conseil de Sécurité de muscler son action en RDC en la concentrant dans l’est de la RDC. Outre ses missions actuelles (protection des civiles, désarmement et démobilisation des groupes armés illégaux…) la MONUC est désormais clairement mandatée pour «Utiliser ses moyens de surveillance et d’inspection pour empêcher les groupes armés illégaux de bénéficier d’un appui provenant du trafic des ressources naturelles». La résolution 1856 «engage tous les États, en particulier ceux de la région, à prendre les mesures voulues pour mettre fin au commerce illicite de ressources naturelles». Dans la foulée, la résolution 1857 élargit l’arsenal des sanctions qui incluent désormais «les personnes ou entités appuyant les groupes armés illégaux… au moyen du commerce illicite de ressources naturelles». L’exploitation des ressources comme facteur de perpétuation du conflit est donc clairement ciblée. Reste à savoir si la MONUC et les États membres de l’ONU réussiront à passer de l’intention, dont l’enfer comme chacun sait est pavé, à l’acte.

Les forces extérieures

Les acteurs africains

Les voisins : l’ombre du Rwanda

Le Rwanda est un acteur essentiel de la guerre du Kivu. Non seulement parce que la déstabilisation de l’Est de la RDC est la conséquence directe de ses problèmes internes (surpeuplement et exportation de ses violences intercommunautaires), mais aussi parce que Kigali essaye d’exercer un contrôle sur l’Est du Kivu, tant pour sa sécurité que pour s’approprier des terres et des ressources minières. L’Ouganda a aussi des visées économiques sur le nord de la province, mais il est surtout concerné par le conflit, à certains égards comparable, de l’Ituri.

La question de l’implication du Rwanda dans la guerre du Kivu fait toujours problème car elle pose in fine celle du périmètre de l’État. Le chevauchement d’identités ethniques transfrontalières et d’appartenances nationales dessine des configurations complexes et des statuts ambigus. Pour les adversaires de Nkunda, qui lui-même se revendique Congolais à part entière, il ne fait aucun doute qu’il est à la solde de Kagame. L’engagement au début des années 1990 d’un grand nombre de Tutsis du Congo auprès du FPR et l’étroite collaboration entre le Rwanda et le RCD Goma entre1998-2002 ont créé des solidarités actives, au point qu’il est difficile de faire le partage entre ce qui est «congolais» et «rwandais» – une ambivalence qui alimente l’hostilité des autres groupes ethniques du Kivu. En s’appuyant sur des réseaux transfrontaliers, familiaux, culturels, ou d’affaires, le Rwanda reste en tout cas un acteur omniprésent sur la scène économique, politique et militaire du Kivu. Son appui au CNDP, sans être inconditionnel pour des raisons de stratégie politique propre à Kagame, s’exerce sans doute moins dans le domaine militaire sauf peut-être dans la zone frontalière, que dans celui des services, télécommunication, système bancaire, facilités commerciales etc. Il se pourrait que le CNDP soit en train de se substituer au RCD-Goma comme acteur privilégié des relations avec le Rwanda.

Les puissances régionales : les ambitions de l’Angola

A la faveur du conflit dans l’Est de la RDC se redessinent des alliances actualisant en partie la situation qui prévalut pendant la guerre civile, justement qualifiée de «première guerre continentale» africaine. Parmi les deux principaux alliés de Kinshasa, le Zimbabwe est aujourd’hui hors course car très affaibli par la crise politique qui le paralyse et a ruiné son économie. En revanche, l’Angola entend jouer un rôle régional à la hauteur de sa nouvelle richesse pétrolière : son soutien à la RDC en échange d’avantages économiques, est aussi un moyen de damer le pion aux ambitions du Rwanda. Plusieurs témoignages ont récemment fait état de la présence d’Angolais au Kivu. Selon le journal Le Potentiel publié à Kinshasa il pourrait s’agir d’instructeurs et d’officiers du renseignement19. On ne dispose toutefois pas d’informations précises quant à l’éventualité d’une intervention militaire de l’Angola aux côtés de la RDC, mais si cela se confirmait ce serait le signe d’une nouvelle régionalisation du conflit.

Les acteurs non-africains

La guerre du Kivu est une guerre africaine ; on se massacre entre Africains, en tuant de préférence des civils ce qui fait courir moins de risques aux détenteurs de « kalach » et autres armes de plus en plus destructrices. Loin est le temps où les mercenaires, dans les années 1960, avaient fait du Congo le terrain de leurs aventures.Toutefois, il ne faut pas perdre de vue qu’aucun des belligérants ne possède d’usine d’armement et que la guerre par conséquent est alimentée par le commerce mondialisé et généralement illicite des armes, munitions et autres équipements militaires (jusqu’à l’habillement). Les systèmes de télécommunication, en particulier le téléphone portable, qui jouent un rôle essentiel dans des guerres de mouvement sont contrôlés par des groupes internationaux. Le Rwanda constitue un proche et efficace relais logistique pour les rebelles tutsis.

Si les grandes puissances nord-américaines, européennes et aujourd’hui asiatiques jouent un rôle incontestable en amont du conflit en fournissant les armes, elles exercent une action décisive en aval car ce sont elles qui achètent les produits miniers et financent donc indirectement les groupes armés illégaux qui contrôlent la production. Ce cercle vicieux est dénoncé depuis des années sans beaucoup d’effet, quant bien même quelques entreprises européennes impliquées dans le commerce des métaux ont cessé leurs activités au Congo sous la pression d’ONG internationales comme Global Witness20. La mise en application du processus de Kimberley concernant le diamant ou de l’Initiative pour la Transparence des Industries Extractives (ITIE) suppose au préalable la pacification des zones minières et la normalisation de l’exploitation. On en est très loin, les grandes puissances se souciant finalement peu de ce qui se passe dans les forêts recluses du Kivu.

Les facteurs de guerre dans la «poudrière» du Kivu

L’éditorial de La Lettre de la Cade de novembre 2008 analyse la guerre du Kivu dans les termes suivants : « cette tragédie… n’est pas une guerre ethnique, même si l’on retrouve de part et d’autre des Hutus et des Tutsis, même si l’instrumentalisation de l’ethnisme reste une tentation pour les belligérants. Cette guerre … est à la fois la rébellion d’un jeune général ambitieux et une empoignade sordide pour le contrôle de ressources minières et de profits considérables totalement incontrôlés. Elle est aussi le troisième acte du génocide rwandais de 1994, le second s’étant déjà joué au Kivu. Elle est enfin le résultat des insuffisances politiques et militaires d’une ONU affaiblie par une politique américaine devenue l’otage de sa guerre contre le terrorisme»21. A ces causes du conflit manque toutefois un élément essentiel : la dimension géo-démographique.

L’imbroglio identitaire : la dimension ethnique

Dans le mille-feuilles des identités, trois grandes strates d’antagonismes peuvent être identifiées :

Autochtones/étrangers

Le Kivu a longtemps été une terre d’accueil pour les migrants originaires du Rwanda. Moins peuplé que celui-ci, il lui a servi d’exutoire démographique : les migrations spontanées ou organisées par l’administration coloniale belge dans le cadre de la Mission d’Immigration des Banyarwandas (MIB) mise en place en 1937, ont drainé des flux de migrants estimés à 200 000 pour la période coloniale et 100 000 pour la première décennie d’indépendance. Bien qu’il n’y ait pas eu de recensement démographique depuis 1984 et que les comptages ethniques soient l’objet de manipulations, il est avéré que les districts de Rutshuru et du Masisi sont majoritairement peuplés de rwandophones. Dans le Bwisho (au nord-est de Rutshuru) jadis dépendant du royaume du Rwanda leur présence a des racines anciennes. Au Masisi la migration n’a pris toute son importance qu’à partir du mandat belge. Les populations réputées «autochtones», c’est-à-dire installées avant l’arrivée des migrants rwandais, se sont senti progressivement dépossédées de leurs prérogatives foncières et des droits symboliques qui s’y rattachent.

Les tensions se sont cristallisées autour du foncier et de la question de la nationalité. La révision en 1981 dans un sens restrictif des critères permettant de se revendiquer comme Congolais (à l’époque Zaïrois) a privé des dizaines de milliers de Banyarwanda de la nationalité congolaise22, envenimant les relations inter-communautaires. A partir de 1990, les perspectives d’un retour à une démocratie électorale ont renforcé la crainte des autochtones, là où ils sont aujourd’hui minoritaires, de passer sous la coupe de ceux qu’ils considèrent encore souvent comme étrangers. A Kinshasa la Conférence Nationale avait d’ailleurs fermé ses portes aux rwandophones sous prétexte de «nationalité douteuse»23. C’est dans ce contexte que les tensions interethniques au Masisi ont dégénéré en 1993 en violences armées opposant les autochtones (principalement les Hunde) et les Banyarwanda (Tutsis et Hutus) ; elle ont provoqué plusieurs milliers de morts24. Aujourd’hui les tensions sont à nouveau exacerbées, la guerre ayant tendance à bipolariser les antagonismes entre les Banyarwanda tutsis et les groupes ethniques autochtones du Nord-Kivu récemment regroupés dans le «G7» (Nande, Hunde, Kuymu, Nyanga, Tembo, Kano, Mbuti).

Hutus/Tutsis

Au début de l’année 1994, un terme avait été mis aux massacres du Masisi grâce notamment à l’intervention des autorités coutumières. Quelques mois plus tard une catastrophe d’une tout autre ampleur s’abattait sur le Kivu : le déferlement massif des Hutus fuyant le Rwanda devant l’avancée victorieuse de l’armée du Front Patriotique Rwandais (FPR). La guerre du Rwanda, sur fond d’exaspération des haines entre Hutus et Tutsis jusqu’au paroxysme du génocide de 1994, étendit alors ses métastases au Kivu. L’installation durable de plus d’un million de Hutus dans des camps de réfugiés situés à proximité de la frontière rwandaise25 contribua à déstabiliser une région déjà fragile, réactivant l’hostilité des autochtones envers les Banyarwanda, mais surtout envers les Tutsis congolais, lesquels ne cachaient pas leurs sympathies pour le nouveau régime de Kigali. Plusieurs milliers d’entre eux avaient d’ailleurs rejoint les rangs de l’Armée Patriotique Rwandaise (APR). Beaucoup participèrent à l’opération militaire initiée par le Rwanda pour éliminer les camps de réfugiés du Kivu. Ils servirent de couverture à l’offensive de l’automne 1996 et firent le lit de l’AFDL26 de Laurent Désiré Kabila. Ils prirent part à la destruction des camps et aux massacres massifs de Hutus qui l’ont accompagnée. Si les rescapés qui forment aujourd’hui l’ossature du FDLR ont pu maintenir leur présence au Kivu, c’est avec la complicité de certaines autorités locales hostiles aux Tutsis. Cette hostilité recouvre souvent des rivalités économiques, comme c’est par exemple le cas parmi les Nande de Butembo et de Béni dont les grands commerçants sont en concurrence avec les Tutsis. On assiste ainsi à des recompositions des antagonismes ethniques, les autochtones pouvant se rapprocher des Banyarwanda hutus dans des alliances de circonstance contre les Tutsis.

Kivutiens/Congolais

Dans le kaléidoscope changeant des identités, la géographie joue aussi sa partition. Eloignés de plus de 1 500 km à vol d’oiseau de la capitale, le Nord et le Sud-Kivu entretiennent peu de relations économiques avec l’ouest du Congo. Les échanges sont tournés vers l’Afrique de l’Est et l’Océan Indien. La guerre civile a, par la force des choses, renforcé les tendances centrifuges d’une périphérie coupée de l’hinterland congolais. Les programmes de reconstruction des infrastructures de communication ne sont pas suffisamment avancés pour que le Kivu soit à nouveau ancré à l’espace économique congolais. Pendant les années de gouvernement du RCD-Goma, l’est du Congo a expérimenté une autonomie de gestion qui a conforté le sentiment «kivutien». Le rétablissement d’une administration centralisée à partir de 2003 s’est très vite heurté à des résistances envers la lointaine bureaucratie de Kinshasa qui paralyse plutôt qu’elle ne favorise la gestion des affaires locales. La décentralisation, inscrite dans la nouvelle Constitution promulguée en 2006, accorde de larges prérogatives aux régions, mais elle n’est pas encore en place et se heurte à la question de la répartition des recettes fiscales dont 40 % doivent en principe revenir aux régions. En attendant, un rejet commun des tracasseries de l’administration centrale conforte l’identité kivutienne. L’attachement au « pays » et une communauté régionale d’intérêts économiques pourraient transcender les clivages ethniques et solidariser les habitants du Kivu dans leur revendication d’une reconnaissance de leur spécificité à l’intérieur du Congo. A condition bien sûr que les armes se taisent.

A ces trois couples dialectiques on pourrait en ajouter un quatrième si on ne craignait pas d’apporter de l’eau au moulin d’une certaine paranoïa concernant la francophonie : en Afrique centrale, le Kivu en représente le bastion avancé, aux frontières d’une anglophonie qui progresse dans les espaces disputés des Grands Lacs. Au Rwanda, jusqu’alors majoritairement francophone, le groupe minoritaire qui a conquis le pouvoir par les armes est constitué de Tutsis anglophones (conséquence de leur long séjour dans les camps de réfugiés en Ouganda). Paul Kagame se refuse généralement à s’exprimer en français. En octobre 2008, Laurent Nkunda, interrogé sur RFI, s’est exprimé en anglais, alors qu’il est parfaitement francophone : est-ce un signe d’allégeance au pouvoir tutsi-anglophone qui règne à Kigali?

L’exploitation illicite des ressources minières :
une curée généralisée

Le Kivu, à l’instar de l’ensemble de la RDC, est l’illustration exemplaire de la « malédiction des matières premières » dénoncée par maintes ONG. La guerre, l’exploitation des ressources naturelles et la corruption s’auto entretiennent. Le secteur minier du Kivu a été dominé par la production de cassitérite, jusqu’à l’effondrement du marché de l’étain en 1985. Un brutal regain d’activité minière a suivi l’explosion de la demande mondiale de tantale27 à la fin des années 1990. Ce métal se trouve en effet en abondance dans le sous-sol du Kivu sous la forme d’un minerais composite, la colombo-tantalite, en abrégé coltan28. Il se trouve que la fièvre du coltan a correspondu à la période d’occupation du Kivu par les militaires rwandais et ougandais, période durant laquelle toutes les ressources naturelles, bois, or, coltan ont fait l’objet d’un pillage systématique, dénoncé à partir de 2001 par un groupe d’experts mandatés par l’ONU29.

L’économie minière est très réactive au marché mondial. Les cours du tantale dont le Kivu n’est au demeurant qu’un petit producteur en comparaison notamment de l’Australie, se sont effondrés après l’éclatement de la bulle spéculative en 2000. En revanche, le minerai d’étain est aujourd’hui fortement réévalué. Les « creuseurs » les négociants et les comptoirs d’achat, acteurs locaux d’une activité essentiellement artisanale s’adaptent aux évolutions d’un marché dominé par quelques grands courtiers internationaux et industriels nord-américains, européens et asiatiques30. Pour Global Witness, «la situation actuelle dans l’est de la RDC illustre le fait que l’on ne s’attaque pas, à l’échelle internationale, aux liens entre le conflit armé et le commerce mondial des ressources naturelles»31.

L’économie minière s’articule étroitement avec la guerre et l’insécurité. Tous les acteurs du conflit participent au pillage des ressources, soit pour financer l’achat d’armes, soit pour des raisons d’enrichissement personnel. Le premier groupe d’experts de l’ONU avait déjà mis en évidence le fait que l’exploitation des ressources naturelles, de moyen de financement du conflit en était devenue la finalité, et donc la cause de sa perpétuation. Les rapports, jusqu’au plus récent, remis le 12 décembre 2008 au Conseil de Sécurité, ne sont rendus que partiellement publics car la dénonciation nominale des acteurs, notamment des proches de chefs d’Etat, est politiquement délicate. Mais ils sont suffisamment explicites pour confirmer que l’on est toujours dans le même schéma d’exploitation illicite qui au fond satisfait tous les acteurs. Une enquête réalisée en juillet-août 2008 par Global Witness aboutit aux mêmes conclusions : tous les groupes militaires sont impliqués dans l’exploitation illicite des ressources minières.

Le dernier rapport du groupe d’experts donne des précisions quant au partage de facto des territoires miniers entre les groupes armées illégaux, mais aussi les militaires des FARDC. Les FDLR détiennent les positions les plus importantes ; ils comptent parmi eux de grands commerçants qui négocient avec les comptoirs de vente ayant pignon sur rue, y compris au Rwanda32. Plusieurs brigades des FARDC ne sont pas en reste et tirent profit de l’exploitation minière, conjointement avec les FDLR ou le PARECO. Pour ne donner qu’un exemple, les FDLR contrôlent l’exploitation minière artisanale dans le parc national de Kahuzi Bieza ; la production est évacuée par l’aérodrome de Lulingu sous contrôle de la 18e brigade des FARDC. Les acheteurs à Goma et Bukavu sont parfaitement au fait de la provenance de ces minerais (cassitérite, coltan), d’autant plus qu’ils préfinancent souvent les négociants qui, eux, sont au contact direct des groupes armés contrôlant la production. L’opacité des réseaux de commercialisation arrange beaucoup de monde. Les circuits de l’or sont particulièrement opaques, les activités illégales profitant aux groupes armés, aux commerçants, aux transporteurs, aux douaniers, etc. avant que l’or s’envole pour Doubaï, désormais sa destination de prédilection.

Dans un contexte d’anomie généralisée, la seule loi qui prévale sur le terrain est celle de la kalachnikov. Mais si le conflit perdure c’est en grande partie parce que beaucoup d’acteurs extérieurs y trouvent leur intérêt. Pour le Rwanda, la perpétuation de la confusion au Kivu favorise son entreprise de peuplement, ses positions économiques dans la commercialisation des ressources minières et son influence politique. Pour les multinationales et plus généralement toutes les entreprises mondialisées, les productions extraites du sous-sol du Kivu par une multitude de creuseurs misérables sont une aubaine car mises sur le marché à vil prix elles permettent des bénéfices considérables tout au long d’une chaîne de commercialisation où les activités réputées licites frayent sans vergogne avec le monde obscur de l’illicite.

La bombe démographique et le nœud gordien du foncier

Les questions identitaires, les ambitions politiques, l’exploitation des ressources naturelles n’explicitent que partiellement un conflit qui renvoie en dernière instance à des causes beaucoup plus profondes.

Les guerres de la région des Grands Lacs peuvent en effet s’analyser comme des violences du trop-plein. Les petits espaces du Rwanda et du Burundi, corsetés depuis la colonisation par des frontières rigides, sont pris au piège d’une nasse démographique. La forte baisse de la mortalité amorcée pendant la colonisation n’a pas été suivie par une baisse significative de la fécondité : celle-ci est encore proche de 6 enfants par femme au Rwanda, 6,8 au Burundi. Le taux de croissance approche les 3% par an conduisant à un doublement de la population en 25 ans. Or, avec près de 10 millions d’habitants au Rwanda en 2008 la densité atteint déjà 380 hab./km2, ce qui est beaucoup pour un pays rural à près de 90 %. Chaque famille paysanne ne dispose plus en moyenne que de 40 ares de terre à cultiver. Qu’en sera-t-il demain? La question n’est plus seulement de savoir comment vivront dans une génération 20 millions de Rwandais, mais où.

Comme les vents, les mouvements migratoires vont des hautes pressions vers les basses pressions, ici démographiques : la migration vers l’ouest, vers les terres moins peuplées du Kivu s’inscrit dans l’ordre des choses et dans le temps long. Elle n’a pas posé de problème tant qu’il y eut d’abondantes disponibilités foncières. Ce n’est plus le cas, même si l’acuité des problèmes est inégale du fait d’une répartition différenciée des densités33 : en quelques décennies, la saturation foncière a complètement changé la donne, multipliant les conflits pour la terre, dressant les autochtones contre les étrangers dans un contexte juridique confus où droits coutumiers et droit moderne incarné par l’Etat se chevauchent34. Circonstance aggravante, les migrants tutsis sont principalement des éleveurs qui ont besoin de vastes étendues pour leurs troupeaux. Ils ont trouvé des conditions idéales pour leur activité dans les pâturages d’altitude, mais la constitution de grands domaines d’élevage réduit d’autant les terres de culture35. La question foncière constitue le fondement socioéconomique structurel des conflits du Kivu, lieu d’une véritable «conquête foncière» liée à une immigration mal contrôlée depuis les indépendances36. La création du vaste parc national des Virunga sous l’administration belge a en outre soustrait 780 000 hectares à l’activité agro-pastorale, au cœur de la zone la plus peuplée du Nord Kivu. Celle de Kahuzi Bieza 600 000 ha au Sud Kivu.

Pendant la guerre civile, les troupeaux ont beaucoup souffert de la présence de militaires, quels qu’ils soient. Seuls quelques grands ranchs protégés par des milices armées ont pu sauver une partie du cheptel. Après des années de décapitalisation, les éleveurs reconstituent leur troupeau : des convois de camions chargés de bovins provenant du Rwanda en direction du Masisi restaurent le patrimoine des Tutsis – réactivant par là même l’hostilité des agriculteurs autochtones qui s’estiment privés des terres nécessaires pour eux-mêmes et pour leurs enfants. Les restrictions au pacage imposées au Rwanda renforcent cette migration bovine. Selon le rapport des Experts, des transactions foncières ont lieu dans les zones contrôlées par le CNDP : bénéficiaires, des hommes d’affaires proches des rebelles, et des officiers. Les violences récurrentes entre Maï Maï et Tutsis ont pour principal fondement cette compétition pour une terre de plus en plus rare et donc disputée : elles ne sont pas prêtes de s’arrêter.

La question foncière, principale cause des violences inter-ethniques, ne date pas d’aujourd’hui, mais elle n’a cessé de s’aggraver au rythme d’une croissance démographique qui fait de la terre l’enjeu central des conflits sociaux.37 Les mutuelles agricoles apparues après l’indépendance eurent d’emblée une forte identité ethnique. L’ACOGENOKI, Association coopérative des groupements d’éleveurs du Nord-Kivu était à dominante tutsie, tandis que la MAGRIVI, Mutuelle agricole des Virunga (Nord-Kivu) représentait les intérêts des agriculteurs hutus. On mesure à travers ces mutuelles l’articulation étroite entre enjeux fonciers et crispations identitaires dans un contexte de pression démographique critique. La situation devient chaque année plus insoutenable dans ce petit espace saturé d’Afrique centrale où la guerre semble s’être substituée aux famines comme régulateur démographique. La dernière grande famine, en 1943-1944, aurait fait selon certaines sources un million de victimes au Rwanda-Urundi, dont plus de la moitié au Rwanda pour une population de l’ordre de 2 millions de personnes. Si ces chiffres étaient exacts, cela représenterait une énorme saignée d’environ 25 % de la population38. Famines, massacres, provoquent de terribles à-coups démographiques qui traduisent un déséquilibre structurel entre population et ressources. Les thèses dites « néo-malthusiennes » comme celle de l’école de Toronto qui autour du politologue Thomas Homer-Dixon s’intéressent aux conflits environnementaux et aux liens de causalité entre pénurie et conflit peuvent être sans difficulté appliqués à la situation du Kivu.

Sans une politique de population résolue portant sur l’organisation des flux migratoires et surtout sur les moyens de ralentir la croissance démographique dans ces hautes terres africaines qui comptent parmi les plus prolifiques du monde, il n’y a aucun espoir d’apaisement durable des tensions et de disparition des terribles violences périodiques qui rythment l’histoire des Grands Lacs depuis quelques décennies. Quand on connaît les effets d’inertie démographique, on ne peut que s’inquiéter de l’absence des questions de population dans les initiatives visant à restaurer la paix dans la région. Les sommes faramineuses dépensées sans résultat tangible par l’ONU seraient plus utiles si elles étaient consacrées au développement socio-économique et à la résolution de cette question cruciale qui conditionne toutes les autres. Les politiques actuelles, qu’elles soient nationales ou portées par des acteurs internationaux, restent malheureusement à courte vue, car elles ne vont pas au fond en ignorant le lien étroit entre guerre et démographie.

Notes

  1. Au moment où j’achevais ce texte, en décembre 2008, est parue la première biographie de Laurent Nkunda, qui est en même temps l’étude la plus actuelle du Kivu dans son environnement politique régional : Stewart Andrew Scott, Laurent Nkunda et la rébellion du Kivu. Au cœur de la guerre congolaise, Karthala, 2008. J’en ai intégré quelquesinformations ponctuelles.
  2. Pourtier Roland, « La guerre au Kivu : un conflit multidimensionnel », Afrique contemporaine, n° 180, octobre-décembre 1996, pp15-38.
  3. Les exploitations modernes du Masisi approvisionnaient Kinshasa par avion en fromage, viande et légumes « européens ».
  4. Aloys Tegera, La Conférence de Goma et la question de la présence des FDLR au Sud et Nord Kivu : Etat des lieux , Goma, Pole Institute, mars 2008. www.pole-insitute.org
  5. Résolution 1856 (2008), Adoptée par le Conseil de sécurité à sa 6055e séance, le 22 décembre 2008.
  6. Banyarwanda signifie « les gens du Rwanda », Banyamulenge « les gens de Mulenge » du nom d’un village du massif de l’Itombwé, à l’ouest du lac Tanganyika, habité par des pasteurs tutsis. Avec l’ethnicisation croissante des rapports sociétaux, le terme de Banayamulengue a tendance à englober l’ensemble des Tutsis du Congo.
  7. Conclus en 2002 ces accords ont mis un terme à la guerre civile congolaise (1998-2002). Dans le cadre de ces accords, les militaires rwandais et angolais ont quitté l’est du Congo en 2003, sans pour autant que ce retrait règle les problèmes de ces régions frontalières sous tension comme en témoignent les conflits en Ituri et au Kivu.
  8. Massacres perpétrés dans ce camp de réfugiés proche de la frontière congolaise par des FDLR et leurs alliés Maï Maï dans la nuit du 13 au 14 août 2004.
  9. Le général Bosco Ntaganda a déclaré le 5 janvier 2009 qu’il avait déposé Laurent Nkunda, mais il ne semble pas suivi par les autres militaires. Surnommé « Terminator » pour ses méthodes expéditives, cet ancien associé de Thomas Lubanga dont le procès devant la Cour Pénale Internationale doit commencer dans quelques mois à de Haye, est lui-même sous le coup d’un mandat d’arrêt de la CPI pour recrutement d’enfants de moins de quinze ans.
  10. Une des branches du Rassemblement Congolais pour la Démocratie, principal acteur politique de la rébellion dans l’Est du Congo. Créé en août 1998 il a par la suite éclaté sous l’effet de rivalités politico-ethniques : le RCD-Goma représentait les Tutsis du Kivu, le RCD-ML (Mouvement de Libération) les Nande qui vivent dans la partie nord de la province (Butembo, Béni).
  11. www.kivupeace.org et www.cndp-congo.org
  12. Rémy Jean-Philippe, « Le ‘général’ Nkunda prêche, la Bible dans une main, une kalachnikov dans l’autre », Le Monde, 11 décembre 2008.
  13. Le Bwisho, d’où est originaire Nkunda, dépendait du royaume du Rwanda avant le tracé des frontières qui a privilégié le référent hydrographique (ligne de partage des eaux entre bassin du Congo et du Nil) aux données de l’histoire.
  14. Le mot maï maï (ou Mayi Mayi) fait référence à l’eau (maï), les balles des ennemies étant censées se vaporiser au contact du corps rendu invincible par des pratiques magiques. Les combattants ont vite compris qu’un grigri ne dispensait pas de recourir aux armes modernes.
  15. Rapport du groupe des experts de l’ONU sur la RDC, remis au Conseil de Sécurité de l’ONU le 12 décembre 2008.
  16. Le rapport du groupe des experts de l’ONU sur la RDC du 12 décembre 2008 donne des informations précises sur les ventes d’armes par des officiers des FARDC, y compris au CNDP.
  17. Au 7-10-2008, les principaux contingents par nationalité se répartissaient ainsi : Inde (4372), Pakistan (3551), Bangladesh (1330), Uruguay (1324), Afrique du Sud (1056), Népal (1030). Source ONU.
  18. Selon la résolution 1856 du 22 décembre 2008 les effectifs de la MONUC pourraient atteindre en 2009 jusqu’à 19 815 militaires, 760 observateurs militaires, 391 personnels de police et 1050 membres d’unités de maintien de l’ordre.
  19. Courrier International n° 941, 13-19 novembre 2008.
  20. Par exemple la société britannique Afrimex, accusée de s’être approvisionné en minerais provenant d’une zone congolaise en guerre. Consulter www.globalwitness.org.
  21. «La guerre du Kivu : des raisons d’espérer ? », La Lettre de la Cade, Coordination pour l’Afrique de Demain, novembre 2008.
  22. Pabanel J.P., « La question de la nationalité au Kivu », Politique africaine, n° 41, mars 1991, pp 32-40. La nouvelle loi sur la nationalité stipule, conformément à la Constitution votée par referendum en 2005, que les personnes résidant sur le territoire à la date de l’indépendance étaient congolaises, mais toutes les ambiguïtés ne sont pas levées dans un pays dont le personnel administratif a montré une grande capacité à fabriquer des papiers contre espèce sonnante et trébuchante.
  23. Expression reprise en Côte d’Ivoire, théâtre elle aussi de ce conflit autochtone-étranger.
  24. En 1965 déjà un conflit violent dit du « Kanyarwanda » avait vu les rwandophones se soulever contre le pouvoir coutumier des Hunde.
  25. Pourtier Roland, « Les camps du Kivu ou la gestion de l’éphémère », in Déplacés et réfugiés : la mobilité sous contrainte, sous la dir. V. Lassailly-Jacob, J.Y. Marchal, A. Quesnel, IRD éditions, 1999, pp 451-477.
  26. AFDL : Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo-Zaïre.
  27. Le tantale est utilisé pour la fabrication des condensateurs des téléphones portables et des consoles de jeux.
  28. De Failly Didier, « Coltan : pour comprendre… », in L’Afrique des Grands Lacs, annuaire 2000-2001, Centre d’études de la région des Grands Lacs d’Afrique, Anvers, L’Harmattan, Paris, 2002, pp 280-306.
  29. Les rapports d’un premier groupe d’experts se sont échelonnés de 2001 à 2003. Face à la dégradation de la situation en RDC, un nouveau « Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo » a été créé en 2007, et reconduit en 2008. Pourtier Roland,
  30. Pourtier Roland, L’économie minière au Kivu et ses implications régionales, INICA( Initiative pour l’Afrique Centrale) OCDE, 2004.
  31. Global Witness, Le pillage des ressources reste le moteur du conflit dans l’est du Congo, Ier novembre 2008, www.globalwitness.org.
  32. Les FDLR contrôlent des mines d’or et de cassitérite principalement au Sud-Kivu dans les territoires de Shabunda, Mwenga, Walungu, Uvira et Fizi.
  33. Nicolaï Henri, La répartition et la densité de la population au Kivu, Académie Royale des Sciences d’Outre-Mer, Classe des Sciences naturelles et médicales, Mémoire Nouvelle série Toma 24, fasc. 2, Bruxelles, 1998.
  34. Mugangu Matabaro, « La crise foncière à l’Est de la RDC », in L’Afrique des Grands Lacs, annuaire 2007-2008, Centre d’études de la région des Grands Lacs d’Afrique, Anvers, L’Harmattan, Paris, 2008, pp.385-414.
  35. Bucyalimwe Mararo Stanislas, « Pouvoirs, élevage bovin et la question foncière au nord-Kivu », in L’Afrique des Grands Lacs, annuaire 2000-2001, L’Harmattan, Paris, 2001.
  36. Guichaoua André, Destins paysans et politiques agraires en Afrique centrale (tome 1), L’Harmattan, 1989. Selon l’auteur 150 000 hectares auraient été accordés à des Banyarwandas.
  37. Mathieu Paul et A. Mafikiri Tsongo, « Guerres paysannes au Nord-Kivu (République démocratique du Congo), 1937-1994 », in Cahiers d’Etudes africaines, n° 150-152, 1998, pp 385-416.
  38. Tallon Fabrice, Données de base sur la population : Rwanda, CEPED, décembre 1991.

Pour citer cet article

Roland Pourtier, «Le Kivu dans la guerre : acteurs et enjeux», EchoGéo, Sur le Vif, mis en ligne le 21 janvier 2009, consulté le …,  DOI : 10.4000/echogeo.10793.

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