Les conjurés de la Pentecôte (juin 1966), les tout premiers assassinats politiques de l’ère Mobutu

Entretien* avec Macaire MANIMBA, Historien, Professeur des universités | Propos recueillis par Bob KILONGO, journaliste.


Professeur, bonsoir !

Nous allons aujourd’hui parler des tout premiers assassinats politiques sous Mobutu, moins d’une année après l’accession de celui-ci au pouvoir. En remontant l’histoire du pays, peut-on dire que Mobutu avait emprunté très tôt le chemin de la dictature ?

Avant de parler de ces assassinats politiques, je voudrais souligner un détail, qui peut sembler en contradiction avec l’impression que laisseront les vingt dernières années du régime de Mobutu.

Voyez ! Quand ils parlent de Mobutu, les politiciens congolais autres que ceux du MPR (s’il existe encore !) et la plupart de nos intellectuels ne sont guère plus raisonnables. Mobutu est presque toujours présenté comme un tyran, un despote impitoyable. Il serait, en d’autres termes, la cause de tous nos malheurs, celui qui aurait conduit le pays à la ruine. Ces propos sont aujourd’hui encore tenus, après plus de deux décennies de gestion kabiliste et tshisekediste !

Pourtant Mobutu, c’est aussi l’homme qui, au-delà des limites de son action politique, avait mis fin à l’anarchie et au chaos qui se donnaient libre cours au pays entre 1960 et 1965. C’est aussi sous son règne que s’était affirmée l’identité nationale. Sous Mobutu, le Congo était véritablement le pays de la paix retrouvée avec une véritable armée nationale. Il est donc difficile de lui refuser tous ces acquis.

Êtes-vous en train de nous dire que Mobutu avait engagé le pays dans une sorte de renouveau national ?

C’est exactement ce que je voudrais affirmer. Les années 1965-1970 étaient les années du renouveau national. Les habitants de ce pays se sont mis à se sentir zaïrois. Les gens ont commencé à considérer effectivement qu’ils faisaient partie d’un tout, d’une Nation Une et Indivisible. Les Bakongo, les Bangala, les Baluba et les Baswahili sont devenus fiers d’être Zaïrois. Il se passait quelque chose de formidable. Le pays changeait de visage d’un jour à l’autre. Il y avait de l’ordre. Les soldats étaient retournés dans leurs casernes.

Des marchandises étaient revenues dans les réserves, les prix baissaient, l’industrie avait le vent en poupe. Paul Kasenge s’en rappelle avec nostalgie : « Nous n’avions vraiment pas à nous plaindre. J’avais 26 ans et je suis devenu cadre après des études de commerce. J’étais un des premiers Noirs. Les cadres étrangers sont partis, les Congolais les ont remplacés. Nous étions bien payés. Le cours du cuivre était élevé. Nous avions une maison avec jardin. Il y avait des écoles et des hôpitaux pour nos enfants. Nous avions même droit à un crédit pour acheter une voiture, que nous remboursions à tempérament ».

Au vu des transformations en cours au pays de Mobutu entre 1965 et 1970, la plupart des Africains ont commencé à regarder le Congo et son leader avec admiration, et sa capitale, Kinshasa, était devenue le haut lieu des rencontres culturelles et sportives internationales.

Mais avec le temps, Mobutu va se fourvoyer dans un inutile culte de la personnalité, la cruauté devenant un art de gouverner. Pendant trente-deux ans, il en déclinera lui-même et enrichira toute la gamme : l’intrigue, l’arrestation et l’humiliation des opposants politiques, la torture et les assassinats politiques, la corruption, le clientélisme, les pots-de-vin, la théâtralisation de l’espace politique, l’effronterie, la multiplication des services de sécurité tournant souvent à vide, etc.

On a bien compris que Mobutu fut l’homme du renouveau national. Pourtant c’est au tout début de son régime que les premiers assassinats politiques se sont commis avec la pendaison publique des quatre politiciens non des moindres. Parlez-nous-de ces conjurés de la Pentecôte de juin 1966.

Le matin du 30 mai 1966, Mobutu, qui a suscité en sous-main le complot dit de la Pentecôte pour se débarrasser de ses adversaires politiques potentiels, s’adresse d’un ton grave au peuple par la voie de la Radio Congo :

Cette nuit, un complot dirigé contre ma personne et le nouveau régime a été ourdi par quelques politiciens irresponsables. Ils ont été arrêtés et seront traduits en justice pour haute trahison. Le complot a été déjoué grâce à la vigilance et la loyauté des membres de l’Armée nationale congolaise. J’invite tous les congolais à démontrer leur fidélité au régime et leur désapprobation à l’égard de ces traîtres poussés par l’appât du gain. Je vous invite à garder le calme. Faites confiance à la justice.

Regardez bien que la mise en scène est parfaite. Mobutu a la mine triste. D’un ton sévère, il parle d’un complot tissé par des politiciens dont il n’ose pas citer les noms. Quelqu’un d’autre, le haut-commissaire à l’information, Jean-Jacques Kande, va le faire à sa place aussitôt après.

Effectivement, Kande passera, lui aussi à la radio, et dévoilera à la nation les noms des quatre politiciens comploteurs. Qui sont-ils ? Evariste Kimba (ancien Premier ministre jusqu’au coup d’Etat du 24 novembre 1965), Jérôme Anany (ministre de la Défense dans le gouvernement de Cyrille Adoula, Chef d’Etat-major général de l’armée), Alexandre Mahamba (ministre des Affaires foncières dans le gouvernement de Cyrille Adoula) et Emmanuel Bamba (sénateur et dignitaire de l’Eglise kimbanguiste, ministre des Finances dans le gouvernement de Cyrille Adoula). Le même Kande fait ensuite savoir que l’ambassade de Belgique au Congo est, elle aussi, trempée dans le complot.

Apparemment il s’agit d’une parodie de coup d’Etat. Quelles mesures les autorités prennent contre les comploteurs ?

Une fois ces deux annonces faites, les autorités décident, au courant de la journée du 30 mai, l’expulsion du secrétaire de la représentation belge au Congo. Dans la précipitation, Mobutu signe une ordonnance-loi créant un tribunal militaire d’exception qui doit, de façon expéditive, juger les quatre conjurés. Le 31, une parodie de procès se tient devant une foule nombreuse estimée à 20.000 personnes. L’interrogatoire en l’absence de toute confrontation ne dure que deux heures en tout ! On ne veut même pas accorder aux quatre prévenus la possibilité de se défendre.

Le président du tribunal militaire est catégorique : « Messieurs, nous sommes ici devant le conseil de guerre, ce n’est pas pour discussion. Nous sommes ici, c’est pour punir quelqu’un, donc, le tribunal militaire ne demande pas beaucoup de temps ». Et la sentence est très vite rendue : « Les quatre conjurés sont condamnés à la peine capitale. Ils seront pendus ».

Au sein de la population, c’est la stupeur. Parce qu’on craint un retour au chaos et à l’anarchie comme ce fut le cas en 1960-1965.

Tous les appels à la clémence lancés par le pape Paul VI, les présidents français (Charles de Gaule) et américain (Lindon Johnson), l’archevêque de Léopoldville (Malula) ne furent pas entendus, hélas ! On raconte que pendant ce temps, Mobutu évitait de rencontrer sa femme Marie-Antoinette, « de peur qu’elle ne parvienne à le convaincre ».

Les quatre prévenus sont condamnés à la peine capitale. Quelle est la suite des événements ?

Le 2 juin 1966, Kimba, Anany, Mahamba et Bamba sont publiquement pendus sur l’emplacement actuel du stade des martyrs non loin du Pont Cabu. Une fanfare militaire joue sur le lieu de l’exécution. La marée humaine voit une Jeep arriver sur le terrain. Les quatre condamnés sont à l’intérieur ! Devant la potence, deux femmes hurlent leur impuissance. Mais elles sont brutalement écartées avec leurs enfants.

L’attention se concentre à présent sur l’estrade. Le premier qui monte à l’échafaud est le bourreau, un colosse, vêtu de noir et coiffé d’un capuchon noir. Aussitôt après, la foule voit monter un grand homme masqué. Il ne porte qu’un maillot de football bleu à rayures rouges. C’est Evariste Kimba, ancien Premier ministre de la République démocratique du Congo. En bas, il s’est confessé à un des prêtres catholiques présents, à côté des quatre cercueils déjà prêts.

Le bourreau lit la sentence. Kimba, très digne, se tient droit. On lui passe la corde au cou et la trappe s’ouvre. Des cris d’horreur s’échappent de la foule, puis il y a un silence de mort. La lutte contre la mort dure plus de vingt minutes. Tandis que la foule regarde en silence, le corps de l’ancien Premier ministre ne cesse de gigoter. Une éternité.

De la Jeep, les trois autres condamnés voient le sort qui les attend. Quand a lieu la dernière pendaison, l’assistance est prise d’une violente panique. La foule se met à courir et piétine les soldats. Dans la cohue, des enfants et des adultes trébuchent. En quelques minutes à peine, des dizaines de milliers de gens ont décampé. Il ne reste plus que des corps gémissants et des chaussures éparpillées sur le terrain. Un peu plus loin, on cloue le quatrième cercueil.

Ce jour-là, le 2 juin 1966, la population de Léo cessa d’acclamer Mobutu et commença à trembler devant lui. Injustement condamnés par un tribunal militaire d’exception, les quatre conjurés firent, de toute façon, preuve de beaucoup de dignité devant l’imminence de la mort. La population, elle, désabusée, assistait, impuissante, à une farce sinistre comme toutes les mises en scènes par quoi les dictateurs de ce monde se confèrent le droit de mettre fin à la vie des autres au nom des intérêts souvent mesquins.

Le 4 juin, Mobutu accorde une interview aux journalistes. De quoi parle-t-il ?

Au cours de cette interview, il évoqua maladroitement le respect dû au chef africain. Il dit exactement ceci :

Chez nous, le respect dû à un chef, c’est quelque chose de sacré et il fallait frapper par un exemple. On était tellement habitué dans ce pays à des sécessions, à des rebellions. Il fallait couper court à tout cela, pour que les gens ne puissent plus recommencer […] Lorsqu’un chef décide, il décide, un point c’est tout. J’ai décidé au nom du Haut commandement que nous sommes au pouvoir pour cinq ans, un point c’est tout. Il n’appartient pas à un groupe de politiciens d’aller se mettre du côté des finances pour provoquer encore des désordres ou des troubles dans ce pays. Ils l’ont fait, il fallait un exemple.

Les Congolais, inquiets, commencent à avoir peur et à douter sérieusement de la volonté de leur chef de restituer un jour le pouvoir aux civils. Tout le monde s’aperçoit que la démocratie est en danger, prisonnière des caprices du lieutenant-général !

Un mot de la fin, Professeur. Quel est votre avis concernant les événements tragiques de la Pentecôte 1966 ? Mobutu avait-il raison de condamner à la peine capitale les quatre conjurés ?

Mobutu n’avait certainement pas raison. Les conjurés de la Pentecôte n’avaient jamais sérieusement envisagé d’attenter ni à la vie de Mobutu ni à celle de son Premier ministre, le général Léonard Mulamba. Ministres de La première législature, ils s’étaient fait piéger par des officiers à la solde de Mobutu. Ces officiers les invitaient régulièrement à participer au cercle de discussion autour de la possibilité de mettre en place un gouvernement provisoire sous prétexte qu’il fallait urgemment écarter le général Mobutu et remettre le pouvoir aux civils.

Le colonel Bangala, chez qui ces discussions avaient lieu au quartier Parc Hembrise (actuel Ma Campagne), était curieusement le plus radical de tous. Il donnait l’impression de quelqu’un qui en voulait à Mobutu qui, selon lui, n’aurait pas honoré la parole donnée à la Nation par le Haut Commandement militaire : rendre le pouvoir aux civils aussitôt qu’une nouvelle constitution aurait été rédigée. Le colonel insistait pour que les quatre politiciens se mobilisent pour reprendre, grâce à l’appui des officiers militaires, le pouvoir confisqué le 24 novembre 1965. Les discussions allaient bon train jusqu’au soir du 29 mai, jour de la Pentecôte. Comme d’habitude, ils s’étaient retrouvés tous pour un dernier rendez-vous chez le colonel Bangala.

La réunion, commencée à 20 heures, se poursuivit sans encombre jusque tard dans la nuit. Les officiers s’apprêtaient à passer à l’action quand un commando dissimulé dans la résidence fit irruption et arrêta les quatre politiciens qui, le 30 mai 1966, furent condamnés à la peine capitale puis pendus publiquement le 2 juin sur l’emplacement actuel du stade des martyrs.


Source image : https://blogs.mediapart.fr/freddy-mulongo/blog/060321/rdc-bena-kongo-55-ans-apres-enfin-des-tombes-pour-les-4-pendus-de-la-pentecote

* Cet entretien qui a fait l’objet d’une émission diffusée sur Radio Maria RDC, station de Kinshasa relate les premiers assassinats politiques de l’époque de Mobutu

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