Déculturation. Une œuvre de l’artiste congolais Steve Bandoma, né en 1981 à Kinshasa. © Grégory COPITET.
Nationalisme, culture et politique
Le nationalisme peut impliquer la combinaison de la culture et de la politique, mais pour nombre de ses chercheurs les plus éminents, la première est subordonnée à la seconde. De ce point de vue, les appels nationalistes à la culture sont un moyen d’atteindre un objectif politique ; c’est-à-dire l’obtention d’un État. Ainsi, pour Ernest Gellner (2006 [1983] : 124), la culture n’est qu’un épiphénomène, une «fausse conscience… qui ne vaut guère la peine d’être analysée…». De leur côté, Eric Hobsbawm et Terrence Ranger (1983) suggèrent que les traditions nationales sont «inventées» par des élites soucieuses de légitimer le pouvoir de l’État. De même, John Breuilly (2006 [1982] : 11) définit les mouvements nationaux comme «des mouvements politiques… qui cherchent à acquérir ou à exercer le pouvoir d’État et justifient leurs objectifs en termes de doctrine nationaliste». Une caractérisation globalement similaire du nationalisme peut être trouvée dans les écrits de nombreux autres chercheurs réputés (Giddens, 1985 ; Laitin, 2007 ; Mann, 1995 ; Tilly, 1975). Privilégier la politique sur la culture reste l’approche dominante pour comprendre le nationalisme, mais elle n’est pas sans critique. Il existe aujourd’hui un corpus de littérature vaste et en croissance rapide insistant sur le fait que le rôle de la culture devrait être davantage mis en avant. Contrairement à l’argument selon lequel les appels nationalistes à la culture ne seraient qu’un exercice de légitimation, cette littérature suggère qu’ils peuvent être une fin en soi. Ce dernier phénomène, est généralement appelé nationalisme culturel.
Définition du nationalisme culturel
Le nationalisme culturel est une forme de nationalisme dans lequel une nation est définie par une culture commune. Le nationalisme culturel occupe une position intermédiaire entre le nationalisme ethnique et le nationalisme civique. L’identité nationale est considérée comme fondée sur des traditions culturelles communes plutôt que sur une origine ou une ethnicité commune.
Le nationalisme culturel ne se distingue pas comme un mouvement distinct, mais occupe une position modérée au sein du spectre plus large des idéologies nationalistes. Le terme est souvent utilisé par les spécialistes du nationalisme pour décrire les efforts déployés par l’intelligentsia pour promouvoir la formation de communautés nationales en mettant l’accent sur une culture commune. Il contraste avec le nationalisme «politique», qui fait référence à des mouvements spécifiques pour l’autodétermination nationale par la création d’un État-nation. La démarcation entre nationalisme culturel et nationalisme politique est de savoir si la préoccupation première est l’établissement d’une communauté forte ou d’un État territorial fort, comme base de la nation (John Hutchinson, 2013 ; Nielsen, K. 1996). Si le nationalisme politique se concentre sur la réalisation de l’autonomie politique, le nationalisme culturel se concentre sur le développement d’une nation. Ici, la vision de la nation n’est pas une organisation politique, mais une communauté morale. En tant que tel, le nationalisme culturel vise à fournir une vision de l’identité, de l’histoire et du destin de la nation. Les principaux agents du nationalisme culturel sont les intellectuels et les artistes, qui cherchent à transmettre leur vision de la nation à la communauté au sens large. Le besoin d’articuler et d’exprimer cette vision a tendance à se faire sentir avec plus d’acuité en période de bouleversements sociaux, culturels et politiques résultant de la rencontre avec la modernité. Le nationalisme culturel apparaît souvent dans la première phase d’un mouvement national, parfois avant l’apparition d’un nationalisme explicitement politique. Mais il peut aussi périodiquement se reproduire dans des États nationaux établis de longue date (pour un excellent résumé du nationalisme culturel, voir Hutchinson, 2013).
Historique du nationalisme culturel
L’histoire du nationalisme culturel commence dans l’Europe du XVIIIe siècle. Divers développements dans les domaines des idées, de la culture et de la politique convergent à cette époque pour produire ce que Leerssen appelle un «point de basculement» conduisant à l’explosion du nationalisme culturel au XIXe siècle. Ces développements comprennent : l’émergence de l’historicisme et de la linguistique indo-européenne ; la montée du romantisme dans la littérature et les arts ; et un engagement croissant en faveur de la politique constitutionnelle et de l’idée du «gouvernement par le peuple» (Leerssen, 2014 : 11). De cette période de changement, écrit John Hutchinson, a émergé une Weltanschauung polycentrique qui présentait une conception panthéiste de l’univers, dans laquelle toutes les entités naturelles étaient animées par une force qui les individualisait et les dotait d’un désir de réalisation. La nation était l’une de ces forces vitales, un peuple primordial, culturel et territorial à travers lequel les individus développaient leur authenticité en tant qu’êtres moraux et rationnels (2013:76). Dans le cadre de cette nouvelle vision du monde enivrante, Gregory Jusdanis (2001) soutient que la montée d’une croyance historiciste dans la possibilité du progrès a été un ingrédient crucial dans l’émergence du nationalisme culturel. Selon Jusdanis, les intellectuels d’Europe centrale et septentrionale ont pris conscience de leur «retard» face à la domination française et ont simultanément recherché le prestige dans leur propre culture, tout en s’engageant dans un programme de progrès.
Selon Herder, l’humanité, avec sa capacité culturelle distincte, est naturellement divisée en groupes culturels appelés nations (volk), dont chacun a un caractère unique (geist). Les nations ont un statut quasi sacré, car ce n’est qu’à travers leurs langues, leurs traditions et leurs pratiques que la créativité individuelle peut se réaliser pleinement. Pourtant, Herder trahit ici le paradoxe commun à tous les nationalistes du monde entier. D’une part, les nations existent naturellement depuis des temps immémoriaux, mais d’autre part, elles ont également besoin d’être constamment cultivées pour ne pas disparaître. Ainsi, même s’il suggère que les nations sont une composante naturelle de l’existence humaine, Herder suggère qu’elles peuvent décliner. Compte tenu de l’importance de la nation pour l’expression humaine, il incombe donc aux intellectuels de ranimer ou de «réveiller» les nations de leur «sommeil», comme Herder l’a imploré auprès des différentes nations slaves (voir Barnard, 2003 : 14).
Alors que Herder a beaucoup écrit sur les chants et les danses folkloriques, il accorde à la langue la primauté du lieu en tant qu’expression principale de la nation. Dans le Traité sur l’origine du langage, écrit Herder, «aucun plus grand mal ne peut arriver à une nation que d’être dépouillée de son caractère en étant privée de sa langue, car sans sa langue, elle perd son propre mode de pensée» (cité dans Barnard, 2003:12). Le territoire est également mis en avant comme le creuset de l’émergence des nations. Pour Herder, les nations se constituent historiquement par l’interaction avec le territoire et l’environnement. Dans Réflexions sur la philosophie et l’histoire de l’humanité, Herder remarque: “on voit pourquoi tous les hommes sensuels, façonnés à leur pays, sont si attachés à la terre et si inséparables d’elle. La constitution de leur corps, leur manière de vivre, les plaisirs et les occupations auxquels ils se sont habitués dès leur enfance, et tout le cercle de leurs idées, sont climatiques. Les priver de leur pays, c’est les priver de tout” (cité dans Penrose, 2002:286).
Les écrits de Herder reflètent souvent une sorte d’égalitarisme national, suggérant que toutes les nations sont également dotées d’un caractère unique qui devrait donc pouvoir s’épanouir dans le «jardin de l’humanité». Comme l’écrit Barnard (2003:11), «même si la propre conception de Herder de la nationalité comme fondement essentiel du tissu complexe d’entités sociales et politiques était l’alpha et l’oméga de son nationalisme, ce nationalisme n’excluait en aucun cas la camaraderie internationale, car cela n’équivalait pas à un chauvinisme d’exclusion…». C’est ce genre de pensée nationale qui, selon Barnard, inspire les nationalistes cosmopolites du XIXe siècle, comme Giuseppe Mazzini. Et pourtant, contrairement à l’affirmation de Barnard, tout comme Herder approuve un certain degré de relativisme, il trahit aussi fréquemment un certain degré de chauvinisme ethnique. Lorsque Herder écrit au nom de la nation à laquelle il s’identifie, c’est souvent pour déplorer le statut des Allemands par rapport aux Français, plus dominants.
Références
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