Les parlers pygmées du bassin équatorial du Congo

Cet article évalue la situation linguistique des différents groupes pygmées du bassin du Congo. Ces langues se rencontrent dans la forêt qui recouvre le bassin situé sous la courbe du fleuve Congo. Leur distribution s’étend jusqu’au sud de la rivière Sankuru, dans le royaume Kuba, et à l’est vers la rivière Lomani, dans le territoire Tetela. Cette étude se concentre principalement sur quatre groupes : les Batswa qui vivent dans la partie ouest du domaine Mongo, les Batshwa qui résident parmi les Kuba, les Bafoto qui habitent dans les environs de la ville de Lisala et enfin, les Djofe qui se rencontrent dans la région d’Ikela. Les correspondances et divergences entre ces parlers sont déduites de données provenant de différentes sources : le lexique de base et quelques lexiques spécialisés des langues bantoues de la zone C, des notes de terrain provenant de différentes sources, des informations sur la situation dialectologique de la région et une comparaison entre les lexiques des parlers pygmées avec ceux des langues parlées par leurs voisins bantous.

3. Données comparatives

Cette partie rassemble le lexique disponible dans la littérature afin de comparer les parlers des Pygmées et des ethnies avoisinantes. Dans une première partie, la comparaison linguistique est ciblée sur les associations langue pygmée / langue voisine, puis, la deuxième partie s’articulera autour de la comparaison entre les langues pygmées. Le lexique présenté provient de diverses sources. En ce qui concerne les groupes pygmées, la plupart du lexique provient d’articles publiés. Certaines listes lexicales viennent de la base de données du Musée royal d’Afrique centrale de Tervuren. Le lexique est retranscrit tel qu’il est dans les ressources conformément aux choix des linguistes et/ou aux conventions de transcription.

3.1. Comparaison lexicale entre Pygmées et ethnies voisines

3.1.1. Les Bafoto et les Ngombe

Tableau 1. – Lexique commun bafoto / ngombe.

Tableau 1. – Lexique commun bafoto / ngombe.Le vocabulaire de ces langues provient de l’ébauche de Hulstaert (1978). Les formes des mots bafoto et ngombe donnés dans le tableau sont identiques à celles qui sont présentées dans les listes de Hulstaert. Nous les avons laissées telles quelles sans essayer d’isoler les radicaux. Les correspondances trouvées entre les lexiques bafoto et ngombe sont assez peu nombreuses dans le matériel dont nous disposons, ce qui paraît confirmer les impressions de Hulstaert (1978) sur les différences lexicales et grammaticales entre le bafoto et le ngombe. Parmi les différences les plus notoires, on peut noter l’effacement de la consonne h à l’initiale de certains radicaux en bafoto, comme dans le cas des désignations de l’igname : [yohóma] en bafoto ~ [yǒma] en ngombe.

3.1.2. Les Djofe et les Boyela

Le vocabulaire de ces langues provient de l’ébauche de Hulstaert (1986) et de Molin (1933). Les formes des mots djofe et boyela données dans le tableau sont identiques à celles qui sont présentées dans les listes de Hulstaert et Molin. Nous les avons laissées telles quelles sans essayer d’isoler les radicaux.

Tableau 2. – Lexique commun djofe / boyela.

Tableau 2. – Lexique commun djofe / boyela.Les correspondances ne sont pas très fréquentes entre le djofe et le boyela, dans les données dont nous disposons. Cela pourrait montrer un contact récent entre les langues ou une distance géographique importante. Le principal changement dans les données est la correspondance entre l’occlusive alvéolaire sonore d en boyela et l’approximante alvéolaire l en djofe (parfois réalisée comme un tap /ɾ/) : oiseau [pùdú] en boyela ~ [pulu] en djofe.

3.1.3. Les Batswa et les Nkundo, Ntomba, Ekonda

Tableau 3. – Correspondances lexicales batswa / nkundo, ntomba, ekonda.

https://journals.openedition.org/geolinguistique/docannexe/image/873/img-4.pngLes formes des mots du lotswa et du nkundo données dans le tableau sont identiques à celles qui sont présentées dans la liste de donnée de Hulstaert (1948). En ce qui concerne la langue mongo-ntomba, le lexique provient des listes lexicostatistiques (1999) du musée de Tervuren, par Ikete et Angenot (1999). Nous les avons laissées telles quelles sans essayer d’isoler les radicaux.

Les signes [’] sont repris de Hulstaert (1948) où il dit qu’ils correspondent aux nasales en nkundo. Ces sons se réalisent comme des occlusives glottales et allongent la voyelle qui précède.

Les correspondances trouvées entre les lexiques des Pygmées batshwa, en nkundo et en ntomba montrent que ces langues sont assez proches. Les prénasalisées du nkundo et du ntomba sont réalisées comme de simples occlusives en lotswa : ‘cou’ [nkingo] ~ [kigo]). Les occlusives bilabiales sourdes du lotswa subissent un processus de lénition en nkundo et en ntomba, p > f : ‘peau’ [loposo] > [lofoso]. Les occlusives alvéolaires sourdes du lotshwa se palatalisent devant i en nkundo et ntomba, t > ts /__i : ‘reins’ [betití] > [betsitsí]. Les voyelles postérieures du lotswa se semi-vocalisent en nkundo et en ntomba, u, o > w /__a : ‘serpent’ [njóa] > [njwá]. On note aussi quelques cas d’effacement des consonnes entre le lotswa, le nkundo et le ntomba, k > 0, v > 0 : ‘œuf’ [bokele] en nkundo, ntomba > [boele] en lotswa; ‘sein’ [livále] en lotswa, [liɛ́lɛ] en nkundo, [iwele] en ntomba.

3.1.4. Les Batshwa, les Bushoong et les Mbingi

Le vocabulaire de ces trois langues provient des listes lexicostatistiques de Vansina archivées au musée de Tervuren. Les formes des mots tshwa (transcription cwa par Vansina) indiquées dans le tableau sont données avec les radicaux isolés des préfixes.

Tableau 4. – Correspondances lexicales lotswa / bushoong / mbingi

https://journals.openedition.org/geolinguistique/docannexe/image/873/img-5.pngNous pouvons voir des correspondances entres les radicaux bushoong et tshwa : [món] ‘voir’ en tshwa, [mɔ́n] en bushoong. Les correspondances se font généralement entre le mbingi et le tshwa. Nous trouvons aussi des cas de correspondance lexicale entre bushoong, mbingi et tshwa : [myool] ‘nez’ en bushoong, [u:lu] en mbingi et [myulu] en tshwa. Nous remarquons aussi que les radicaux bushoong ont tendance à perdre la voyelle finale par rapport au tshwa et au mbingi : [dǐʃò] ‘œil’ en tshwa, [dìíʃ] en bushoong ; [kú̹tá] ‘graisse’ en tshwa, [mùút] en bushoong, [ù̹tá] en mbingi. À partir de ces listes, nous pouvons conclure que la langue tshwa est influencée à la fois par les deux autres langues, mais l’influence du mbingi vers le tshwa est plus notable, indiquant peut-être un contact plus ancien par rapport au bushoong.

3.2. Comparaison lexicale entre les différentes langues pygmées

Le lexique présenté dans le tableau 5 prend en compte les entrées ayant un maximum de correspondances (obtenue grâce aux traductions communes des différents recueils lexicostatistique) dans toutes les langues.

Les correspondances sont discutées à partir des données de ce tableau récapitulatif. Le fait qu’il ne soit pas complet pour tous les mots dans toutes les langues peut cacher certaines correspondances. Une seule correspondance est notable entre les quatre langues, elle se rapporte au mot bouche en trois réalisations tournant autour du radical [nwa], [nua], [ɲa]. Entre le jofe et le batswa, quatre correspondances peuvent être notées : pour les mots enfant [ona], [ɔná] ; parent [woto], [eoto] ; canne à sucre [koko], [koto] ; peau [foso], [poso]. Entre le djofe et le bafoto, trois correspondances : femme [ngalimoto], [mogali] ; canne à sucre [tange], [molɛngɛ] ; animal [pefa], [mpefa]. Entre le djofe et le tshwa, deux correspondances : chien [bwa], [mbwa] ; nom [na], [nà]. Enfin, deux autres correspondances sont notables entre le lotswa et le lotshwa : mourir [uwa], [kwa] et langue [lame], [neme]. En ce qui concerne les couples bafoto / lotswa ou bafoto / batshwa, aucune correspondance ne peut être relevée. À partir de ces données, nous pouvons émettre l’hypothèse que le djofe serait plus proche du batswa, que du lotshwa et du bafoto. Le lotswa et le lotshwa semblent aussi assez proches. La raison pour laquelle il y a peu de correspondances entre bafoto et lotshwa peut s’expliquer par une situation géographique éloignée. Le lotswa et le bafoto, géographiquement proches, paraissent pourtant aussi assez éloignés. Des données plus complètes pourraient permettre de répondre à cette question.

Tableau 5. – Lexique commun entre les parlers pygmées.

Tableau 5. – Lexique commun entre les parlers pygmées.

3.3. Correspondances avec le proto-bantou

Le vocabulaire présenté dans le tableau 6 met en relation les correspondances les plus fréquentes entre les langues des Pygmées, celles de leurs voisins et le proto-bantou. Ces données viennent des vocabulaires disponibles sur les langues pygmées et de listes lexicostatistiques des différentes langues examinées. Les reconstructions proto-bantou viennent des « Bantu lexical reconstruction 3 » que l’on peut obtenir sur le site du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren. Ce tableau met en évidence un certain nombre de correspondances et d’évolutions phonétiques connues en bantou. Le faible nombre d’entrées lexicales et le petit nombre de correspondances pour chaque langue montre qu’il est nécessaire d’avoir des données plus importantes pour mettre en évidence des tendances claires dans l’évolution entre le proto-bantou, les parlés des Pygmées et des peuples bantous du bassin du Congo.

Tableau 6. – Correspondances entre les langues étudiées et le proto-bantou.

https://journals.openedition.org/geolinguistique/docannexe/image/873/img-7.png

Bibliographie

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  3. Boelaert Edmond, 1946b, « Les Batswa », Annales Aequatoria, vol. 9, no 4, p. 153-154.
  4. Boelaert Edmond, 1947, « Les Batswa, quelques notes démographiques », Annales Aequatoria, vol. 10, p. 134-136.
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  9. Hombert Jean-Marie, Philippson Gérard et Demolin Didier, 2010, Linguistic Groupings of Hunters-Gatherers, manuscrit non publié.
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  11. Hulstaert Gustaaf, 1953, « Que signifie le nom Batswa ? », Annales Aequatoria, vol. 16, p. 101-104.
  12. Hulstaert Gustaaf, 1978, « Notes sur la langue des Bafoto », Anthropos, vol. 73, p. 113-133.
  13. Hulstaert Gustaaf, 1986, « La langue des Jofe », Annales Aequatoria, vol. 7, p. 227-264.
  14. Hulstaert Gustaaf, 1993, « Liste et carte des dialectes mongo », Annales Aequatoria, vol. 14, p. 401-406.
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  19. Muller Ernst Wilhelm, 1964, « Die Batwa. Eine kleinwiichsige Jâgerkaste bei den Mongo-Ekonda » (Les Batwa. Une caste de chasseurs de petite taille chez les Mongo-Ekonda), Zeitschrift für Ethnologie, vol. 89, p. 206-215.
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  23. Seitz Stefan, 1997, « Carte 5 : Bacwa des Bakuba », dans S. Seitz, Pygmées d’Afrique Centrale, Paris, Peeters/Selaf 338, p. 64.
  24. Seitz Stefan, 1997, Pygmées d’Afrique centrale, Paris, Peeters / Selaf 338.
  25. Van der Kerken Georges, 1944, L’ethnie mongo, Bruxelles, G. van Campenhout.
  26. Vansina Jan, 1954, Les tribus Ba-kuba et leurs peuplades apparentées, Tervuren, série Annales du Musée royal du Congo belge, monographies ethnographiques, 1 – XIII.

Annexe

Carte du domaine des Pygmées au Congo Belge (Hutereau, 1909).

Carte du domaine des Pygmées au Congo Belge (Hutereau, 1909).Carte ethnique Mongo (Hulstaert, 1993).

Carte ethnique Mongo (Hulstaert, 1993).Localisation des Pygmées Batwa des Nkundo et des Ekonda (Seitz, 1997).

Localisation des Pygmées Batwa des Nkundo et des Ekonda (Seitz, 1997).Notes

1. Dans la suite de cet article, nous adoptons les conventions suivantes pour désigner les Pygmées de la région. Batswa ou Batwa pour les Pygmées vivant en contact avec les Nkundo, Ntomba et Ekonda ; Bafoto pour les Pygmées relationnés aux Ngombe ; Djofe pour les Pygmées en contact avec les Boyela ; Batshwa pour les Pygmées qui se rencontrent chez les Kuba (Bushoong, Mbingi) et idem pour les Pygmées dans le territoire des Tetela.

2. Phonétiquement le nom de ce groupe est [jɔfɛ].

Pour citer cet article

Référence papier : Clothilde Chabiron, Silvia Gally et Didier Demolin, « Les parlers pygmées du bassin équatorial du Congo »Géolinguistique, 14 | 2013, 125-144.

Référence électronique : Clothilde Chabiron, Silvia Gally et Didier Demolin, « Les parlers pygmées du bassin équatorial du Congo »Géolinguistique [En ligne], 14 | 2013, mis en ligne le 30 avril 2019, consulté le 12 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/geolinguistique/873 ; DOI : https://doi.org/10.4000/geolinguistique.873

Source : Géolinguistique.

Aller plus loin :

Les langues parlées par les groupes pygmées du bassin Equatorial de la R.D. du Congo

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