Entretien* avec Macaire MANIMBA, Historien, Professeur des universités | Propos recueillis par Bob KILONGO, journaliste.
Professeur, Bonjour !
Vous avez la parole pour l’exposé du jour
A la suite de la Conférence de Berlin, Léopold II, après avoir dupé les grandes puissances occidentales, occupa légalement et à titre privé le bassin conventionnel du Congo, promettant d’y faire régner la paix et d’y apporter la civilisation. Mais au bout de vingt-trois années d’un régime d’oppression, les populations autochtones « devinrent des serfs de l’Etat.
Léopold II était parti en guerre contre l’esclavage afro-arabe, du moins formellement, mais l’avait remplacé par un système encore pire ». Les agents de l’Etat indépendant et ceux des sociétés concessionnaires, d’esprit plus militaire que civilisateur, ne tardèrent pas à mettre le Congo en coupe réglée, exploitant et pillant à volonté ses ressources naturelles. Aucune activité commerciale ne fut d’ailleurs organisée en faveur des autochtones, la politique de l’Etat indépendant en matière de caoutchouc ne se préoccupant nullement de leur bien-être.
Aussi, sous prétexte de la mission civilisatrice, Léopold II instaura-t-il au Congo un régime de terreur, ne reculant devant rien pour astreindre les populations de cet immense et riche pays aux travaux forcés. Plus graves encore furent les abus commis, notamment en ce qui concerne le régime de sanctions : arrestation et emprisonnement des notables indigènes, prise d’otage des femmes avec leurs enfants, flagellation à la chicote, mutilation des membres, imposition arbitraire d’amendes, expéditions punitives et incendie des ‘‘villages récalcitrants’’, corvées de portage (à dos d’homme) et de pagayage, etc. Les conséquences furent tragiques sur tous les plans.
En deux décennies, le bassin conventionnel du Congo subit une ponction d’un tiers à la moitié de sa population. Cette chute démographique fut le résultat cumulé de secousses brutales, dont les deux premières étaient, sans conteste, les rigueurs de la politique domaniale et les ravages causés par de nouvelles maladies endémiques, apparues avec l’arrivée dans la région des visiteurs étrangers.
Lorsqu’au tournant du XXe siècle le scandale des abus étouffés éclata au grand jour, l’opinion internationale, alertée par les témoignages des missionnaires protestants en œuvre au Congo, se mobilisa contre le monarque belge et son régime dictatorial. Dans la foulée de la campagne anti-congolaise, le gouvernement britannique, intéressé, lui aussi, à prendre un jour pied dans le riche bassin congolais, se saisit de la question en publiant le fameux Livre Blanc, qui rejetait indirectement la responsabilité des atrocités sur Léopold II et ses agents coloniaux.
Aculé comme jamais auparavant et, sous la poussée de l’opinion publique européenne et américaine, le roi-souverain du Congo se résolut enfin à prendre un décret royal instituant, le 23 juillet 1904, une Commission d’enquête internationale chargée de « rechercher si, dans certaines parties du territoire, des actes de mauvais traitement étaient commis à l’égard des indigènes.
Au Congo, on parle rarement des atrocités commises dans l’Etat Indépendant du Congo. Les manuels d’histoire restent muets à ce sujet au point que les élèves, les étudiants congolais sont ignorants de la terreur occasionnée par le caoutchouc entre 1885 et 1908. Dans ces conditions, il est difficile d’exiger des comptes à la Belgique par rapport à son passé colonial. Ne trouvez-vous pas que tenter de faire la lumière sur les dérives de l’Etat léopoldien au Congo s’avère une entreprise périlleuse, compte tenu des lacunes dans les sources.
Les tenants du dogme colonial belge prétendent qu’il n’existe pas, à ce jour, de « documents irréfutables pour proclamer la vérité afin que les Belges en assument les conséquences ». Mais personne n’est dupe ! L’absence de « documents irréfutables » ne dédouane nullement ceux qui, entre 1885 et 1908, ont infligé aux indigènes congolais d’inadmissibles traitements dégradants, surtout quand on sait que peu avant la cession de la souveraineté du Congo à la Belgique en 1908, les archives concernant la gestion de l’Etat indépendant, comme tant d’autres, furent systématiquement détruites sur décision royale, et que les témoignages sont malheureusement restés rares.
En se rendant volontairement ainsi coupable d’un aussi monstrueux autodafé, Léopold II craignait que le parlement de son pays mette la main sur des documents jugés trop compromettants : « Je leur donnerai mon Congo, disait-il, mais ils n’ont pas le droit de savoir ce que j’y ai fait ». Après lui, le gouvernement belge non plus ne fit preuve de grande transparence dans la gestion des archives qui avaient miraculeusement échappé au feu destructeur du monarque, notamment celles de la Commission d’enquête internationale.
Car jusqu’à la fin des années 1970, il avait interdit leur accès aux chercheurs au motif qu’il ne fallait pas « montrer des matériaux susceptibles de nuire à la réputation de la Belgique !». Ce n’est que très récemment que les éléments historiques recueillis dans divers fonds d’archives ont permis de reconstituer une partie du puzzle congolais.
Une autre difficulté que l’on rencontre au fil de l’immersion dans l’océan de documents archivistiques résulte principalement du silence glacial des victimes congolaises de la colonisation léopoldienne. En effet, « aucun langage écrit n’existait au Congo à l’arrivée des Européens.
Du coup, la manière dont l’histoire a été rapportée est obligatoirement faussée ». Les témoignages écrits (lettres, mémoires, journaux de voyageurs, actes des assemblées des instituts religieux, etc.) de l’époque léopoldienne dont on dispose aujourd’hui sont tous l’œuvre d’Occidentaux. Nous n’avons donc « pas une seule biographie ou histoire orale complète d’un seul Congolais datant de la période où régna la plus forte terreur. De voix africaines de cette époque, point. Nous n’avons pratiquement que le silence ».
Si on n’a que le silence par rapport au passé colonial belge, comment peut-on aujourd’hui rendre la Belgique responsable d’atrocités dont on n’a pas de preuves ?
En dépit de ces limites et difficultés évidentes auxquelles on est constamment confronté, l’historien congolais peut travailler principalement sur les pièces d’archives susceptibles de le renseigner sur les crimes commis dans l’EIC. Il suffit de compulser des milliers de documents qu’on peut consulter aux Archives Africaines à Bruxelles et ailleurs en Belgique.
Et, c’est grâce à ces pièces d’archives que l’historien congolais peut restituer de façon objective le contexte dans lequel tous les abus sur les indigènes congolais ont été commis. On sait, par exemple, que les atrocités commises ont pris de l’ampleur à partir de 1891 quand l’EIC lançait officiellement l’exploitation du caoutchouc sauvage. De toute façon, les recherches doivent continuer pour permettre au Congo de faire la vérité sur les atrocités commises et, le moment venu, exiger des comptes à la Belgique.
Pourquoi est-il important aujourd’hui de parler des atrocités commises dans l’Etat Indépendant du Congo ?
Les abus commis sur les populations indigènes congolaises par les agents de Léopold II et ceux des sociétés commerciales privées ne sont pas aussi éloignées de nous. Surtout quand on a eu des ancêtres chefs de tribu et de clan, « garants de vie et de mort, puis brusquement et du jour au lendemain se retrouver esclaves, colonisés, christianisés ou islamisés, évolués puis immatriculés ».
Evoquer les atrocités commises dans l’Etat libre du Congo, c’est donc, en réalité, évoquer près d’un siècle et demi d’histoire congolaise. Cette histoire nous concerne tous. Elle concerne notre peuple. Elle concerne notre pays. Cette histoire nous a, en quelque sorte, façonnés.
Vous avez dit que l’Etat Indépendant a lancé officiellement l’exploitation du caoutchouc en 1891. Y avait-il une législation sur le caoutchouc ou tout se faisait d’après l’arbitraire des agents de Léopold II ?
Un petit rappel. Le caoutchouc atteint son heure de gloire en 1888, à la suite de l’invention par le vétérinaire écossais John Boyd Dunlop du pneu en caoutchouc gonflé, qui venait ainsi remplacer le bandage plein des roues des vélocipèdes. Les premières manufactures furent créées dès 1889, année à laquelle les vélos commencèrent à rouler sur des pneus.
C’est ainsi que l’industrie automobile s’empara de la nouvelle invention et remplaça les bandages des voitures par les pneumatiques. A partir de ce moment, la production mondiale de caoutchouc ne suffisait plus pour couvrir la demande provenant de l’industrie automobile.
Le roi Léopold se convainc ainsi que l’exploitation du caoutchouc peut lui offrir d’immenses possibilités économiques et financières. Aussi prend-il, le 17 octobre 1889, un décret portant règlement des conditions d’exploitation du caoutchouc dans son Etat africain. Il décréta :
Article 1. — L’exploitation du caoutchouc, de la gomme copal et des autres produits végétaux dans les terres susvisées pourra avoir lieu en vertu de concessions spéciales données par l’administrateur général du Département des finances, à qui les demandes et soumissions doivent être présentées et qui est autorisé à régler les conditions des concessions ainsi que les redevances à payer à l’Etat.
Art. 2. — Quiconque aura, sans concession valable ou sans observer les conditions stipulées dans la concession, exploité ou fait exploiter du caoutchouc, du copal ou d’autres produits végétaux dans les îles et forêts susdites, sera puni d’une amende de 50 à 2,000 francs sans préjudice de tous dommages-intérêts ; les produits ainsi récoltés seront saisis et confisqués. Les dispositions du premier alinéa de l’article 10 de notre décret du 30 avril 1887, sont rendues applicables à ces infractions.
Art. 3. — Nos administrateurs généraux sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution du présent décret.
Telle qu’elle vient d’être esquissée sommairement, la législation sur le caoutchouc ouvrait dangereusement la voie à tous les excès imaginables. Il était important d’en prendre connaissance avant d’entrer au cœur de la tragédie que vivront des millions d’indigènes congolais. Car, malgré ses prétentions civilisatrices, l’Etat Indépendant du Congo « revêtait la forme d’un régime autoritaire, et il n’était nullement conçu pour conférer le pouvoir politique aux Africains qu’il était supposé servir ». Léopold II et ses agents étaient allés jusqu’au bout du crime.
C’est peut-être maintenant le moment de nous parler des atrocités liées à l’exploitation du caoutchouc sauvage dans l’Etat Indépendant du Congo.
Je rappelle que l’exploitation du caoutchouc sauvage débuta officiellement en 1891, à une époque où, en l’absence des plantations de caoutchouc d’élevage, le boom de la sève prisée s’était explosé dans le monde entier. Il fallait fabriquer en quantités industrielles, « non seulement de pneus en caoutchouc mais aussi de tuyaux, tubes, joints d’étanchéité…, ainsi que d’isolants en caoutchouc pour les fils électriques, de télégraphe et de téléphone. Du coup, le Congo représentait un enjeu économique important.
Léopold II, en homme d’affaire averti, saisit le ballon au bond. Il savait que ce boom était de courte durée, et que donc, il fallait agir très vite pour tirer profit de la conjoncture économique en cours. Le monarque n’avait pas tort. Un effondrement des cours était, en effet, prévisible, notamment à partir du moment où les plantations de caoutchouc d’Amérique latine et d’Asie seraient parvenues à maturité. Dans l’entre-temps, il fallait trouver une main-d’œuvre abondante et bon marché capable de produire le plus de caoutchouc sauvage possible pour satisfaire la demande de la part du monde industriel (automobile, développement de la bicyclette).
L’Etat indépendant, désireux d’engranger les bénéfices résultant de l’exploitation du caoutchouc, ne trouva pas mieux que de dissimuler le travail forcé derrière l’impôt en nature. Par cette astuce, l’administration coloniale contraignit les populations indigènes des régions forestières à travailler pour la récolte du caoutchouc sauvage. L’indigène devait fournir tous les quinze jours – à l’Etat ou aux sociétés commerciales privées – la quantité de caoutchouc fixée.
Les autochtones travaillaient pour des salaires de misère. Car « en échange du caoutchouc, l’Etat et les compagnies payaient en général les villageois au moyen d’un morceau d’étoffe, de perles, de quelques cuillerées de sel ou d’un couteau ».
Professeur, y avait-il des moyens de pression et de coercition utilisés par les agents de l’Etat pour forcer les indigènes à produire plus de caoutchouc ?
Les moyens de pression et de coercition utilisés étaient de plusieurs ordres. J’en cite quelques-uns : l’arrestation et l’emprisonnement des chefs de villages, la livraison obligatoire des vivres, la prise d’otage des femmes avec leurs enfants, la peine de fouet ou la flagellation à la chicote, la mutilation des membres (mains, jambes et pénis coupés), l’imposition d’amendes, les exécutions sommaires et les autres formes de violence, etc.
Arrestation et emprisonnement des chefs de villages
Le caoutchouc étant véritablement la première source de revenus au Congo au début des années 1890, son exploitation devait se faire avec le moins de frais possibles : on le récoltait par l’intermédiaire des indigènes à titre d’impôt fourni en travail. Tout Congolais adulte et valide devait livrer 3 à 5 kilos de caoutchouc tous les quinze jours ; ce qui obligeait les récolteurs à passer dix jours sur quinze dans la jungle tropicale.
Ce régime fiscal fut véritablement un moyen de répression placé entre les mains des soldats africains et des agents blancs chargés de faire récolter le caoutchouc. Mais le seul usage de la force policière ne suffisait pas ; il fallait également rechercher un compromis avec les chefs locaux. Si ces derniers étaient associés à l’encadrement des indigènes, c’est tout simplement parce que le nouvel Etat voulait imposer son autorité sur les autochtones et prévenir tout mouvement insurrectionnel.
Malgré cette reconnaissance de la part du gouvernement, la plupart des chefs indigènes se montraient hostiles à la nouvelle politique économique. Cette hostilité des chefs traditionnels justifie en partie les innombrables expéditions punitives dans les villages où les chefs indigènes étaient arrêtés et jetés en prison. Parfois les chefs indigènes étaient ligotés l’un à l’autre et jetés dans la rivière, servant de cible pendant qu’ils flottaient.
Les chefs Ilongo et Efomi des Isute sont allés à Baringa dans le but d’exprimer leurs doléances au substitut et à Dhanis au sujet des amendes et d’une foule d’autres irrégularités. Raoul Van Calcken, le chef de poste de Baringa, les met sous les verrous et les fait reconduire le 27 juin à Lingunda. Là, ils sont liés nus à un manguier dans la cour intérieure de la résidence d’un Blanc. Efomi, toujours attaché à son arbre, résiste pendant trois jours avant de mourir. L’agent Thoumsin surveille les deux prisonniers, qui se trouvent tout près de sa chambre. Il entend leurs gémissements, mais ne témoigne aucune pitié. Son boy, Bakumba, âgé de 10 à 12 ans, leur aurait coupé ou arraché les parties génitales.
Prises d’otage des femmes avec enfants, violences sexuelles
L’une des pratiques funestes dénoncées par les missionnaires protestants dans le Haut-Congo fut la prise d’otage des femmes avec leurs enfants, afin de faire rentrer l’impôt en caoutchouc. Il était d’usage, en effet, de prendre en otage les femmes avec leurs enfants quand les hommes, pour échapper aux rigueurs du régime fiscal (impôt fourni en travail), s’étaient enfuis loin de leurs villages. La libération des otages n’intervenait que contre de l’ivoire ou du caoutchouc.
La prise d’otages aux postes de l’Etat ou dans des camps de fortune était désastreuse pour les femmes du fait de l’environnement socioculturel où l’emprisonnement était considéré comme un acte honteux. Les conditions de détention étaient telles que certains otages mourraient de faim et de maladie.
Enfin, au chapitre des prises d’otage au Congo, il faut mentionner les questions relatives à la sexualité. Dans l’EIC, le viol des femmes constitua une arme de terreur, autant qu’un moyen pour les hommes de Léopold II de satisfaire par la force leurs besoins sexuels désordonnés. La prostitution fut également favorisée par le changement brutal imposé aux Congolais par le colonisateur : d’une part en raison d’une forte concentration d’hommes seuls menant une vie ambulante (agents et officiers européens, soldats africains, porteurs et auxiliaires), des femmes privées de leurs maris partis faire le caoutchouc ou réquisitionnés, des « mariages à la mode du pays » consistant à prendre une compagne « indigène » le temps du séjour à la colonie. etc. ; et d’autre part en raison du droit tacite du conquérant, qui invoquait ‘‘le droit au coït’’ faisant de toute femme indigène une prostituée potentielle.
Plusieurs sources consultées révèlent que dans les camps de détention ou même dans les villages sous surveillance le viol systématique des femmes était parfois suivi de mutilation, d’introduction de l’argile dans les organes génitaux des victimes, leur causant d’atroces souffrances. Au poste de Boyeka, l’agent européen de la Lulonga, pour tromper la solitude dans la nuit des tropiques, ne reculait devant rien pour abuser du corps des femmes indigènes, quel que soit leur état civil :
Le village de Bokenyola fournissait régulièrement dix travailleurs, mais parfois on en réclamait quarante. Une fois, quarante femmes avaient travaillé toute la journée au poste de Boyeka. Le blanc le soir les fit mettre toutes en ligne. Le blanc leur commanda de se dépouiller de tout ce qu’elles portaient (of all their coverings) afin que, lorsqu’elles seraient complètement nues, il pût en choisir une avec qui passer la nuit. Il choisit Ewawa épouse de M’Bwabenga. La femme, au témoignage de son mari, souffre aujourd’hui d’une maladie contractée à la suite de sa cohabitation avec le blanc.
Supplice de fustigation (flagellation à la chicote)
Dans l’Etat indépendant, la manière arbitraire dont les agents européens appliquaient le règlement disciplinaire laissait la porte ouverte à tous les excès, notamment en ce qui concerne le supplice de la fustigation (la chicote). Cette forme de châtiment corporel fut officiellement autorisée en 1888.
Le problème, c’est que, on comparait volontiers le Nègre au singe en affirmant, par exemple, qu’il « a un museau qui s’avance comme pour aller au-devant de la nourriture. […] il marche les genoux toujours demi-fléchis, le corps et le cou tendus en avant, tandis que les fesses ressortent beaucoup en arrière ». On admettait alors comme légitime le recours aux châtiments corporels pour vaincre la prétendue férocité native des Nègres sauvages et les emmener à aimer le travail manuel. Témoignage :
Devant la maison du chef influent Lofanzafanza, sur une plate-forme haute de 3 mètres, chaque contrevenant est flagellé puis exposé au soleil, jusqu’à ce que sa famille ait payé la rançon, exigée par le surveillant. Beaucoup de villageois sont tués, pendus, torturés à mort au moyen du copal brûlant ou flagellés. L’assistant du bourreau trouve un horrible plaisir à verser le copal sur la tête d’un prisonnier ligoté, puis à y mettre feu. Le copal dégouline tout brûlant sur le visage et les épaules de la victime, qui succombe lentement dans d’affreuses souffrances.
Dans l’esprit de la majorité des Congolais d’aujourd’hui, l’administration coloniale belge reste forcément assimilée à la chicote en tant qu’instrument de châtiment et de terreur.
Mutilation des membres et autres châtiments corporels
La pratique des mains coupées dans l’Etat libre du Congo a toujours prêté à controverse, et ce, depuis la publication en octobre 1905 du rapport de la commission d’Enquête instituée par décret royal. Dans ce rapport, en effet, les membres de la commission essaient de dédouaner les agents blancs de l’EIC en justifiant habilement la mutilation des membres par la barbarie des coutumes indigènes.
A mon avis, «les mutilations massives ont incontestablement été une innovation de l’ordre colonial », qui a imposé ces mutilations pour une question de comptabilité, afin que le Blanc ait, au retour des expéditions, la justification du nombre de balles non rapportées par ses guerriers ». A. Hochschild est aussi de cet avis, lui qui affirme que « comme la prise d’otages, la section des mains était une politique délibérée ».
Pour étayer cette allégation, il cite Charles Lemaire, premier commissaire du district de l’Equateur qui, après avoir pris sa retraite, fit savoir que « lorsqu’il fut question du caoutchouc, je refusai de le récolter et j’écrivis au gouvernement : ‘‘Pour faire du caoutchouc, il faudra couper des mains, des nez et des oreilles ». Même si les fonctionnaires blancs ne semblent pas directement impliqués dans ces mutilations, on peut néanmoins regretter qu’ils aient toléré pendant longtemps une pratique aussi barbare qui a fini par ternir l’image de l’Etat indépendant.
Une question se pose cependant : à partir de quel moment la mutilation des membres a-t-elle été généralisée au Congo léopoldien ? Le missionnaire protestant suédois, Sjöblom répond en affirmant que cette pratique fut généralisée à partir de la seconde moitié de 1894 dans les districts caoutchoutiers de l’Equateur et du Lac Léopold II :
Au cours d’un voyage, je ne traversai pas moins de 45 villages qui avaient été totalement brûlés et 28 villages entièrement désertés, à cause de la campagne du caoutchouc. J’ai souvent vu flotter sur la rivière ou vu traîner le long des routes des corps aux mains coupées, toutes victimes du commerce du caoutchouc, puisque les indigènes enterrent toujours leurs morts. Plus tard, je remarquai, lors d’une traversée de la rivière, des mains flottant sur les eaux et suspendues dans les arbres surplombant le courant. Je détournai, plein d’effroi, mes regards. A ce moment, un gardien me dit : « Ceci n’est encore rien, car il y a deux jours, j’apportai, après un combat, 160 mains chez l’homme blanc qui m’ordonna de les jeter à l’eau, comme d’habitude.
Dans ce témoignage irréfutable, le missionnaire suédois est formel. Si dans le district de l’Equateur les soldats ont continué à sectionner les mains à leurs victimes, c’est qu’ils bénéficiaient de la complicité des commissaires de district.
L’administration léopoldienne a commis d’autres crimes tout aussi barbares, notamment en ce qui concerne le régime de sanctions en matière de portage, les corvées pour les vivres, etc.
Quelles furent les conséquences de la politique domaniale sur les populations autochtones congolaises ?
Le système d’exploitation mis en place au Congo par Léopold II entre 1885 et 1908 a été accompagné de son cortège d’exactions, que ce soient les pillages des ressources naturelles, la destruction des récoltes, du bétail, la ruine des villages et du patrimoine culturel et artistique, les arrestations arbitraires, les massacres, etc. Tout cela a entrainé des conséquences funestes tant sur le plan politique, socio-culturel, économique que démographique.
Sur le plan politique et social, ce système eut pour effet néfaste la désintégration des royaumes et empires florissants, tels que les Yeke, les Luba, les Lunda. Il accéléra partout la déchéance des chefs traditionnels qui, depuis la proclamation de l’Etat indépendant en 1885, survivaient difficilement à l’effondrement des sociétés africaines. Mais parallèlement à ce processus de désintégration, on assista – à partir de 1891 – à une affreuse déstructuration sociale, d’autant que le bassin congolais fut placé dans une situation d’instabilité et d’épuisement sans précédent, avec comme principal corollaire l’accentuation dans les districts du Haut-Congo et du Kasaï des migrations massives et du nomadisme.
Le régime léopoldien contribua également à perturber les modes de vie des Congolais et à déstabiliser leurs familles. La vie conjugale fut brisée à cause de fréquentes prises d’otage des femmes (avec leurs enfants) et de l’absence prolongée des hommes partis à la récolte du caoutchouc. Les petits garçons (mineurs) arrachés de force à leurs familles et qui travaillaient comme ‘‘boys’’ (domestiques) chez les agents européens, furent transformés contre leur gré en partenaires sexuels. Les jeunes filles sans protection parentale, les femmes restées seules au village furent parfois poussées à la prostitution. Les soldats de la Force publique et les agents européens – célibataires pour la plupart – pouvaient les kidnapper et en abuser sexuellement à leur guise.
Sur le plan économique, les conséquences furent tout aussi désastreuses. L’agriculture se réduisit aux plantes les plus élémentaires. Le commerce indigène s’interrompit. Les métiers artisanaux, perfectionnés depuis des siècles, comme le travail du fer forgé ou du bois, se perdirent ». Il n’y avait donc aucune perspective d’avenir pour les indigènes, maintenus à dessein dans un état de civilisation inferieure.
Il faut dire finalement que les années d’exploitation du caoutchouc au Congo léopoldien avaient aggravé la crise démographique. Celle-ci résultait principalement des rigueurs de la politique fiscale ainsi que de l’apparition et la propagation des nouvelles maladies à cause de « la multiplicité des déplacements et des brassages des populations ».
Voilà pourquoi j’affirme qu’entre 1885 et 1908, des millions de Congolais ont trouvé la mort ou ont subi des traitements dégradants. En ce sens, Léopold et ses agents sont allés jusqu’au bout du crime. Cette histoire, on doit la faire étudier à l’école, du primaire au supérieur en passant par le secondaire.
Un mot de la fin, Professeur.
Je sais que l’évocation du passé colonial est un sujet sensible, qui risque de polariser la société belge, dans un contexte où beaucoup de citoyens belges sont encore nostalgiques et continuent à justifier les actes posés par les agents de Léopold II au Congo. Mais je crois que le temps est venu pour la Belgique de franchir le pas en faisant la vérité avec son passé colonial. Cela suppose une demande de pardon au Congo avec tout ce que cela implique, notamment la réparation pour les crimes commis mais aussi l’enseignement du passé colonial dans les écoles, en raison des faibles connaissances des Belges sur le sujet.
Source image: https://www.bbc.com/afrique/region-49131266
* Cet entretien qui a fait l’objet d’une émission diffusée sur Radio Maria RDC, station de Kinshasa relate les atrocités commises par le colon belge.