Les théories de la justice : une introduction

Cet article propose un survey des principales théories modernes de la justice, issues de la philosophie morale et politique ainsi que les théories relevant d’ approches intuitives ou plus procédurales de la justice. Les principes de justice prônés par chaque théorie sont mis en avant, ainsi que les caractéristiques pertinentes de l’individu retenues par chacune. Les clés de lecture données pourraient utilement éclairer les politiques publiques, soucieuses de l’impact redistributif de leurs actions | Jean-Fabien Spitz, in Dictionnaire de culture juridique, PUF, 2003.


Dans le Traité de la nature humaine, David Hume définit les conditions élémentaires qui déterminent la réflexion moderne sur la justice. Il affirme en effet que celle-ci nait de convictions humaines qui ont pour but de remédier à des inconvénients issus de la rencontre entre certaines qualités de notre esprit et la disposition des choses extérieures parmi lesquelles nous nous trouvons placés. Les qualités de notre esprit sont l’égoïsme et une générosité limitée, tandis que les dispositions des choses extérieures sont d’une part leur rareté relative par apport aux besoins et aux désirs des hommes, et d’autre part la facilité que nous avons de les échanger les unes contre les autres. C’est dans une situation marquée par ce genre de facteurs que surgissent les questions de justice, c’est-à-dire les questions de répartition de biens et des droits entre les différents individus qui composent la société.

Accroissez le degré de bienveillance entre les individus ou les bontés de la nature, dit en effet Hume, et vous rendrez la justice superflue «en mettant à sa place des vertus beaucoup plus nobles et des dons plus estimables», comme l’amour du prochain et la générosité désintéressée. C’est donc à la fois parce que les hommes n’ont jamais qu’une bienveillance très limitée et parce que la nature est toujours relativement avare que chacun donne la préférence à son propre intérêt sur celui des autres et que, en conséquence, les hommes ont été forcés d’établir «les distinctions et les limites de la propriété et la possession qui sont actuellement en usage».

La justice est ainsi une vertu «compensatoire», un remède à une situation faite d’égoïsme subjectif et de rareté objective, qui empêche les hommes de jouir les choses en commun et qui les contraints à distinguer leurs possessions. Elle est aussi, bien entendu, la forme morale de substitution que prennent les rapports entre les individus qui, fondamentalement, ne sont pas essentiellement animés par la bienveillance mutuelle. L’intuition humaine nous permet ainsi de comprendre pourquoi les doctrines contemporaines de la justice sont avant tout des tentatives pour formuler le critère auquel doivent recourir les institutions sociales «pour répartir les droits et les devoirs fondamentaux et pour déterminer la répartition des avantages tirés de la coopération sociale» (Rawls, 1971 – § 2). Les institutions sociales n’auraient pas à rechercher ce critère de répartition des ressources rares entre des individus égoïstes si la nature nous permettait de satisfaire tous nos besoins ou si elle nous avait rendus plus bienveillants les uns envers les autres.

L’analyse de Hume n’a rien perdu de sa pertinence et elle nous permet de comprendre ce qu’est aujourd’hui une doctrine de la justice : un essai pour trouver une règle impartiale d’organisation des institutions sociale capable d’obliger et de lier ensemble par une même légitimité des individus dont les options éthiques sont profondément diverses, voir même opposées les unes aux autres, et qui, en toute hypothèse, se montrent indifférents au sort d’autrui. Mais cette recherche d’un critère impartial de répartition des droits et des richesses (ressources) s’opère elle-même de deux manières distinctes, car on peut concentrer l’attention soit sur la structure de la répartition finale, soit sur la procédure de la répartition. Dans le premier cas, la théorie de la justice s’efforcera de dire quelles sont les ressources qui doivent être allouées à chacun et, c’est la justice de la distribution qui décidera de celle de la procédure suivie pour l’atteindre. Dans le second cas, en revanche, on tentera de dire quelles sont les règles formelles qu’il convient de suivre pour procéder à la répartition, et ce sera alors la justice de la procédure qui décidera de celle de la distribution à laquelle on parviendra grâce à cette procédure. Le débat contemporain oppose ces deux espères de doctrine de la justice.

Lutilitarisme appartient manifestement à la première espèce des théories. Il définit en effet, la maximisation de l’utilité comme le critère décisif de la justice, et il prescrit en conséquence les procédures qui permettent de l’atteindre. Une procédure de production ou de répartition qui entrave cette maximisation de l’utilité est injuste, puisqu’elle fruste la société d’une part des richesses utiles auxquelles elle a droit. Les institutions sociales doivent dès lors poser l’ensemble des règles qui, dans le long terme, aura pour effet d’accroitre l’utilité totale ou l’utilité moyenne plus que n’importe quel autre ensemble, et elles doivent veiller à proscrire les actions qui, prises individuellement, auraient pour effet d’accroitre l’utilité plus que n’importe quelle autre, mais qui si elles étaient généralement permises, auraient pour effet de faire décroitre cette même utilité. Par exemple, il est possible que dans une situation donnée, le non-respect d’une promesse ou un acte de discrimination raciale soient producteurs d’une utilité supérieure à ce que pourraient produire le respect de la promesse en question et celui de la stricte égalité entre les races.  Mais, dans le long terme, la société tout entière jouirait d’une quantité d’utilité moindre si les institutions sociales édictaient des règles permettant de ne pas tenir ses promesses et de discriminer les individus selon la couleur de leur peau.

Les théories utilitaristes de la justice se heurtent bien entendu à des problèmes considérables : elles paraissent oublier que certaines actions sont moralement injustes et doivent être prohibées indépendamment de la question de savoir si elles ont pour effet de maximiser l’utilité. Comme l’a montré par exemple Ronald Dworkin, les préférences externes – qui reflètent les préjugés que certains individus peuvent avoir à propos d’autrui – doivent être exclus a priori du calcul de l’utilité globale ou moyenne : elles n’ont tout simplement pas le droit – pour des raisons liées à des considérations de l’égalité morale – d’être prises en compte.

Mais, outre le fait que certaines exigences morales sont prioritaires par rapport à la considération de la production de l’utilité maximale, l’utilitarisme présente le grave inconvénient de ne pouvoir prendre au sérieux la distinction entre les personnes et, par conséquent, de ne pas respecter l’être moral individuel introduisant toutes les préférences dans le calcul global, il affirme que la justice est réalisée par le système de règles permettant de maximiser l’utilité. Mais ce faisant, il autorise que certaines personnes soient sacrifiées – c’est-à-dire qu’elles jouissent d’une utilité moindre – si un tel sacrifice permet d’accroitre l’utilité totale ou moyenne. Or, aux yeux de nombreux auteurs libéraux, une telle possibilité est fondamentalement injuste (Rawls, Dworkin, …).

La théorie rawlsienne de la justice comme équité – autour de laquelle tournent désormais tous les débats contemporains – est destinée à pallier les inconvénients de l’utilitarisme (l’absence de distinction entre les personnes) mais également ceux d’un intuitionnisme qui se contenterait des point de vue moraux dispersés que nous sommes portés à admettre comme valides dans l’existence courante, mais dépourvus de toute règle lexicale permettant de les hiérarchiser. La thèse centrale de la Théorie de la justice est que tous les biens sociaux premiers (la liberté et les opportunités, le revenu et la richesse, ainsi que les bases sociales du respect de soi) doivent être distribués d’une manière égalitaire «sauf si une inégale distribution de l’ensemble de ces biens ou de l’un d’entre eux bénéficie aux plus défavorisés» (Rawls, 1971, p. 303). On dira qu’une société est juste et qu’elle traite tous les individus avec un respect égal non pas lorsqu’elle élimine toutes les inégalités, mais lorsqu’elle élimine celles qui sacrifient certains individus à certains autres ou qui défavorisent certains membres de la société en sorte que leur situation intrinsèque serait meilleur si ces inégalités n’existaient pas. L’intuition de Rawls est donc qu’il serait injuste, en particulier envers les moins défavorisés, d’éliminer les inégalités qui ont des effets positifs pour tous, et en particulier, pour ceux qui sont les moins pourvus. Selon l’heureuse formulation de W. Kymlicka, on peut affirmer que «si certaines inégalités bénéficient à tout le monde en faisant fructifier des aptitudes et des énergies socialement utiles, elles seront dès lors acceptables par tous. Si le fait que quelqu’un obtienne un revenu supérieur au mien promeut mes propres intérêts, alors l’égale considération de mes intérêts suggère que nous autorisions cette inégalité plutôt que de la proscrire» (W. Kymlicka, 64).

Une condition annexe et qui semble aller de soi est que les positions donnant accès à ces revenus supérieurs soient, selon l’expression de Rawls «ouvertes à tous, conformément au principe de la justice égalité des chances». Cette façon d’organiser la comptabilité entre principes égalitaristes et inégalités concrètes apparait dans Théorie de la Justice sous le nom de «principe de différence». Au fondement de cette analyse figure bien évidemment l’intuition – que Rawls parait considérer comme un acquis essentiel de l’histoire récente – selon laquelle les sociétés strictement égalitaires sont moins stimulantes et par conséquent moins productives que celles qui autorisent le développement des inégalités de revenus. Le niveau de vie atteint par tous dans une société parfaitement égalitaire – à supposer évidemment qu’une telle société soit possible – serait donc inférieur au niveau de vie atteint par les moins favorisés dans une société où les inégalités ont commencé de se développer. A cet égard, il est légitime le développement ultérieur de ces inégalités jusqu’au moment où le sort des moins favorisés de la société inégalitaire repasserait en dessous de ce qu’il serait dans l’hypothèse de la société parfaitement égalitaire.

Il va de soi qu’il s’agit là d’un modèle purement spéculatif, puisque le niveau de vie dans une société parfaitement égalitaire n’est pas une donnée connaissable. Mais cette spéculation nous donne des précieux renseignements sur le niveau des inégalités compatible avec l’idée d’une société juste. Ce qui est juste, c’est donc que chacun ait part égale à celle de tous les autres ; ou encore, on peut dire que chacun possède un droit imprescriptible à la part des biens qui serait la sienne dans l’hypothèse d’une répartition strictement inégalitaire et que chacun peut légitimement se plaindre si la société est organisée d’une manière telle que la qualité des biens dont il dispose descend en dessous de cette part. Mais il est tout aussi évident que nul n’est fondé à se plaindre d’être traité avec un respect inégal si la part des biens dont il dispose est supérieure à celle dont il disposerait dans l’hypothèse d’une société strictement égalitaire. Certes, il faut tenir compte du fait que les écarts s’accroissent entre les individus et que des écarts excessifs peuvent porter atteinte aux bases du respect de la loi. Rawls le sait, et il inclut donc cette considération dans la détermination des inégalités compatibles avec une société juste. Mais, avec cette réserve, l’intuition centrale est bien que les inégalités qui profitent à tous ne peuvent être conçues comme entorses à l’égalité et à la justice.

Ce premier aspect de la théorie de la justice comme équité répond directement à l’utilitarisme, car il montre que les personnes ont un droit imprescriptible à ne pas être sacrifiés à la maximisation de l’utilité : celle-ci est légitime si et seulement si elle est compatible avec le principe de l’égalité de tous les participants. En revanche, ce premier aspect est incapable de pallier le défaut de mise en ordre qui déterminait Rawls à rejeter l’intuitionnisme et à rechercher une théorie générale de la justice pour les institutions sociales. On vient de dire qu’aucune inégalité n’était légitime si elle avait pour effet de détériorer la situation de certains membres de la société par rapport à ce qu’elle serait dans l’hypothèse égalitariste stricte. Mais il et évident que ceci est beaucoup trop simplifié. Il est possible, par exemple, que la situation de certains membres de la société soit meilleure qu’elle ne le serait dans l’hypothèse égalitariste stricte pour certains aspects de leur existence, et pire pour d’autres aspects. L’évolution sociale dans le sens d’une différenciation plus grande n’accepte jamais de la même manière tous les aspects de l’existence des individus : ils auront plus de ressources mais moins de temps libre, plus de qualifications mais un environnement plus pollué, etc. Nous avons tous l’intuition qu’il est bon de disposer de ressources additionnelles, mais nous avons aussi l’intuition que la dégradation de notre environnement est une mauvaise chose, de même que la diminution de notre temps libre.

Nous voulons donc savoir comment ordonner ces intuitions les unes par rapport aux autres. Plus spécifiquement, nous voulons savoir comment arbitrer entre deux intuitions qui nous paraissent l’une et l’autre essentielles : la première, on vient de le voir est qu’une inégalité de ressources dont les effets seraient avantageux pour tous est fondamentalement juste. La seconde, est que les libertés doivent être égales pour tous ou encore que «chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus rendu étendu de libertés de base égales pour tous compatible avec un même système pour tous» (Rawls, Théorie de la Justice, § 46). Nous voulons donc une règle qui nous permette d’ordonner ceux deux intuitions et qui nous dise en particulier si la société a le droit de rechercher l’accroissement général des ressources pour tous au prix d’une diminution de la liberté pour certains de ses membres, ou au prix d’une inégalité dans la quantité des libertés dont jouissent les uns et les autres.

La réponse de Rawls consiste à poser une règle de priorité lexicale de la liberté et à exclure tout échange de la liberté contre un surcroit de ressources matérielles, même si celui-ci est avantageux pour tous. On ne peut donc limiter la liberté qu’au nom de la liberté elle-même, et lorsqu’une restriction aux libertés de base a pour effet de renforcer le système total des libertés partagé par tous (par exemple lorsque des règles encadrent le droit à la liberté d’expression pour en empêcher l’abus, ou lorsque la loi limite la liberté d’action des sectes intolérantes). On peut ajouter que, aux yeux de Rawls, l’inégalités des libertés est admissible si cette inégalité est acceptable pour ceux qui ont une liberté moindre. L’exemple de Rawls est une collocation où l’on ne fera pas de prisonniers et où tous les vaincus sans exception seraient passés au fil de l’épée. Dans une situation de ce genre, la décision d’introduire l’esclavage pour les vaincus représenterait un procès par rapport à l’usage antérieur du point de vue des libertés. L’inégalité des libertés serait réelle, mais elle serait acceptable pour les esclaves qui préféraient la nouvelle règle à l’ancienne.

On peut donc assortir le principe de liberté égale pour tous – qui apparait désormais comme le premier principe de la théorie de la justice comme équité – d’une règle de priorité qui exige qu’on ne réduise jamais la liberté qu’on nom de la liberté, ce qui se produit dans deux cas : tout d’abord lorsque la réduction de la liberté a pour effet de renforcer le système total des libertés partagés par tous, et, en second lieu, lorsque l’inégalité des libertés traduit un progrès pour les moins bien pourvus par apport à leur situation antérieure et se trouve donc acceptable pour eux. Quant au principe de différence, il est lui aussi affecté d’une règle de priorité : il est injuste de sacrifier le principe de l’égalité des chances (les positons ouvertes à tous) pour augmenter le bien-être, en sorte que si l’introduction d’une inégalité avantageuse pour tous – y compris les moins favorisés – n’est possible qu’en renonçant au principe de la juste égalité des chances, elle n’est pas légitime et elle est incompatible avec les principes de la justice comme équité.

Comment maintenant peut-on justifier les deux principes de justice ? Quel est le raisonnement qui peut les appuyer ou les étayer? Le principe de différence, en particulier, parait difficilement acceptable, car il est en contradiction avec la façon la plus ordinaire d’aborder les problèmes de la justice dans la répartition. Selon la théorie la plus courante en effet – que Rawls appelle la théorie de l’égalité libérale – une distribution est juste si elle compense l’inégalité initiale des ressources grâce à une vigoureuse politique éducative (qui neutralise les différences de capital culturel de départ), et grâce à une politique fiscale redistributive opérant un transfert en direction des moins bien pourvus. Dans la théorie de l’égalité libérale, il ne suffit donc pas que les droits soient les mêmes pour tous, et que l’ensemble des positions sociales soient accessibles à tous sans distinction de race, de rang, de race ou de sexe. Il faut également que, à talents égaux, les individus aient les mêmes chances de parvenir aux positions en question : «L’idée ici est que les positions ne doivent pas seulement être ouvertes à tous en un sens formel, lais que tous devraient avoir une chance équitable d’y parvenir» (Rawls, Théorie de la Justice, § 12).

La séduction de cette théorie vient de ce qu’elle ne laisse subsister comme légitimes que les différences résultants de nos choix et de nos mérites personnels, tout en annulant toutes les différences dues à la place que chacun occupe initialement dans la structure sociale. La thèse de Rawls est pourtant que cette égalité libérale n’est satisfaisante car – comme l’égalité juridique – elle accorde encore trop de poids à des différences arbitraires d’un point de vue moral : on ne voit pas pourquoi, en effet, les différences de talent et d’énergie entre les individus devraient être considérées d’une autre manière que les différences de capital culturel ou de fortune. Ceux qui jouissent de talents supérieurs ne les méritent pas, puisqu’ils n’ont rien fait pour les obtenir ; de même, ceux qui font preuve d’une énergie supérieure ne méritent pas que la structure sociale leur accorde la totalité des avantages produits par cette énergie, puisque celle-ci est le produit d’une éducation, d’une milieu social favorisé, et non pas d’une distinction méritée.

Aux yeux de Rawls, les individus talentueux et énergétiques ne méritent donc pas les avantages qui résultent de la mise en œuvre de leurs qualités ; ils n’ont donc aucun droit à revendiquer que la structure sociale soit organisée de manière à leur attribuer ces avantages. Et si la justice requiert la compensation des différences issues de l’appartenance sociale en raison de leur caractère moralement injustifiable, elle requiert tout autant la compensation des différences de talents, d’énergie ou de qualités personnelles. En revanche, une fois que la société a opté pour un système des règles qui encourage et stimule la mise en œuvre de ces qualités (parce que cette mise en oeuvre est bénéfique pour tous), ces mêmes individus ont un droit à ce que la société honore l’engagement qu’elle a pris à leur égard en leur promettant des avantages additionnels en échange de la mise en œuvre de leurs talents personnes. Les plus talentueux ont donc droit à un salaire supérieur à la moyenne (calculé de manière à stimuler leur activité), mais ils n’ont pas a priori droit à la totalité des avantages produits grâce à leurs qualités exceptionnelles. La notion d’attente légitime se substitue donc à celle de mérité.

Un problème se pose cependant. Il n’est en effet pas possible d’annuler purement et simplement les différences qui résultent des aptitudes naturelles même si l’on reconnait que celles-ci sont moralement arbitraires et ne devraient donc pas servir de crier dans la distribution des ressources. Rawls reconnait cette impossibilité mais il soutient qu’elle ne justifie pas pour autant que l’on en reste à la thèse de l’égalité des chances. Il y a en effet une autre manière de traiter les différences de talent, c’est d’organiser la structure de base de la société de manière à faire fonctionner ces réalités contingentes au bénéfice de tous, et en particulier à celui des membres les plus défavorisés de la société. C’est précédemment cet objectif que vise le principe de différence. Toutefois, cette série d’arguments demeure impuissante à justifier pleinement les principes de justice. On a donc besoin d’un autre dispositif, et celui-ci consiste à montrer que ces principes seraient nécessairement choisis par tous dans une situation de rationalité et de l’impartialité parfaites que Rawls appelle «positon originelle».

Il s’agit donc de se demander quels sont les principes de justice qui seraient choisis dans une situation d’inégalité parfaite où les individus ne pourraient absolument pas choisir en fonction de leurs particularités ou de leurs avantages personnels, et de construire pour cela une procédure qui, selon les termes de Kymlicka, «empêche les individus d’exploiter leurs avantages arbitraires dans la sélection des principes de justice» (Kymlicka, 74). Pour cela, Rawls propose de placer hypothétiquement les individus derrière un voile d’ignorance dissimulant aux yeux de chacun toutes les caractéristiques qui le distinguent et qui pourraient introduire une quelconque forme de partialité dans son raisonnement sur les principes de justice autour desquels il propose d’organiser les institutions sociales en fonction des informations dont il dispose sur sa propre situation, et sur la manière dont les principes envisagés le favoriseront ou le défavoriseront par rapport à ses concitoyens.

Intuitivement, nous percevons que des principes de justice proposés par quelqu’un qui réfléchit en fonction de ses propres intérêts ne peuvent être reçus comme obligatoires et légitimes par tous les membres de la société, alors qu’il en irait tout autrement de principes proposés par quelqu’un qui ne saurait rien de sa propre situation, et qui ne pourrait donc façonner ses propositions en conséquence. L’égalité parfaite des partenaires situés derrières le voile de l’ignorance leur fera unanimement désirer la solution qui maximise ce que l’on obtient si l’on se trouve dans la position la moins bonne, c’est-à-dire la position minimale. Ils désireront donc la solution qui maximisera pour tous, et en particulier pour ceux qui seront dans le positions les moins favorisées, la quantité des biens premiers (ressources, droits, libertés, opportunités) distribués par les institutions sociales.

Chacun adopterait cette solution parce que tous ont une conception de la vie bonne, un plan de vie qu’ils veulent réaliser et parce que, dans l’ignorance où chacun se trouve de ce qui le distingue en tant qu’individu, tous voudront maximiser leurs chances de réaliser leurs aspirations, quelle que soit la nature de celles-ci. Il n’est pas très difficile de comprendre que les partenaires ne choisiraient pas une solution utilitariste, car nul ne voudrait se trouver dans la situation de celui qui est sacrifié sur l’autel de la maximisation de l’utilité. Ils ne choisiraient pas non plus une répartition strictement égalitaire, puisqu’ils auraient connaissance des faits généraux de la société humaine et qu’ils sauraient de ce fait que les sociétés sont stimulés par les différences et que certaines inégalités ont pour effet d’accroitre la quantité des biens premiers dont tous – y compris et surtout les moins favorisés – pourront disposer. Les partenaires situés derrière le voile de l’ignorance agiraient donc de manière parfaitement rationnelle en sélectionnant les deux principes de la justice comme équité aux dépend des solutions utilitaristes ou des formes de répartition plus strictement égalitaires. Comme le fait remarquer Kymlicka, cela ne signifie pas que le sens de la justice soit dicté par une forme d’égoïsme. Étant donné que personne ne connait la position qu’il occupera, demander aux gens de décider ce qui leur semble le mieux pour eux-mêmes revient à leur demander ce qui est le mieux pour chacun d’eux d’un point de vue impartial. Chacun veut son propre bien, mais dans la mesure où nul ne peut se distinguer des autres, chacun veut en même temps le bien de tous. Cette procédure accomplit donc, selon l’expression de Kymlika, «la même chose que la bienveillance universelle».

L’esquisse qui vient d’être présenté de la théorie rawlsienne de la justice comme équité laisse augurer de la variété et de la vigueur des critiques qu’elle a suscitées. On en retiendra deux, issus d’horizons philosophiques différents et qui touchent l’une et l’autre le cœur de la théorie. La première objection porte sur l’idée que les différences moralement arbitraires entre les individus devraient être compensées par des procédures de redistribution et d’égalisation. La seconde porte sur la prétention à la neutralité de cette théorie de la justice par rapport à toutes les conceptions du bien, prétention qui fonde l’idée de Rawls selon laquelle les principes de justice doivent être considérés comme justes et obligatoires par tous les membres de la société, quels que soient par ailleurs leurs choix et leurs principes éthiques personnels.

L’opposition à l’idée de compenser les différences qui pourraient être présentées comme moralement arbitraires se manifeste essentiellement chez les auteurs que l’on qualifie de «libertariens» parce qu’ils sont partisans d’un strict respect de la distribution des ressources réalisée par un marché sans entraves et selon un principe de légitimité des transferts volontaires. Le principal d’entre eux est Robert Nozick, auteur d’un livre intitulé Anarchie, État et Utopie. Si l’on a une distribution initiale juste et si toutes les transactions qui se réalisent par la suite obéissent à cette règle du transfert volontaire, la distribution qui résulte de ces transactions est elle-même juste, quelles que soient les inégalités – et elles sont nécessairement nombreuses et importantes – qu’elle puisse contenir. En supposant par exemple que l’on parte d’une distribution conforme au principe de différence défini par Rawls – et où par conséquent chacun disposerait de sa juste part – qu’est-ce qui peut empêcher les individus de procéder volontairement à une série de transferts au terme de laquelle les conditions rawlsiennes ne seront plus du tout respectées ?

On pourrait sans doute objecter que ce genre de raisonnement est tendancieux car, s’il existe un principe permettant de prescrire que les handicaps non mérités soient compensés (ce que l’on affirme en disant que la répartition initiale est juste parce que conforme au principe rawlsien de différence), il existe nécessairement aussi une règle interdisant tous les transferts volontaires qui aboutissent à une situation où les handicaps non mérités ne sont pas compensés. L’argument de Nozick ne peut donc fonctionner que si l’on définit la situation initiale juste en des termes non rawlsiens et en stipulant que ceux qui ont des biens entre les mains on un droit absolu sur eux – même s’ils ne les méritent pas d’un point de vue moral – et non pas un droit conditionné par la satisfaction de critères de justice impliquant la compensation des avantages moralement arbitraires.

C’est bien pourquoi les libertariens – et Nozick tout particulièrement – ont proposé une théorie de l’acquisition qui permet de penser l’existence de ces droits absolus. Pour le dire très brièvement, cette théorie repose sur l’idée que chacun est absolument propriétaire de sa propre personne et ne peut donc jamais être un simple moyen pour autrui ; elle repose ensuite sur une thèse d’inspiration lockienne qui affirme que les produits de notre activité sont partie intégrante de notre personne. Aucune distribution et aucune compensation ne serait donc légitimes dans un contexte où les acquisitions seraient légitimes en ce sens et où les transferts seraient volontaires. L’objection selon laquelle les talents et l’activité dont les individus font preuve sont moralement arbitraires est sans portée ici car, à supposer que cela soit vrai, dit Nozick, il ne s’en suit nullement que les autres ou la société aient un droit quelconque sur le produit des talents dont certains sont porteurs. Les individus ne méritent peut-être pas leurs talents, mais la société non plus, et elle n’a donc aucun droit de prélever une partie des fruits qu’ils engendrent pour les redistribuer. En l’absence de tout sujet – individuel ou collectif – qui mérite les ressources créées par la mise en œuvre des talents supérieurs, il est donc légitime de considérer que les porteurs de ces talents sont les mieux qualifiés pour posséder légitimement les avantages qu’ils engendrent.

Quant à la seconde objection, elle porte sur l’idée même d’une théorie de la justice. En contestant qu’il soit possible de définir des institutions juste dans des conditions de neutralité éthique, elle conteste purement et simplement l’indépendance du concept de justice et remet en cause le projet implicite dans le développement d’une doctrine de la justice, projet qui vise à proposer et à justifier un système des règles impartiales et neutres, capables d’obliger les citoyens indépendamment de leurs conceptions personnelles du bien. Michael Sandel a en particulier montré que la recherche d’une doctrine impartiale de la justice dans les institutions supposait des engagements éthiques et philosophiques qui n’étaient pas nécessairement partagés par tous dans les démocraties contemporaines.

Pour rechercher une règle de justice indépendante de toute conception du bien, il faut en effet penser que la tâche des instituions sociales est avant tout de respecter l’autonomie des individus et en particulier leurs choix en matière d’option morale et de projets de vie. Il faut aussi penser que les citoyens peuvent former une société légitime et obligatoire à leurs propres yeux sans que cette légitimité soit liée pour eux à une conception éthique commune et partagée. En d’autres termes, il faut penser que les individus se rapportent toujours à leurs finalités comme à des éléments constitutifs de leur identité, et il faut penser aussi que nos concitoyens sont toujours des autres qui ont leurs propres valeurs, et non pas que nous formons avec eux une communauté essentielle à nos propres options.

Comme Sandel le suggère à propos de la théorie rawlsienne de la justice comme équité, il n’est en effet possible de fonder l’obligation des principes impartiaux de justice qu’en construisant une situation hypothétique dans laquelle on est en mesure d’établir que ces principes seraient choisis par tous. C’est en toute hypothèse, ce que l’on peut opposer à ceux qui, dans la vie réelle, récusent les principes de justice parce que ceux-ci entravent le développement de leurs propres choix moraux : eux-mêmes auraient choisis ces principes derrière le voile de l’ignorance. Mais si la manière dont on conçoit la situation rationnelle de choix renferme par elle-même une conception implicite de la moralité humaine (l’autonomie absolue du choix) et de la société (des êtres qui coexistent sans identité éthique commune), le projet même d’une doctrine de la justice en tant que théorie d’un critère éthiquement neutre de coexistence légitime entre individus différents devient largement sujet à caution.

Références

  1. Hume D., Traité de la nature humaine.
  2. Guillarme B. Rawls et l’égalité démocratique, Paris 1999.
  3. Kymlycka W. Les théories de la justice, une introduction, traduction française, Paris 1999.
  4. Van Parijs P. Qu’est-ce qu’une société juste?, Paris 1991.
  5. Smart J. C. and Williams B. Utilitarisme, le pour et le contre, traduction française, Genève, 1997.
  6. Sandel M. Le libéralisme et les limites de la justice, traduction française, 1995.
  7. Rawls John. Théorie de la justice, traduction française, Paris, 1987.
  8. Nozick R. Anarchie, État et Utopie, traduction française, Paris 1990.
  9. Munoz-Dardé V. La justice sociale, le libéralisme égalitaire de John Rawls, Paris, 2000.

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