Analyse du principe de gouvernance

L’année 1989 est symbolisée par la chute du communisme et des démocraties populaires. A l’issue de ce bouleversement géopolitique, les États-Unis d’Amérique deviennent l’hyper-puissance mondiale, période qui sera marquée par la diffusion de leurs idéaux et principes. En effet, le vocabulaire politique va s’enrichir de nouvelles terminologies qui vont envahir le champ lexical des relations internationales et de la géopolitique : Démocratie, libéralisme, pluralisme politique, alternance, État de droit et bonne gouvernance… seront parmi les notions les plus à la mode, principes qui seront diffusés à grande échelle et imposés à de nombreux États. Aussi, l’extension de ces notions, sortes de thérapies, s’appliquera-t-elle aux pays du tiers-monde en générale et à l’Afrique en particulier, moyens qui leur permettraient à court ou long terme de sortir de l’impasse du sous-développement. Aujourd’hui, le vocable le plus usité pour ces pays s’avère la bonne gouvernance. Ce principe, qui s’est construit à travers les siècles, a d’abord concerné le monde des entreprises, avant d’envahir le champ de la politique, dans la quête de la meilleure gestion des affaires publiques, satisfaire au mieux les affaires de l’État. Mais que signifie vraiment la gouvernance? Nous avons procédé à une analyse sémantique de la notion de Bonne Gouvernance, afin d’éclairer le sens de cette notion assez complexe, notion dont les origines remontent à une époque assez lointaine.


1. Le sens et les différents aspects de la gouvernance

Nous avons commencé notre travail par un chapitre préliminaire, qui pourrait sembler de moindre importance. Il s’agit dans une première perspective de s’interroger sur les différents aspects du terme de gouvernance. Avant d’aborder la question de la bonne gouvernance en Afrique et en Côte d’ivoire, et d’exprimer ses manifestations, nous allons dans un premier temps nous interroger sur le sens de ce mot ainsi que de son évolution. Vocable aujourd’hui très usité, cette expression est utilisée dans divers domaines dont il convient ici d’éclairer le sens, comprendre ses fondements et son évolution sémantique. Définir le concept de gouvernance, un concept aussi chargé de significations et les termes qui lui sont apparentés est une entreprise prétentieuse, car la difficulté réside avant tout dans le choix des sens de ce vocable.

Quels sens retenir et lesquels ne pas retenir tout en faisant en sorte qu’une définition de la gouvernance sur laquelle l’on aurait voulu obtenir des précisions ne soit évoquée. L’envie de fournir un nombre élevé de renseignements s’impose ici afin d’éviter toute soif d’éclairage sur la question ainsi que les récriminations de ne pas avoir trouvé une définition de la gouvernance sur laquelle nous aurions voulu obtenir des précisions. Précisons tout d’abord, qu’en tant que mot, la « gouvernance » ne date pas d’hier, puisque son usage dans diverses langues dont bien sûr le français remonte à plusieurs siècles. Mais, ce terme a envahi notre façon d’exprimer la politique depuis vingt ans à peine. Certes, vers 1840, le Roi «Charles Albert de Piémont-Sardaigne préconisait déjà le «buono Governo» (Guy Hermet et al.) comme moyen primordial de sortir du marasme son royaume passablement décrépit.

Dès cette époque, «bonne gouvernance» s’apparentait à bon gouvernement, en particulier dans la mesure où les peuples doutent depuis bien longtemps de la capacité d’amélioration de leurs gouvernements. Beaucoup plus près de nous, dans les années 1980, quelques sociologues de la politique ont également réemprunté le vocable. En fait, ce sont les experts des grandes agences internationales de l’aide au développement, de la Banque mondiale en particulier, qui ont lancé la mode en 1989. C’est alors autour de cette période en effet, que ces spécialistes ont prescrit la «bonne gouvernance» aux dirigeants maladroits ou corrompus des pays démunis de l’Afrique sub-saharienne. Seule cette bonne gouvernance permettrait selon eux à leurs peuples de voir grandir enfin la lumière annonciatrice de leur rédemption économique et sociale à la sortie du tunnel de la misère.

Aujourd’hui, le mot s’est banalisé dans le langage de tous les jours, pour se transformer en étendard d’une école ou d’un paradigme, notamment en matière de relations internationales. La signification du mot gouvernance demeure malgré tout très variable, mal éclaircie en général, ce qui donne parfois l’impression d’un caractère inachevé de la notion. Il n’empêche que la gouvernance existe. C’est un concept élaboré par les spécialistes des politiques publiques, qui associe des acteurs privés et des acteurs publics aux processus de décision et de la gouvernance. Cela exclut le recours à la délibération ouverte typique du gouvernement représentatif. La gouvernance tend «à découpler les affaires politiques des arènes traditionnelles de légitimation et du débat public» (Guy Hermet et al.). Celle-ci ne met pas nécessairement en question les institutions représentatives. Au sujet de son sens, précisons que cette notion s’inscrit dans huit caractéristiques qu’il convient de hiérarchiser, caractéristiques qui apparaissent nécessairement variables: La première caractéristique de la gouvernance est positionnelle. Elle se conçoit dans ce sens comme un mode de gestion d’affaires complexes, dans lequel les acteurs principaux se déploient sur le même plan, à l’horizontale sinon à égalité.

Cela à l’inverse de ce qui se produit dans le gouvernement, où ces acteurs se superposent à la verticale, dans une position de subordination vis à vis des représentants de l’État qui occupent le sommet de l’influence et de la légitimité. La deuxième caractéristique est que la bonne gouvernance commande de gérer les affaires publiques comme si leur traitement ne devait pas différer sensiblement de celui des affaires privées. En simplifiant notre propos, elle vise dans l’absolu à abolir la distinction public/privé, pour ne plus réserver à l’État, aux groupes d’États ou aux organisations qui commencent à en tenir lieu le rôle d’agents régulateurs. La troisième caractéristique est que l’agent régulateur de l’ancienne puissance publique se trouve justifié par la croyance que, dans tous les domaines, les sociétés ou les relations entre les pays se trouvent régies par des mécanismes d’auto-ajustement apparentés à ceux du marché sur le plan économique.

Il ne s’agit en somme pour l’agent régulateur que de réglementer la concurrence et de confondre les tricheurs. Plus largement, l’objectif des adeptes les plus radicaux de la gouvernance qui se recrutent par priorité chez les économistes libéraux, consiste à soustraire les décisions sérieuses, qui sont économiques à la politique et aux politiciens, réputés démagogues. Le quatrième trait de la gouvernance se situe dans une relation horizontale répudiant la vieille hiérarchie verticale qui garantissait le privilège de l’État souverain, les acteurs décisifs des dispositifs de gouvernance se recrutent ou se choisissent entre eux, par cooptation avant tout, en fonction de leurs positions acquises ou de celles qu’ils parviennent à acquérir grâce à leur talent tactique et à leur proximité idéologique avec les acteurs déjà en place. La cinquième caractéristique de la gouvernance correspond à un processus de décision toujours révocable et provisoire; elle ne désigne pas le site de pouvoir ultime et exclusif des autres comme le font les notions de gouvernement ou d’État.

2. La gouvernance comme résultat de négociation et de délibération

De ce qui précède, retenons que la gouvernance, porte sur l’instauration d’un Etat de droit, qui met l’accent sur ce qui est permis, sans porter atteinte aux libertés individuelles. Les structures politiques dans leur ensemble s’effondrent avec leurs titulaires, chose qui engendre des crises politiques à la tête des États. Mais, la gouvernance repose aussi sur une négociation permanente qui consacre le recul des canaux traditionnels du pouvoir. En effet, nous soulignerons que la sixième caractéristique est que selon la logique de la gouvernance, les décisions ne sont plus le produit d’un débat et d’une délibération. Elles sont le résultat de négociations, voire de marchandages entre les différentes parties. Ensuite, la gouvernance renvoie à la logique de cooptation qui s’applique particulièrement aux politiques sectorielles, dans une perspective néo-corporatiste. Certains analystes parlent alors de «démocratie sectorielle» (Guy Hermet et al.) ou sectorialisée.

Orientée dans le sens d’une expression de l’intérêt général et d’une action au service de celui-ci, ou du bien commun, la démocratie ne peut selon cette acception être sectorielle. En effet, l’intérêt particulier d’un secteur de la société risque fort de contredire l’intérêt de l’ensemble de la communauté politique et heurter le bien commun. Le huitième et dernier sens est que la gouvernance est un mode de gestion qui tend à se codifier au regard de normes ou de « codes de conduite» (Guy Hermet et al.) négociés plutôt que de lois votées en vertu du principe majoritaire. Mais soulignons que cette ébauche de définitions ne pourrait suffire à poser les questions liées à la gouvernance, moins au delà de ce que le mot recouvre. En effet, en dépit de cet éclairage apporté, l’on pourrait aussi ajouter que la gouvernance associe des acteurs privés non élus et des acteurs publics, aux procédures de prise de décision, processus qui exclut le recours à la délibération ouverte typique du gouvernement représentatif, «avec des acteurs et agences associés à ce processus» (Guy Hermet et al.).

Dans cette hypothèse, la gouvernance démocratique ne pourrait-elle pas devenir la principale forme de gouvernement légitime de l’avenir? En vertu d’une procédure circulaire, la démocratie ne peut aujourd’hui se trouver homologuée en lieu que si elle satisfait le préalable d’une déclaration d’intentions de bonne gouvernance, avec l’État de droit et l’humanisme des droits de l’homme à proclamer sans trêve, sinon à appliquer de façon réellement équitable. A partir du moment où une quelconque démocratie nationale, régionale, internationale, globale, locale, urbaine s’approprient le vocable de bonne gouvernance, cette gouvernance devient IPSO FACTO démocratique. Nous venons d’éclairer le sens du mot gouvernance. Retenons qu’il couvre huit domaines. L’idée qui prédomine est que les questions liées à la gestion des affaires publiques obéissent à des négociations ouvertes dans lesquelles chaque acteur doit être conciliant et ouvert.

A présent, il conviendra de s’intéresser à l’évolution du concept depuis des périodes reculées jusqu’à aujourd’hui. L’œuvre qui servira d’investigation à notre recherche est le «Que sais-je ?» de Philippe Moreau Defarges paru aux Editions P.U.F. Page 15 en 2003. Il ressort de notre investigation que le terme de bonne gouvernance qui a trait à plusieurs occurrences, serait né en France au XIIème siècle, et renvoyait à un sens technique. Il s’agissait dans ce cas de la direction des baillages (Tribunal composé de juges qui rendaient la justice au nom du Bailli. Il se disait aussi de l’étendue du pays qui était sous la direction du Bailli. Ce terme renvoie aussi à la maison où le Bailli oui son lieutenant rendaient la justice. Le Bailli est un officier qui rendait la justice au moyen-âge. L’expression aller au baillage signifie aussi rendre la justice. Ce terme resurgit durant le dernier quart du 20ème siècle).

En effet, la bonne gouvernance désigne le mode d’organisation et demeure l’une des notions clés de l’univers des entreprises et des organisations. L’évolution de la notion est marquée par un grand tournant géopolitique. Sur ce plan, avec l’effondrement du bloc soviétique, le monde semble se rallier au modèle occidental du capitalisme triomphant, époque qui va produire ses propres concepts : Multiplication des échanges, Économie de marché, Démocratie libérale, Promotion des droits de l’Homme, Déréglementation, Privatisation, Régulation, Flexibilité, Responsabilité et Gouvernance. Le terme de la gouvernance s’inscrit alors dans la constellation d’idées produites par la mondialisation avec la formation d’innombrables interdépendances et la contraction massive de l’espace et du temps : «La fin de l’histoire» en quelque sorte comme le soutenaient Hegel, Kojève, et Fukuyama (Pour Hegel, la fin de l’histoire signifie la réalisation d’une société fondée sur le triomphe de la démocratie libérale, chez Kojève, la fin de l’histoire, c’est la réalisation d’un Etat homogène et universel, qui résout la question de la relation maitre-esclave, par l’idée de reconnaissance mutuelle.

Quant à Fukuyama, cela renvoie au point final de l’affrontement idéologique, avec comme point d’achèvement, le triomphe de la démocratie libérale). Il s’agit de la quête permanente des meilleurs systèmes de gestion des Hommes et des ressources. Par la gouvernance, la décision, au lieu d’être la propriété et le pouvoir de quelques uns (individus ou groupes), doit résulter d’une négociation permanente entre les acteurs sociaux « constitués en partenaires d’un vaste jeu». Le terrain du jeu pourrait être une entreprise, un État, une organisation, un problème à résoudre. Précisons aussi que l’idée de gouvernance a émergé au début des années 90, avec la publication de livres émanant du monde Anglo-saxon (Governance without gouvernment, sous la direction de James Roseneau et Ernest Czempiel en 1992, modern Governance, sous la direction de James March et John Olsen, 1995). En effet, elle a des usages hétéroclites. Ainsi que le rappelle Ali Kazancigil, le mot lui-même remonte au XVIIIème siècle, en Allemagne surtout avec l’expression (Kameralwissenschaft) pour désigner «les sciences camérales», du bon gouvernement, ambitionnant tout à la fois d’optimiser les ressources de l’État, de mieux satisfaire les besoins de la population, et de servir la prospérité ou ce que nous assimilerons de nos jours au développement économique et social du pays. Les sources proches de l’idée contemporaine de gouvernance procèdent d’univers multiples, enchevêtrés et hétérogènes.

3. Les différentes manifestations de la gouvernance

A. L’approche moderne de la notion de la bonne gouvernance

Chronologiquement, la gouvernance d’entreprise apparaît la première, dès la fin des années 1930. Ensuite se manifestent bien plus tard, après 1980, les adeptes de la démocratie participative de proximité dans sa version progressiste issue des mouvements sociaux urbains et des idéologies autogestionnaires des années 1960 et 1970 (qui semblent avoir été les premiers à utiliser la notion en dehors du milieu de l’entreprise, bien que dans un état en général innommé ( Dès 1981, Philippe Schmitter utilise le terme de gouvernance dans son sens gouvernemental, à propos de la reconnaissance de groupes divers comme «partenaires co-responsables» de la conduite de la société). Puis surviennent à très peu d’intervalle, depuis un tout autre bord idéologique, les techniciens de la modernisation de la gestion publique locale et, surtout, urbaine, férus de rationalité économique, sans oublier à partir de 1989 exactement, les agents décisifs de la vulgarisation du terme, représentés par les grandes institutions d’aide au développement, avec la Banque Mondiale spécialement.

Le débat sur la gouvernance s’est fortement intensifié depuis les années 90 et ressurgit régulièrement à l’occasion de crises financières. Ces dernières ont pris une ampleur inégalée avec les grandes faillites américaines du tournant du millénaire, au premier rang desquelles la déconfiture d’Enron, ayant conduit à une destruction massive de valeur, aussi bien pour ses actionnaires que pour ses salariés qui ont perdu l’essentiel de leur épargne-retraite. Mais, bien avant Enron, les crises financières étaient déjà à l’origine de débats intenses concernant les structures d’incitation et de contrôle des grandes sociétés cotées. Il en va ainsi du Krach boursier de 1929, qui avait conduit à la perception d’un certain nombre de dysfonctionnements du système capitalistique parmi lesquels une direction des sociétés cotées faiblement contrôlée en raison de la forte dispersion de l’actionnariat. Ces évènements et le débat auquel ils ont donné lieu ont d’ailleurs conduit à un certain nombre de réformes, parmi lesquelles la création du gendarme de la bourse Américaine, la Secutities Exchange Comission (SEC).

Les premiers codes de gouvernance codes au sens défini plus haut sont apparus bien plus tard, c’est-à-dire, essentiellement au début des années 1990, dans le contexte de certains scandales financiers au Royaume-Uni, qui ont permis d’attirer une attention large des médias sur les efforts de codification des pratiques. Stade ultime enfin, celui de l’adoption ultérieure du concept par les acteurs des processus d’unification continentaux, en particulier les «eurocrates» de Bruxelles, les premiers à lui donner la substance d’un concept véritablement construit, vis à vis des États membres de l’Union Européenne. D’une part, les tenants d’une perspective néolibérale de privatisation des services publics sous la coupe d’un Superviseur Strate, de l’autre, les amis «d’une troisième voie» issue de la sociale- démocratie ou d’un milieu combinant les logiques administratives et marchandes. Avec cela, avant que ne se banalise le vocable gouvernance, de nouveaux mots ont compliqué l’épure en introduisant des variations de sens qui ajoutent à la confusion.

Il fut question de New Public Management, tandis que les politiques contractuelles ont fait florès avant que la gouvernance ne règne et que l’on ne parle également de gouverne ou de gouvernabilité; le tout sans négliger la démocratie participative et plus que tout autre chose l’ineffable société civile», ce ciment irremplaçable de tout «projet citoyen» («la gouvernabilité», terme utilisé par Michel Foucault, le magazine littéraire 269, 1989. Il désigne l’«historicité» du mode de gouvernement d’une société, par exemple, le clientélisme comme tradition. Cette pratique se définit comme «une alliance dyadique, fondée sur l’accord volontaire souscrit par deux individus d’échanger des faveurs et de se porter mutuellement assistance en cas de besoin. C’est une pratique par laquelle deux personnes de statuts, de pouvoirs et de ressources inégaux, dont chacune considère utile d’avoir un allié supérieur ou inférieur à elle-même». Dictionnaire de la Science politique et des institutions politiques 7ème édition revue et augmentée paru aux éditions Armand Colin 2010 par les auteurs Guy Hermet, Bertrand Badie, Pierre Birnbaun et Philippe Braud).

La société civile engendrée par Hegel, ressuscité en Pologne dans les année 1980, synonyme du contre État catholique opposé à l’État communiste aux abois, et convoqué depuis lors dans les auteurs sublimes d’un vide de sens multifonctions à l’usage des penseurs et des dirigeants associatifs. Bien qu’elle possède désormais une assise plus solide, la gouvernance continue d’ailleurs de se définir davantage au regard de ses modes ou de ses circonstances d’emploi que de contenus clairement affectés, même si en matière de gouvernance, les définitions proposées sont aujourd’hui légion, et brouillent quelque peu la perception du sens. La notion s’est trouvée écartelé entre cinq sites principaux : Celui de la corporate gouvernance, qui remporte la palme d’ancienneté. Sa naissance remonte en effet à 1937, année où sans l’avoir encore baptisée, Ronald Coase jette ses bases en posant que ce sont les relations de coopération internes à l’entreprise qui permettent d’éliminer ou de réduire les «coûts de transaction», entraînés par l’acquisition de biens et de services à l’extérieur (contrats, négociations, vérifications).

De la sorte, Coase n’invente pas seulement la future gouvernance d’entreprise, il inaugure le néo-institutionnalisme, cette école qui, à partir de ce moment, sort du cadre étroit des relations internes de l’entreprise pour interpréter dans des termes strictement économiques les relations sociales et politiques ou également l’histoire. C’est dans cette lignée que se situe en particulier depuis les années 1970 l’ouvrage d’Olivier Williamson sur les structures de la gouvernance d’entreprise, puis celle de Douglass North qui, depuis la décennie suivante, embrasse les politiques publiques dans toute leur amplitude. Dès cette première phase, la gouvernance se transforme en fait en une métaphore de la politique, conçue comme un système de réseaux régissant les relations d’acteurs réunis avec l’objectif d’engendrer un profit ou une meilleure gestion (Les dernières évolutions intellectuelles de la notion de Corporate Governance ont toutefois dans certains cas un aspect répressif. Ainsi au sein du Cercle des économistes, pour lequel elle s’inscrit simplement dans l’idée que le gouvernement d’entreprise n’est pas du seul ressort du conseil d’administration. Ou bien elle revêt une dimension moralisatrice, comme avec l’ouvrage d’Aldo Cardoso, l’anarchie libérale, Parsi Fayard 2003).

Mais, il convient de reconnaître avec cela qu’elle désigne clairement un processus avec la dimension de progressivité qui le configure. Il s’agit surtout du processus d’effacement relatif de la primauté de la politique et de l’Etat au profit d’une approche plus technique et négociée. Il s’agit de faire de la politique autrement, en associant des acteurs différents autour de choix collectifs rationnels.

B. Les conditions de mise en oeuvre de la bonne gouvernance

Cela consiste à s’interroger sur les conditions de l’exercice du pouvoir. Cela repose sur le concept de «gouvernabilité» qui évoque l’aptitude des groupes à être gouvernés mais aussi les techniques de gouvernement à mettre en œuvre pour y parvenir. Comment gouverner des groupes, dans lesquels les règles du jeu tendent à être de plus en plus strictes, la conscience d’appartenance plus faible, et l’investissement dans le collectif plus réduit ? Nous ne pouvons parler de la gouvernance sans parler de la gouvernabilité. La gouvernabilité apparait à première vue comme un concept problématique, dont la signification ne relève pas de l’évidence. Dès cet instant, un effort d’éclairage sémantique s’impose afin de dissiper les équivoques qu’il recèle. Très à la mode dans les années soixante dix, le terme de gouvernabilité a été posé par certains experts comme un problème structurel auquel les démocraties occidentales se trouvent confrontées, du fait du blocage des mécanismes de régulation des demandes sociales. Le thème de gouvernabilité est passé progressivement par un second plan sur la question de «gouvernement».

L’accent est mis non plus sur l’«ingouvernabilité» des gouvernés, mais sur les défaillances du gouvernement. C’est autour de la problématique de la gouvernance que se structurent les débats sur les transformations politiques en cours. La notion de gouvernance permet aussi une prise de vue globale sur le gouvernement des sociétés, en mettant au centre de l’analyse la notion de pouvoir. La gouvernabilité parait être sous cet angle un problème récurent qui existe dans toute société, à partir du moment où les actes de pouvoir ne s’imposent plus de plein droit par la seule puissance intrinsèque, physique ou symbolique d’un pouvoir. A partir du moment où les décisions du pouvoir royal ont été exposées au jugement critique d’un public éclairé, dès l’instant où la démocratisation a abouti à placer dans la collectivité des citoyens, le foyer, la source, la garantie de la légitimité du pouvoir (la souveraineté nationale), et à complexifier la structure du pouvoir (séparation des pouvoirs), le problème de la crise de la démocratie se trouve réactivé. L’analyse de M. Foucault montre bien que le problème de la gouvernabilité renvoie en réalité aux mécanismes de contrôle social et de normalisation des comportements. La gouvernabilité va s’inscrire dans le problème plus global de la gouvernementalité. Cela part non plus des institutions mais des pratiques.

L’obéissance au pouvoir, la croyance en sa légitimité sont indissociables d’une action plus diffuse de socialisation débouchant sur l’acceptation de l’ordre social, l’intériorisation des contraintes collectives, la soumission à l’autorité. La gouvernabilité se mesure par la plus ou moins grande réceptivité des gouvernés aux disciplines institutionnelles qui leur seraient unilatéralement imposées : «Elle dépend aussi des techniques de pouvoir mises en œuvre, des méthodes de gouvernement» (Puf 1996, page 7). Cette relation est parfaitement posée dans les traités d’éducation des princes ou manuels de civilité aux XVIème et XVIIème siècles. En effet, pour pouvoir gouverner autrui, le Roi doit d’abord apprendre à se gouverner lui-même, en maitrisant son visage, son corps, son image, son propos : «le contrôle de soi est indispensable pour prétendre exercer la domination sur autrui» (Puf 1996, page 7).  La gouvernabilité est ainsi une relation dialectique entre gouvernants et gouvernés, qui se déconstruit et reconstruit sans cesse au fil de l’évolution sociale et politique. Indissociable de la relation de pouvoir, la question de la gouvernabilité déborde le terrain du politique strictement posé pour se poser dans toutes les institutions sociales. Il s’agit surtout de savoir dans l’ensemble des lieux institutionnels, comment produire du collectif, en obtenant l’obéissance, mieux en emportant l’adhésion des assujettis.

La gouvernabilité « renvoie aux modes d’imposition de la domination, passant par l’utilisation combinée de la contrainte et de l’idéologie» (Puf 1996, page 7), qui tendent à s’appuyer l’une l’autre en renforçant leurs effets, de même que le recours à la contrainte présuppose, la diffusion corrélative de représentations destinées à en justifier l’emploi. L’inculcation des normes et de valeurs a toujours lieu sur un arrière plan de violences latentes d’ordre symbolique. L’évolution des sociétés a certes eu pour effet de réduire toujours davantage, dans le cadre du processus de civilisation décrit par Norbert Elias, le recours à la violence physique au profit d’une violence symbolique. Le contrôle social tend à passer par des processus plus distanciés, visant à l’obtention de comportements conformes par l’intériorisation du regard inquisiteur des institutions. Même éphémère ou théâtralisée, la violence physique reste toujours présente comme menace potentielle, en cas de transgression des commandements du pouvoir. La puissance de l’Etat peut s’abattre à tout moment sur les déviants, et l’exhibition des attributs de la force matérielle par les agents des appareils répressifs est là pour réactiver en permanence le poids de ces représentations. La domination symbolique passe par l’utilisation d’un répertoire de signes évoquant la violence physique, qui est bel et bien présente au tréfonds de la domination symbolique.

En tant que rapport dialectique entre gouvernants et gouvernés, la gouvernabilité est par essence aléatoire, instable, évolutive. L’analyse des conditions sociologiques de production des discours sur ce thème témoigne de son instrumentalisation, au service de stratégies du pouvoir. L’existence d’un problème nouveau de gouvernabilité dans les sociétés contemporaines est attestée par le constat d’une remise en cause généralisée des formes traditionnelles d’exercice du pouvoir. Au niveau politique, le phénomène recoupe très largement le constat de crise de la démocratie, qui comporte de multiples facettes étroitement liées : crise de la représentation exprimée par le discrédit qui frappe une classe politique, symbolisé par la multiplication des scandales, crise de la participation, marquée par le montée de l’abstentionnisme et le reflux du militantisme, crise des croyances, alimentée par le blocage du processus de production des idées et l’absence d’alternatives, crise de la légitimité issue de l’élection, entrainant le recours croissant à des experts ou à des sages pour éclairer la prise des décisions, crise du lien social et politique, illustrée par le flottement généralisé des significations, le développement des clivages, la montée des tensions, l’approfondissement de la fracture sociale, la réapparition des violences non euphémisées. La conjugaison de ces différents aspects pose à l’évidence un problème de «gouvernabilité».

A l’érosion de la capacité de régulation des gouvernants, liée à un déficit nouveau de légitimité et à la perte de moyens d’actions traditionnels (crise de gouvernement), répond un désinvestissement vis-à-vis de la politique, et plus généralement du collectif, accompagné d’un repli vers la sphère privée et une absolutisation de l’individu (crise du civisme). Ces phénomènes rendent les démocraties de plus en plus « ingouvernables ». D’un côté, la capacité de régulation des gouvernants s’est affaiblie, du fait du mouvement du reflux étatique et de la montée en puissance d’une série d’acteurs publics et privés, internes et externes, qui entendent peser sur les choix collectifs et avec lesquels il est nécessaire de composer. L’État serait devenu un «État creux», qui n’a plus les moyens d’imposer ses vues. L’action publique résulte désormais de processus aléatoires de confrontations entre des acteurs et des réseaux d’acteurs très diversifiés. Dans le même temps, les attentes des gouvernés vis-à-vis des gouvernants se sont renforcées, au nom d’une conception plus exigeante de la démocratie, rendant plus difficile la prise des décisions. «Cette mobilisation pluraliste de la société», tend à fragiliser la position de gouvernants, désormais exposés au regard vigilants et volontiers critiques du public. L’action publique se trouverait ainsi davantage que par le passé, soumise aux réactions externes et orientées par les diverses évaluations de ces réactions. Sans doute, ces phénomènes ne doivent pas être surestimés : Non seulement les dispositifs de médiation, tels que les partis, sont capables de s’ouvrir pour intégrer de nouvelles exigences et les poussées de violence restent soigneusement canalisés par le jeu de l’institutionnalisation, mais encore les gouvernants peuvent tirer de leur fragilité nouvelle «un surcroit de légitimité».

Au delà de cette crise de la démocratie politique, on assiste plus généralement à la remise en cause des formes traditionnelles d’exercice du pouvoir dans les organisations sociales de toute nature, même celles dont la forte institutionnalisation semblait garantir la solidité des articulations internes et l’adhésion des ressortissants. Dans l’administration publique, le modèle bureaucratique fondé sur la hiérarchie et la centralisation, qui, dans la perspective wébérienne, était considéré comme le meilleur possible, est désormais la cible de critiques convergentes. Comme le montre Foucault, la question du pouvoir est une question transversale, qui ne se pose pas seulement au niveau politique. Les causes de cette crise générale de la gouvernabilité sont multiples : déstabilisation des formes générales d’organisation collective existante, complexification croissante de l’organisation sociale, des structures politiques, de l’univers administratif, des entités économiques, formulation de nouvelles exigences adressées aux pouvoirs de toute nature, le gouvernement étant désormais placé « sous le regard de l’opinion », et les individus aspirent à être entendus sur les choix collectifs. Ce mouvement conduit à la recherche de nouvelles techniques de gouvernement visant à rétablir les certitudes, restaurer la légitimité des pouvoirs en place, colmater les brèches apparues dans la normativité sociale et politique.

Ces techniques sont désormais rangées dans le vocable de «gouvernance». Prenant acte de la complexité des problèmes et de la diversité des acteurs en présence, il s’agirait à travers les niveaux de vie sociale, de substituer aux anciens procédés de commandement, devenus obsolètes, des mécanismes plus souples de coordination et d’intégration. Par ce mode, on escompte une plus grande efficacité de l’action mais aussi une meilleure adhésion des destinataires. La promotion des techniques de gouvernances traduit une sensible inflexion des modes d’action publique, aussi bien au niveau national qu’au niveau local. Elle montre que l’État devenu «modeste», comme les autorités locales renoncent à imposer leurs vues et privilégient la voie consensuelle. L’action publique devient ainsi le produit d’interactions entre des acteurs multiples, publics et privés dont on recherche à concilier les stratégies et à harmoniser les intérêts. La gouvernance implique par conséquent l’adaptation des modes de gestion des organisations de toute nature. Elle signifie que les entreprises s’ouvrent désormais à la diversité des intérêts et à la pluralité des logiques, et que les administrations prennent le point de vue de leurs usagers et de leurs agents, érigés en acteurs à part entière des processus de changement. Les choix de gestion eux aussi résultent de négociations avec les différents groupes, externes ou internes placés dans l’orbite de l’organisation. Soulignons que le concept de «gouvernance» recouvre trois types d’inflexion qui relèvent d’ordre et de préoccupations différents. Le processus de rationalisation qu’il englobe vise à réduire la part d’incertitude et d’aléa qui s’attache à toute action collective.

L’effort de rationalisation se traduit d’abord par une démarche stratégique plus affirmée : il s’agit de définir un ordre de priorité , d’établir une hiérarchie d’objectifs, mais en n’hésitant pas à les infléchir en fonction des obstacles rencontrés et de l’évolution de la conjoncture : le développement des activités de programmation et de planification notamment au niveau urbain , mais aussi le passage des entreprises à un management de type stratégique, montrent que cette démarche s’étend à tous les niveaux de la vie sociale. La rationalisation s’établit aussi par une grande rigueur dans l’élaboration des choix. Le recours massif aux nouvelles technologies de l’information et de la communication permet ainsi tout à la fois d’améliorer la connaissance du réel, par le perfectionnement des instruments de collecte et de traitement des données, et de réduire la part de subjectivité du décideur, par l’utilisation d’outils d’aide à la décision. Parallèlement, le savoir d’experts ou de sages est mobilisé de manière toujours plus importante pour éclairer le choix, le sens des choix et énoncer des solutions praticables. La question de la gouvernance pose aussi le problème de la rationalité politique et celle de ses mécanismes.

L’État, quelle qu’en soit l’époque est le produit d’un type de rationalité politique. Ce pourquoi d’ailleurs, les critiques des effets des dérives totalitaires des Etats modernes, celle des aberrations du pouvoir d’Etat qui posent la question sous forme d’oppositions. Car concernant l’Etat, c’est un type de rationalité politique qui s’applique. Dans une série de textes et de leçons donnés au Collège de France de 1978 à 1980, M. Foucault s’est attaché à définir cette forme spécifique de rationalité politique de l’État moderne qu’il localisait dans deux types majeurs d’évolutions historiques. Le premier concerne la constitution d’un savoir positif associé, porté et déterminé par l’émergence de la «raison d’État» entre la fin du XVIe et le XVIe siècle ; le second renvoie au développement et à l’élaboration d’un corps de pratiques agencées en un dispositif qui a pour nom celui de la police. Par la raison d’Etat, il ne s’agit pas d’entendre ce qui relève d’une acception récente du terme et qui renvoie à un type d’arbitraire et de violence, de «secret», d’ «opacité » posées comme nécessaires vis-à-vis de l’espace public des délibérations.

Il s’agit de désigner une « positivité », un espace dans lequel se constituent tout à la fois une finalité nouvelle et des formes nouvelles de techniques, des technologies d’intervention, lesquelles toutes ensemble, présupposent et accompagnent un changement radical de modalités du rapport qui s’instaure entre l’Etat et la société. Pour caractériser cette première rupture, Foucault choisit de partir d’une opposition entre « le Prince de Machiavel» (1552) et toute une floraison d’écrits portant sur l’ « art » ou les « arts » de gouvernement qui revendiquent une position critique à l’encontre du Prince. La raison d’Etat y est alors considérée comme un art, un ensemble de techniques devant se conformer à des règles, qui ne se limitent pas à la simple observance des coutumes ou de la tradition, et qui forment également une rationalité propre à l’art de gouverner les Etats. Un art qui tire sa raison d’être et donc sa rationalité de ce qui est «à gouverner», en l’occurrence l’Etat. L’art de gouverner pose une question spécifique, autonome qui se distingue de la « loi naturelle » ou «divine».

Autonomisation, émancipation, à quoi s’ajoute une seconde forme de la rupture qui, cette fois, concerne la question classique que Machiavel incarne encore de manière exemplaire : la souveraineté du prince. Toute l’analyse de Machiavel cherche à définir les principes, les moyens qui permettent de renforcer ou de fonder le lien qui unit le Prince à l’Etat, alors que le problème posé par la «raison d’Etat» est celui de l’existence même et de la nature de cet État. Pour comprendre ce qu’il évoque dans le texte de sa leçon sur la «Gouvernementabilité», le Prince tel que le conçoit Machiavel, est en position d’extériorité vis-à-vis de la principauté. Il ne fait pas partie de cette dernière. Un principe d’extériorité toujours menacé et fragile qui définit un impératif en forme d’objectif, celui de renforcer ou de maintenir la principauté, non pas comme tout constitué par les sujets et les territoires, mais comme le rapport du prince à ses sujets et à son territoire. L’art du Prince n’est donc qu’un rapport de la manipulation du rapport entre lui et sa principauté, et l’homme virtuose doué de « virtu », n’est jamais qu’un homme habile, et le traité auquel il renvoie, un traité de l’habileté qui n’aurait rien à voir avec l’art de gouverner. Le dessein d’un tel art de gouverner est précisément de ne pas renforcer le pouvoir qu’un prince peut exercer sur son domaine, mais de renforcer l’Etat lui-même.

La raison d’Etat, au sens de gouvernement rationnel, vise donc l’accroissement de la puissance de l’ Etat, ce qui passe par le développement d’une certaine forme de savoir, un savoir concret, précis, mesuré qui fut, en son temps, qualifié de « statistique » ou bien encore d’arithmétique politique. Le développement de la raison d’Etat se construit enfin, dans son principe au moins, comme une rupture vis-à-vis de la question classique de la finalité de tout exercice de la souveraineté. Car, le Prince de Machiavel ne fait qu’illustrer la conception juridique courante à son époque de la souveraineté. Conception pour laquelle la poursuite du bien commun, tache qui incombe à tout souverain et pour laquelle il doit mobiliser sa sagesse et sa prudence , n’est autre que la recherche de la stricte obéissance à la loi, celle du souverain ici bas, celle de Dieu au delà. La fin (entendue ici comme but) de la souveraineté renvoie ainsi à l’exercice de la souveraineté, et mobilise des instruments qui ne sont autres que la loi. Machiavel n’affirme rien d’autre que quand il conçoit la tache de l’art politique comme celle de la préservation, de la conservation ou de l’acquisition de la principauté.

Chez Machiavel, on gouverne le complexe des rapports entre les hommes et les choses, les liens qui unissent les hommes aux choses qui sont les richesses, les ressources, les subsistances etc. Ainsi l’art de gouverner implique une finalité qui lui est extérieure et qui le constitue comme pratique, et comme savoir, celui d’un agencement des rapports en vue d’un accroissement de la puissance de l’État. La problématique de la Gouvernementabilité se construit sur un décentrement majeur. Ce qui est premier n’est plus l’institution, l’Etat, mais la conduite en tant que pratique dont elle fait l’objet sont repérables dans des réalités institutionnelles diverses. En conclusion, nous pourrions retenir que la gouvernance a de multiples niveaux. Elle fait intervenir un ensemble d’institutions et d’acteurs qui n’appartiennent pas tous à la sphère gouvernementale. Elle traduit surtout une interdépendance entre les pouvoirs des institutions, pouvoirs qui s’associent à l’action collective, par des acteurs autonomes. Surtout, le sens que l’on pourrait retenir est que la gouvernance nous enseigne qu’il est possible d’agir sans s’en remettre à l’autorité de l’Etat. Chose qui souligne la perte de centralité de l’Etat dans la mise en œuvre des politiques publiques. Comme le souligne Patrick le Galès «on retrouve dans la gouvernance les idées de conduite, de pilotage, de direction, mais sans le primat accordé à l’Etat souverain. Poser la question de la gouvernance revient à réexaminer les interactions entre société civile, Etat, marché et les recompositions entre ces différentes sphères dont les frontières se brouillent» (Guy Hermet et al.).

Les origines diverses du concept de gouvernance lui confèrent une polysémie qui rend difficile son application universelle. Cette polysémie se complique d’autant plus que le terme est souvent utilisé comme un mot « valise ». Au cours des dernières années, il est fréquemment venu de substituer dans la science politique au terme anglais de Governability. Si l’on s’en tient au concept de gouvernance retracé par Guy Hermet, ce sont ceux qui ont à voir avec une fonction d’intermédiation entre l’Etat et la société qui présente le plus d’intérêt pour mener à bien une réflexion sur leur rapport aux partis politiques. En ce sens la définition de la gouvernance à laquelle nous allons nous référer nous rapproche de celle de Richard Balme qui se réfère à celle-ci comme à un mode de mobilisation des intérêts. A cette «définition minimale» (Guy Hermet et al.), nous ajouterions cependant quelques unes des caractéristiques retenues par Stoker pour cerner le processus : la gouvernance met en jeu un ensemble d’institutions et d’acteurs qui proviennent à la fois d’acteurs du gouvernement et de la société. Cette mise en réseau tend à effacer les frontières et les responsabilités entre les secteurs publics et privés dans la quête de situations aux problèmes économiques et sociaux. D’autre part, la mise en réseau suppose un degré élevé d’interdépendance entre les participants comme dans les situations qui présentent un problème d’actions collectives. Elle suppose aussi la formation de réseaux qui tendent à être autogouvernés à la manière des régimes en relation internationale. La gouvernance met en avant de nouvelles techniques de gouvernement qui remplacent le contrôle par la coordination de l’orientation.

A ces caractéristiques, «l’on peut aussi ajouter les impératifs de complexité, de dynamisme et de diversité» (Guy Hermet et al.) énuméré par Kooiman, qui fait que les nouveaux systèmes de gestion doivent s’adapter aux caractéristiques des sociétés contemporaines. Dans cette expression, quelle est la place des partis ? La gouvernance comme système de gestion laisse peu de place aux partis politiques surtout dans la mesure où elle est perçue comme une alternative aux rigidités «modèle de Westminster» (Guy Hermet et al.). L’implantation d’un système de prise de décisions et d’applications de politiques qui combinent expertise et participation des principaux intéressés a entre autres objectifs, de contourner la rigidité et l’inefficacité traditionnelle de la démocratie participative. Selon Pierre et Peters, le parlement et les instances législatives où règnent les partis appartiennent à la première vague de la modernisation politique. La deuxième vague correspond à l’expansion des activités étatiques qui accompagna le développement de l’Etat-providence après la seconde guerre mondiale.

La gouvernance appartiendrait plutôt à une troisième vague de la modernisation politique où la complexité des affaires publiques requiert de nouvelles formes d’accès à la prise de décisions. On parle alors d’infusion de nouvelles valeurs tant dans le secteur public que dans la société, de besoin de nouvelles sources d’expertises, d’établissement de réseaux d’échanges continus d’informations entre le gouvernement et ceux qui savent et de rapprochement des groupes de militants de la société civile au centre de la prise de décision et à l’administration politique. Si la discussion se limite à ces termes, elle renvoie les partis politiques à un rôle périphérique sur lequel il y a peu de choses à dire. Il est donc «important de situer le débat dans une longue tradition d’interprétation de la vie partisane qui sert à souligner l’importance des partis et des systèmes de partis dans les démocraties et plus encore dans les démocraties fragiles» (Guy Hermet et al.). Cette tradition attribue des fonctions spécifiques aux partis et les situent dans des rapports entre les systèmes politiques et la société. Sans refaire l’histoire de cette tradition pluraliste, il convient de rappeler les fonctions d’organisation de la volonté populaire, de socialisation des citoyens, de liens entre gouvernements et opinions politiques et de sélection des leaders que mentionnait Neuman il y a près de cinquante ans (Guy Hermet et al.).

Dans un texte classique de la politique comparée, Almond et Powel faisaient du parti politique l’acteur essentiel dans le processus d’articulation et d’agrégation des intérêts. Des années plus tard, Peter Mair, dans une discussion sur le prétendu déclin des partis dans le système politique contemporain, défendait l’argument suivant : «dans les démocraties bien établies, il y a une évolution des fonctions assumées par les partis et un déplacement du lieu que ceux-ci occupent dans la mise en rapport entre l’État et la société. Le rôle d’intermédiaire entre l’Etat et la société a été pleinement assumé par les partis Catch-all de l’après- guerre» (Guy Hermet et al.), alors que les partis de «cartels» d’après 1970, tendent à se situer plus près de l’État que de la société. Ce changement de situation expliquerait particulièrement les manifestations de désenchantement quant au rôle des partis dans les démocraties bien établies. Cependant, Mair insiste sur le fait que malgré leur déplacement, les partis continuent à remplir pour l’essentiel leurs fonctions traditionnelles. Cette approche pluraliste orthodoxe mérite d’être soulignée pour deux raisons : d’abord, parce que les décisions de la gouvernance comme mode de gestion et de mise en rapport entre le gouvernement et la société, exhortations morales mises à part, se situent exactement dans le même champ d’interprétation qui met l’accent sur les processus politiques et le besoin d’intermédiaires pour assurer leur bon fonctionnement. Ensuite, parce que ces définitions évoquent habituellement un échec des partis politiques dans l’accomplissement de leurs fonctions traditionnelles.

On parle peu des partis politiques dans les textes théoriques actuels qui traitent de la gouvernance. Aussi, la gouvernance allie-t-elle les distribuions internes et externes du pouvoir politique et économique. Face à la reforme de l’Etat aujourd’hui entreprise, la vague de décentralisation qui se produit modifie les conditions de la gouvernance. Cependant, nous aborderons cette question dans un développement entier s’agissant de la décentralisation en Côte d’ivoire. Retenons pour synthétiser notre propos que la gouvernance a des usages hétéroclites, ce dont elle souffre. Mais elle consiste dans l’interaction d’une pluralité d’acteurs qui ne sont pas tous étatiques ni publics. Elle se distingue du gouvernement et caractérise les relations entre un ensemble d’institutions et d’acteurs publics et privés, relations qui fonctionnent contrairement à une centralisation de l’autorité exécutive. Ce mode de gestion des affaires publiques a donc une nature polycentrique. C’est un gouvernement des organisations, par les organisations et pour les organisations.

Références

  1. Guy Hermet, Ali Kazancigil, et Jean François Prud’homme. «La gouvernance. Un concept et ses applications». CERI 2005 «KARTHALA» page 11 Recherches internationales.
  2. A. Kazancigil, la gouvernance : itinéraire d’un concept, in : J.SANTISO (DIR), A la recherche de la démocratie: mélanges offerts à Guy Hermet, Paris Karthala 2002, page 122. Parallèlement l’oxford ENGLISH DICTIONARY relève l’occurrence du mot dès 1380 (P.C SCHMITTER. «Réflexions liminaires à propos du concept de gouvernance» in: C.GOBIN, B.RIHOUX(DIR), LA DÉMOCRATIE DANS TOUS SES ÉTATS, Louvain-la-neuve, Bruylant Academia, 2000. p.52.
  3. La gouvernabilité. Centre Universitaire de Recherches Administratives et Politiques de Picardie. PUF 1996 page 7.
  4. P.C Schmitter, Interests intermediation and Regime Governability in Contemporary Western Europe. Pluralism, Corporation, and the transformation of politics”, Cambridge University Press, 1981, Page 295.
  5. D.C. North, Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.

Source

Jonas Zadi. La question de la bonne gouvernance et des réalités sociopolitiques en Afrique: le cas de la Côte d’Ivoire. Droit. Université Paris-Est, 2013. Français. NNT : 2013PEST0059. tel-01021645

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