Le pape Jean-Paul II s’est rencontré au Vatican le 18 mars 1994 avec le Dr Nafis Sadik, qui était secrétaire général de la Conférence internationale sur la population et le développement de 1994 au Caire, pour exprimer les «graves préoccupations» du Saint-Siège concernant la Conférence du Caire, pensant à la dépopulation autour de l’agenda des Nations Unies. Ici, sa lettre à Dr Nafis Sadik.
LETTRE DU PAPE JEAN-PAUL II
À MADAME NAFIS SADIK, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL
DE LA CONFÉRENCE INTERNATIONALE 1994
SUR LA POPULATION ET LE DÉVELOPPEMENT
ET DIRECTEUR EXÉCUTIF
DU FONDS DES NATIONS UNIES POUR LA POPULATION
*
A Madame Nafis Sadik, Secrétaire général de la Conférence internationale 1994 sur la Population et le Développement et Directeur exécutif du Fonds des Nations Unies pour la Population.
1. Je suis heureux de vous accueillir, Madame le Secrétaire général, au moment où vous êtes étroitement impliquée dans la préparation de la Conférence internationale 1994 sur la Population et le Développement qui doit se tenir au Caire en septembre. Votre visite me donne l’occasion de partager avec vous quelques réflexions sur un sujet qui, nous en convenons tous, est d’une importance vitale pour le bien-être et le progrès de la famille humaine. Le thème de la Conférence du Caire est de la plus haute importance lorsqu’on sait que, dans le monde, le fossé entre les pauvres et les riches continue de se creuser; c’est là une situation qui crée une menace toujours plus grande pour la paix à laquelle aspire l’humanité.
La situation globale de la population est très complexe; les variations ne sont pas seulement sensibles d’un continent à l’autre mais même d’une région à l’autre. Des études des Nations Unies nous montrent qu’il faut s’attendre à ce qu’une diminution rapide du taux de croissance de la population globale s’amorce dans les années 1990 et se poursuive durant le siècle à venir. Par ailleurs, le taux de croissance reste élevé dans certains pays les moins développés du monde, alors que la croissance de la population a baissé de manière appréciable dans les pays développés industrialisés.
2. Le Saint-Siège a suivi de près ces questions avec le souci particulier de porter une analyse précise et objective sur les problèmes de population et de solliciter une solidarité globale concernant les stratégies de développement, en particulier lorsqu’elles touchent les pays en voie de développement. Dans ce domaine, nous avons tiré profit de la participation aux rencontres de la Commission des Nations Unies sur la Population et des études de la Division des Nations Unies sur la Population. Le Saint-Siège a participé également à toutes les rencontres régionales préparatoires à la Conférence du Caire, arrivant à une meilleure compréhension des différences régionales et contribuant à la discussion dès que l’occasion s’en est présentée.
Conformément à sa compétence et à sa mission spécifiques, le Saint-Siège veille à ce qu’une attention particulière soit portée aux principes éthiques qui déterminent les actions entreprises en vue de répondre aux analyses démographique, sociologique et d’intérêt public à partir des données concernant les tendances de la population. Par conséquent, le Saint-Siège cherche à attirer l’attention sur certaines vérités fondamentales: chaque personne dans sa singularité ‑ indépendamment de son âge, de son sexe, de sa religion ou de sa nationalité ‑ a une dignité et une valeur inconditionnelles et inaliénables; la vie humaine, de la conception à la mort naturelle, est sacrée; les droits de l’homme sont innés et transcendent toute organisation constitutionnelle; l’unité fondamentale de la race humaine exige que chacun soit impliqué dans la construction d’une communauté délivrée de l’injustice, et qui s’efforce de promouvoir et de protéger le bien commun. Ces vérités concernant la personne humaine sont la mesure de toute réponse aux découvertes issues d’une réflexion sur les données démographiques. C’est à la lumière des valeurs humaines authentiques reconnues par les peuples des différentes cultures, religions et nationalités à travers le monde ‑ que tous les choix politiques doivent être discernés. Aucun objectif ou aucune politique n’apportera de résultats positifs aux personnes s’il ne respecte pas la dignité unique et les besoins objectifs de ces mêmes personnes.
3. Il existe un large consensus sur le fait qu’une politique en matière de population n’est qu’une partie d’une stratégie de développement global. Par conséquent, il est important que toute discussion de politique démographique prenne en compte le développement actuel et futur des nations et des régions. Par ailleurs, il est impossible de faire l’impasse sur la nature profonde de ce que l’on entend par le terme de « développement ». Tout développement digne de ce nom doit être intégral, c’est-à-dire, qu’il doit être inspiré par le bien véritable de toute personne et de toute la personnalité. Un véritable développement ne saurait consister en une simple accumulation de richesses et une plus grande disponibilité de biens et de services, mais il doit être poursuivi avec une considération due à la dimension sociale, culturelle et spirituelle de l’être humain. Des programmes de développement doivent être élaborés sur la justice et l’égalité, donnant aux personnes les moyens de vivre dans la dignité, l’harmonie et la paix. Ils doivent respecter l’héritage culturel des peuples et des nations, et ces qualités et vertus sociales que reflète la dignité accordée par Dieu à tout un chacun, et le plan divin qui appelle toutes les personnes à l’unité. Il est important que les hommes et les femmes soient des acteurs de leur propre développement, car les traiter comme de simples objets dans certains projets ou plans reviendrait à étouffer cette aptitude à la liberté et à la responsabilité qui est fondamentale pour le bien de la personne humaine.
4. Le développement a été et demeure le contexte idoine de la préoccupation de la communauté internationale pour les questions démographiques. Dans ces discussions, il est naturel qu’apparaissent des questions concernant la transmission et la protection de la vie humaine. Mais, formuler les questions démographiques en terme de « droits sexuels et de droits à la reproduction », ou même en terme de « droits de la femme », revient à changer la finalité qui devrait être la préoccupation véritable des gouvernements et des Bureaux internationaux. Je dis cela sans vouloir d’aucune manière réduire l’importance du fait qu’il faut assurer la justice et l’équité pour les femmes.
En outre, des questions qui engagent la transmission de la vie et, par la suite, sa protection ne peuvent pas être traitées de manière appropriée sans les mettre en lien avec le bien de la famille: cette communion de personnes, établie par le mariage entre mari et femme, qui est ‑ ainsi que l’affirme la Déclaration universelle des droits de l’homme ‑ « l’unité naturelle et fondamentale de la société » (art. 16, 3). La famille est une institution qui repose sur la nature profonde de la personne humaine et elle est le cadre normal de la conception, de la naissance et de l’éducation des enfants. En ce moment de l’histoire où tant de forces sont déployées contre la famille, il est plus important que jamais que la Conférence sur la Population et le Développement réponde au défi contenu dans le fait que les Nations Unies ont choisi 1994 comme « l’Année de la Famille ». Elle le fera en faisant tout son possible pour que la famille reçoive la protection « de la société et de l’État » à laquelle elle a « droit » (ibid) selon la Déclaration universelle. Faire moins serait trahir les plus nobles idéaux des Nations Unies.
5. Aujourd’hui, le devoir de sauvegarder la famille exige qu’une attention particulière soit apportée pour garantir au mari et à la femme la liberté de décider de manière responsable, libres de toute contrainte sociale et légale, du nombre d’enfants qu’ils désireraient avoir et de l’espacement des naissances. L’intention des gouvernements ou d’autres organismes ne doit pas consister à décider à la place des couples, mais, plutôt, à créer les conditions sociales qui leur permettront de prendre des décisions adaptées selon leurs responsabilités devant Dieu, devant eux-mêmes, devant la société à laquelle ils appartiennent, et devant l’ordre moral objectif. Ce que l’Église appelle « la paternité responsable » n’est pas une question de procréation illimitée ou un manque de conscience de ce qui est engagé dans l’éducation des enfants, mais plutôt la possibilité donnée aux couples d’user de leur liberté inviolable de manière sage et responsable, en prenant en compte les réalités sociales et démographiques aussi bien que leur propre situation et leurs désirs légitimes, à la lumière des critères moraux objectifs. Toute propagande ou désinformation destinées à persuader les couples qu’ils doivent limiter leur famille à un ou deux enfants devraient être fermement proscrites, et les couples qui choisissent généreusement d’avoir une famille nombreuse doivent être encouragés.
Dans sa défense de la personne humaine, l’Église reste opposée à l’imposition d’une limitation à la taille de la famille et à la promotion de méthodes de limitation des naissances, qui séparent les dimensions unitaires et procréatives des relations maritales, qui sont contraires à la loi morale inscrite dans le cœur de l’homme, ou qui constituent une atteinte au caractère sacré de la vie. Ainsi, la stérilisation, qui est de plus en plus préconisée comme méthode de planification familiale, à cause de sa finalité et de sa propension à violer les droits de l’homme, en particulier ceux de la femme, est parfaitement inacceptable; elle fait planer une très grave menace sur la dignité et la liberté de l’homme lorsqu’elle est un volet de la politique démographique. L’avortement, qui détruit l’existence de la vie humaine, est un mal abominable, et il n’est jamais une méthode acceptable de planification familiale, comme cela a été reconnu par consensus à la Conférence internationale des Nations Unies sur la Population à Mexico en 1984.
6. En résumé, je voudrais souligner une fois de plus ce que j’ai écrit dans l’Encyclique Centesimus annus : « Il faut en revenir à considérer la famille comme le sanctuaire de la vie. En effet, elle est sacrée, elle est le lieu où la vie, don de Dieu, peut être convenablement accueillie et protégée contre les nombreuses attaques auxquelles elle est exposée, le lieu où elle peut se développer suivant les exigences d’une croissance humaine authentique. Contre ce qu’on appelle la culture de la mort, la famille constitue le lieu de la culture de la vie. Dans ce domaine, le génie de l’homme semble s’employer plus à limiter, à supprimer ou à annuler les sources de la vie, en recourant même à l’avortement, malheureusement très diffusé dans le monde, qu’à défendre et à élargir les possibilités de la vie elle-même » (n. 39).
7. De même que j’ai voulu réaffirmer le rôle fondamental de la famille dans la société, je souhaite attirer spécialement l’attention sur le statut des enfants et des femmes, qui se trouvent souvent être les membres les plus vulnérables de nos communautés. Les enfants ne doivent pas être traités comme un fardeau ou une gêne, mais ils devraient être chéris car ils sont porteurs d’espérance et des signes de promesse pour l’avenir. L’attention qui est essentielle pour leur croissance et leur protection vient avant tout de leurs parents, mais la société doit aider la famille à subvenir à ses besoins et la soutenir dans ses efforts pour maintenir l’environnement attentionné dans lequel les enfants peuvent s’épanouir. La société devrait promouvoir « des politiques sociales qui aient comme principal objectif la famille elle-même, en l’aidant, par l’affectation de ressources convenables et de moyens efficaces de soutien, tant dans l’éducation des enfants que dans la prise en charge des anciens, afin d’éviter à ces derniers l’éloignement de leur noyau familial et de renforcer les liens entre les générations » (Centesimus annus, n. 49). Une société ne peut pas dire qu’elle traite ses enfants avec justice ou qu’elle protège leurs intérêts si ses lois ne protègent pas leurs droits et ne respectent pas la responsabilité des parents pour leur bien-être.
8. Il est malheureux de devoir penser, au sujet de la condition humaine, qu’il est nécessaire, aujourd’hui encore, à la fin du XXème siècle, d’affirmer que toute femme est égale à l’homme en dignité, et qu’elle est un membre à part entière de la famille humaine, au sein de laquelle elle tient une place et une vocation particulières, qui sont complémentaires à celles de l’homme, mais qui, en aucun cas, n’ont moins de valeur. Dans la majeure partie du monde, beaucoup reste encore à faire pour répondre aux besoins des jeunes filles et des jeunes femmes en matière d’éducation et de santé de sorte qu’elles puissent réaliser leurs pleines ressources dans la société.
Dans la famille que la femme établit avec son mari, elle jouit du rôle unique et privilégié de la maternité. C’est à elle qu’il revient d’une manière spéciale de protéger la nouvelle vie de l’enfant dès la conception. La mère en particulier entoure d’amour l’enfant nouveau-né, elle le sécurise et elle crée les conditions de sa croissance et de son développement. La société ne devrait pas permettre que le rôle maternel de la femme soit dévalorisé, ou bien qu’il soit compté pour peu de chose en comparaison des autres possibilités. On devrait accorder une attention plus grande au rôle social des mères, et soutenir les programmes qui visent à faire baisser la mortalité maternelle, en prodiguant un soin prénatal et postnatal, en pourvoyant aux besoins nutritionnels des femmes enceintes et des mères qui allaitent, et en aidant les mères elles-mêmes à donner des soins préventifs à leurs nourrissons. A ce propos, il faut souligner les bienfaits de l’allaitement au sein pour la nutrition et la prévention des maladies des nourrissons, ainsi que pour les liens maternels affectifs et l’espacement des naissances.
9. L’étude de la population et du développement pose inévitablement la question des implications de la croissance démographique sur l’environnement. Le problème écologique est fondamentalement aussi un problème moral. Bien que la croissance démographique soit souvent accusée d’être la cause des problèmes d’environnement, nous savons que le sujet est plus complexe. Des modèles de consommation et de gaspillage, en particulier dans les pays développés, la diminution des ressources naturelles, l’absence de restrictions et de garde-fous dans certains processus de production industrielle, tout cela menace l’environnement naturel.
La Conférence du Caire portera aussi une attention spécifique aux causes des maladies, à la mortalité, et à la nécessité d’éliminer les maladies mortelles de tous ordres. Bien que des progrès aient été accomplis, qui ont permis une augmentation de l’espérance de vie, des options politiques doivent aussi être mises en place pour les personnes âgées et pour la contribution qu’elles apportent à la société durant leurs années de retraite. La société doit encourager une politique qui réponde à leurs besoins en matière de sécurité sociale, de soins et de participation active à la vie de leur communauté.
Les migrations sont également une préoccupation essentielle lorsqu’on examine les données démographiques, et la communauté internationale doit s’assurer que les droits des migrants sont reconnus et protégés. A ce propos, j’attire spécialement l’attention sur la situation des familles migrantes. Le rôle de l’État est d’assurer aux familles immigrées rien moins que ce qu’il garantit à ses propres citoyens; de même il lui revient de les protéger de toute tentative de marginalisation, d’intolérance ou de racisme, et d’avoir à leur égard une attitude solidaire qui soit convaincue et active (cf. Message pour la Journée mondiale des migrants, 1993‑94, n. 1).
10. Au moment où se poursuivent les préparatifs de la Conférence du Caire, je voudrais vous assurer, Madame le Secrétaire général, que le Saint-Siège est pleinement conscient de la complexité des questions en jeu. Cette extrême complexité demande que nous mesurions attentivement les conséquences pour les générations présentes et futures des stratégies et des recommandations qui doivent être proposées. Dans ce contexte, le projet de document final de la Conférence du Caire, qui circule déjà, est pour moi un sujet de préoccupation grave. Bon nombre de principes que je viens de mentionner ne trouvent pas place dans ces pages, ou sont totalement mis en marge.
En effet, certains principes éthiques fondamentaux sont contredits par les propositions du document. Des considérations politiques ou idéologiques ne sauraient constituer, selon moi, les bases sur lesquelles on peut fonder les décisions essentielles pour l’avenir de notre société. L’enjeu ici, c’est l’avenir même de l’humanité. Des questions fondamentales telles que la transmission de la vie, la famille et le développement matériel et moral de la société, doivent être sérieusement prises en considération.
Par exemple, le consensus international de la Conférence internationale sur la Population 1984 de Mexico selon lequel, « en aucun cas, l’avortement ne doit être préconisé comme méthode de planification familiale » est totalement ignoré dans le projet de document. En fait, on trouve une tendance à promouvoir un droit reconnu internationalement d’accès à l’avortement à la demande, sans aucune restriction, sans aucune considération pour les droits de l’enfant à naître, d’une manière qui va même au-delà ce que les lois de certains pays acceptent malheureusement déjà. La vision de la sexualité qui inspire le document est individualiste. Le mariage est ignoré, comme s’il appartenait au passé. Une institution aussi naturelle, universelle et fondamentale que la famille ne peut pas être manipulée sans provoquer de sérieux préjudices au tissu social et à la stabilité de la société.
L’importance des défis que les gouvernements, et surtout les parents, doivent relever dans l’éducation des jeunes générations montre que nous ne pouvons pas refuser notre responsabilité d’amener les jeunes à mieux comprendre leur dignité et leur potentialité en tant que personnes. Quel avenir proposons-nous aux adolescents si nous les laissons suivre, dans leur immaturité, leurs instincts sans prendre en considération les implications interpersonnelles et morales de leur comportement sexuel ? N’avons-nous pas l’obligation de leur ouvrir les yeux sur les dommages et les souffrances auxquels un comportement sexuel moralement irresponsable peut les entraîner ? Notre rôle, ne consiste-t-il pas à les mettre au défi d’une éthique exigeante qui respecte pleinement leur dignité et les invite à ce contrôle de soi nécessaire pour répondre aux nombreuses sollicitations de la vie ?
Je suis certain, Madame le Secrétaire général, que, dans la période restante de préparation à la Conférence du Caire, vous-même et vos collaborateurs, ainsi que les pays qui participeront à la Conférence, accorderez l’attention qu’il faut à ces questions les plus profondes.
Aucun problème en discussion n’est simplement d’ordre économique ou démographique, mais, à la racine, chacun d’eux est sujet d’une profonde signification morale ayant des implications à long terme. Par conséquent, la contribution du Saint-Siège consistera à apporter une perspective éthique aux problèmes soulevés, avec la conviction toujours que les efforts de l’humanité pour respecter le dessein providentiel de Dieu et s’y conformer est l’unique chemin pour bâtir un monde d’égalité, d’unité et de paix authentiques.
*L’Osservatore Romano. Edition hebdomadaire en langue française n. 13 pp. 2, 5.
La Documentation Catholique n.2093 p.405-408.
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