17 janvier 1961 : de l’assassinat de Patrice Lumumba à l’idéologie lumumbiste

Congo, 17 janvier 1961. Patrice Lumumba est assassiné au Katanga. Il n’a que 35 ans. Ephémère Premier ministre congolais juste après l’indépendance en 1960, il n’aura fait qu’un passage furtif sur le devant de la scène. Et pourtant, soixante après sa mort, Lumumba reste une icône de la lutte anti-coloniale. Comment s’est perpétuée sa pensée ? Comment s’est construit son idéologie ? Qu’en reste-t-il ? Entretien avec l’historien Alfred Tumba Shango Lokoho, professeur à la Sorbonne (Paris), par Matthieu Vendrely, publié par TV5 Monde.

TV5MONDE : Comment peut-on définir le Lumumbisme, l’idéologie héritée de Patrice Lumumba ?

Alfred Tumba Shanga Lokoho : C’est une pensée, une “idéologie” qui a été formalisée après la mort de Patrice Lumumba et qui tourne autour de sa figure en tant que nationaliste, panafricain et anticolonialiste. Cette pensée part d’un certain nombre de discours que Lumumba aura prononcé au cours de sa brève carrière. Car n’oublions pas qu’il s’agit d’une sorte de météore politique qui a émergé en 1958 et est mort deux ans plus tard. Dans ce bref espace de temps, il a pu aller à la conférence panafricaine d’Accra en décembre 1958, au Nigeria à l’université d’Ibadan à la conférence sur la culture, puis à la table ronde de Belgique en 1960, puis il y a enfin le discours lorsqu’il devient Premier ministre le 30 juin 1960 à l’indépendance du Congo.

Ce sont les idées contenues dans ces discours que l’on pourrait résumer sous l’étiquette “Lumumbisme”.  Idées sur l’indépendance de l’Afrique, sur l’anticolonialisme, sur le droit des Africains à disposer de leurs richesses, sur l’amitié entre les peuples à laquelle il croyait beaucoup, sur “l’oubli” du passé colonial pour permettre à l’Afrique et l’Occident de construire ensemble un nouveau destin. Ce sont surtout ses discours qui parlent pour lui, davantage que l’action, car il n’a été Premier ministre que pendant à peine trois mois. Et on peut dire qu’il y avait une vision politique très claire, à savoir l’indépendance du Congo et de l’Afrique, la coopération entre les peuples et les pays sur un plan d’égalité et surtout, ce qui commençait à se profiler : le non-alignement.

Le Lumumbisme est donc une “pensée posthume”. Qui s’est chargé de faire ce travail de construction, d’élaboration et de perpétuation de cette pensée ? 

De manière affirmée, il faut d’abord voir ce que Jean Paul Sartre a écrit dans sa préface à “La pensée politique de Patrice Lumumba” publiée par “Présence africaine” et qui avait rassemblé tous ses discours. Cette préface est un premier élément de la construction de l’aura de Lumumba. Puis il y aura la pièce de théâtre d’Aimé Césaire, “Une saison au Congo” qui va contribuer à le mettre sur le devant de la scène. Ensuite il y aura des gens comme Frantz Fanon, Yves Bénot auteur de “La Mort de Lumumba ou la tragédie congolaise”, mais aussi tous ceux qui l’avaient côtoyé de près ou de loin comme Heinz et Donay qui ont écrit “Patrice Lumumba , les cinquante derniers jours de sa vie”.

Ensuite ce sont des politiciens africains comme Nasser ou Kwame Nkrumah (les présidents égyptien et ghanéen à l’époque, NDLR) qui vont le promouvoir sur la scène internationale. On pourrait citer aussi Ahmed Sékou Touré en Guinée.En Europe, quelques personnalités ont essayé de le soutenir. En France, il a par exemple été défendu par l’avocat Jacques Vergès. En allant encore plus loin, on peut aussi ajouter la création de l’Université Patrice Lumumba en Union soviétique qui a aussi contribué à l’aura de Lumumba. Plus tard ce sera la jeunesse africaine puis, bien-sûr, les historiens.

Vous évoquiez la carrière politique très courte de Patrice Lumumba, à peine trois ans. Il s’agit d’un élément important dans la construction du Lumumbisme et de sa postérité.

Entre 1958 et 1961, Patrice Lumumba arrive à la tête du pays dans un contexte de Guerre froide. On retrouve au Congo les acteurs de cette guerre. La Belgique tout d’abord, qui s’est alors très mal préparée à accorder l’indépendance aux Congolais. Il y a une forme de précipitations car les quelques leaders politiques du Mouvement national congolais de Lumumba, de l’ABAKO, l’Alliance des Bakongo du futur président Kasa-Vubu, ou encore d’autres protagonistes comme Moïse Tshombe au Katanga vont exiger de la Belgique l’indépendance, et ce en voyant ce qui se passe en 1958 entre la France et ses colonies avec le référendum. En janvier 1960, une table ronde va être organisée à Bruxelles et le Congo va accéder à l’indépendance le 30 juin 1960. Mais les Belges, tout en acceptant cette indépendance, se méfient de Lumumba et vont lui fabriquer une image de communiste écervelé et instable qui, en cas d’accession au pouvoir, conduirait tout de suite son pays vers l’axe soviétique.

De plus, en 1960, Lumumba, quand il arrive au pouvoir, prononce un discours très virulent. Le roi Baudouin venait de prendre la parole pour exalter la grande œuvre de son grand-père Léopold II. S’en est suivi un discours soporifique de Joseph Kasa-Vubu le président. Lumumba prend alors la parole pour expliquer que cette indépendance a été arrachée de haute lutte par les Congolais qui ont souffert toutes les humiliations et brimades possibles et qu’il ne s’agit pas d’un cadeau de la Belgique. Ce discours est perçu comme un crime de lèse-majesté qui va conduire les officines belges ou américaines à l’écarter du pouvoir.

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Lumumba n’est Premier ministre que depuis un mois quand éclatent les premières mutineries de la police le 5 juillet 1960, puis le 11 juillet le Katanga déclare sa sécession et son indépendance. Là, il y a précipitation du délitement de l’Etat. Patrice Lumumba fuit Kinshasa en novembre 1960, il est arrêté le 2 décembre et à la fin décembre il est amené au Katanga où il sera assassiné. La planche lui aura été savonnée par des acteurs congolais manipulés par la Belgique, les Etats-Unis par le biais du chef local de la CIA, le renseignement américain puis même par le président Dwight Eisenhower, quoiqu’il eut renoncé au dernier moment au projet d’assassinat de Lumumba sans que l’ordre ne parvienne à temps au Congo. Patrice Lumumba avait cette capacité de galvaniser mais reste une figure ambivalente. Il était un leader charismatique mais d’un point de vue pratique il n’était pas prêt à exercer le pouvoir en tant que tel. Il alternait le meilleur d’un esprit exalté nationaliste, voire mystique avec un sens du sacrifice. Mais en tant que praticien du politique, ses quelques mois comme Premier ministre ont montré que ce n’était pas vraiment un manager , un chef d’équipe.

La pensée de Patrice Lumumba trouve donc sa source dans un contexte historique très précis, celui de l’indépendance congolaise. Mais, à vous écouter, sa construction s’est très largement faite hors du Congo. Quelle a été la place de cette pensée dans son pays ?

Les cinq premières années de l’indépendance chaotique du Congo, on est dans la confusion avec la rébellion muleliste, du nom de Pierre Mulele, un ancien ministre de Lumumba qui a voulu continuer sa lutte. Puis Mobutu arrive au pouvoir en 1965 et va jouer très habilement. Il est celui qui, lors en 1960 a arrêté Lumumba et Kasa-Vubu le président, mais, parvenu à la tête du pays, il va essayer de récupérer la mémoire de Lumumba en plaçant à ses côtés quelques lumumbistes puis en le déclarant héros national en 1966 et en promettant un monument à la hauteur de son aura ! Il va ensuite intégrer des lumumbistes au sein de son parti, le Mouvement populaire de la révolution (MPR), au point de les étouffer.

Puis, en 1997, ce sont des pseudo-lumumbistes qui reviennent avec Laurent-Désiré Kabila et son Alliance des forces démocratiques pour la libération (AFDL). Je précise pseudo, car en réalité, très peu de politiciens congolais connaissent l’histoire de Patrice Lumumba, très peu l’ont lu et connaissent sa pensée politique. Ils utilisent Lumumba comme un paravent pour exister dans un paysage politique très troublé depuis 1965. Aujourd’hui encore, je doute très fort de la sincérité lumumbiste de la classe politique congolaise. Ils s’en servent de slogan pour exister politiquement.

Est-ce le cas du président Félix Tshisekedi ? Peut-il se revendiquer lumumbiste, lui qui a promis le rapatriement des restes de Lumumba ?

Je ne le pense pas, même s’il est légitime pour lui d’essayer de finaliser cette histoire de Lumumba qui a traversé tous les soubresauts de l’histoire congolaise depuis les années 60. Son père, Etienne Tshisekedi l’avait bien connu, il avait même été son ministre de l’intérieur. Mais Félix Tshisekedi ne cherche qu’à souder autour de lui en utilisant la mémoire de Patrice Lumumba car il sait que c’est un thème fédérateur.

On a vu émerger beaucoup de mouvements de société civile ces dernières années, je pense à des mouvements comme la Lucha et Filimbi. Est-ce là que l’on retrouve l’héritage de Patrice Lumumba ? 

La jeunesse consciente et militante se revendique de cet idéal de Lumumba et je trouve que c’est une très bonne chose. Cette jeunesse connaît très mal l’histoire des cinq premières années de l’indépendance congolaise, mais ils se sont en fait emparés d’un certain nombre d’idées force de Lumumba et exigent l’exemplarité à la tête de l’Etat et de ses Institutions.

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