Technologies émergentes et concurrence entre grandes puissances : implications pour l’Afrique

Les dimensions géopolitiques des technologies émergentes éclipsent les coûts humains et environnementaux, tout aussi importants. L’Afrique doit prendre les mesures nécessaires pour reconnaître et traiter ces problèmes.

La quête de ressources est l’une des véritables causes sous-jacentes des crises locales, régionales et mondiales aggravantes et latentes du nouveau millénaire. Le niveau de vie des Terriens, les perspectives de développement socio-économique des États, la stabilité de l’économie mondiale et la sécurité internationale dépendent directement de la présence ou de l’absence des ressources naturelles nécessaires. Comme le début de ce siècle l’a clairement montré, avec toutes les tentatives visant à dissimuler les véritables motivations de leur comportement sur la scène mondiale avec les objectifs et les idéaux les plus élevés (la défense de la paix, de la liberté, de la démocratie, la lutte contre la prolifération des armes de masse destruction) la base des actions réelles des États sur la scène mondiale s’avère être principalement leur désir d’assurer le contrôle des réserves en diminution de ressources naturelles rares.

De ce fait, en Afrique, l’optimisme vertigineux qui accompagne chaque type et chaque tournant de l’innovation technologique dans le monde n’a d’égal que l’inquiétude de voir la concurrence entre les grandes puissances faire dérailler la transformation de la région du fait de la lutte pour les matières premières pour soutenir le secteur de nouvelles technologies, surtout celles numériques. Cette bipolarité n’est pas surprenante. Après tout, les États africains se situent sur l’ensemble du spectre des chaînes de demande et d’approvisionnement en matières premières. C’est ainsi qu’en tant qu’économies extractives, ils sont victimes de la barbarie impériales depuis plus de 500 ans maintenant, sans qu’aucune règle et norme internationales régissant les échanges de produits et de services n’ai aidée. Et aujourd’hui plus que jamais, dans avec les technologies émergentes, la concurrence entre grandes puissances place les États africains susceptibles de tirer profit des décisions de Washington, de Pékin ou de Bruxelles, ou d’en être empêchés de nouveau. Et le sort dépend de la connaissance et de l’action collective sur les leviers suivants.

Matières premières : oui, mais pas que !!!

Si la tendance générale chez les chercheurs est souvent de considérer les développements technologiques en Afrique uniquement (ou principalement) ​​à travers le prisme de la concurrence entre les grandes puissances pour leur contrôle et leur extraction, c’est une erreur de se limiter aujourd’hui uniquement à ce fait.  Se limiter à cette perspective réduit nos pays individuellement et collectivement à des dérivés de centres de pouvoir proches ou lointains. Et il en résulte que pour beaucoup d’acteurs  (nations, multinationales, …) présument que les États africains ne sont pas conscients des risques qu’impliquent leurs choix technologiques sur une puissance (la Chine, par exemple), qu’ils s’en moquent ou qu’ils les négligent délibérément, car ce prisme passe sous silence plusieurs autres réalités. Alors, lesquelles par exemple? 

Le premier enjeu est sociétal et culturel. En effet, comme partout ailleurs, le paysage technologique en Afrique est un échange robuste d’acteurs locaux et étrangers ; un écosystème dynamique de gouvernements, d’industries, de chercheurs, d’activistes et de juristes, tous ayant des intérêts différents, mais parfois convergents. Dans le cas de l’intelligence artificielle (IA), par exemple, plusieurs développements remarquables du traitement du langage naturel au cours des derniers mois méritent l’attention. En décembre 2023, la DAMO Academy d’Alibaba a publié  deux grands modèles linguistiques, SeaLLM et SeaLLM-Chat, spécialement conçus pour traiter les demandes de texte dans huit langues régionales, soit jusqu’à neuf fois plus longtemps que les LLM existants pour les langues non latines. Le même mois, Singapour a annoncé son intention de lancer un LLM de même conception, formé sur onze langues régionales. Le LLM open source Southeast Asian Languages ​​in One Network (Sea-Lion) d’AI Singapore intégrera également les nuances linguistiques propres à la région. Un certain nombre d’initiatives similaires ont été lancées en  Indonésie  et au Vietnam. Depuis, des programmes de master en langues et nuances linguistiques exclusivement axés sur les langues locales ont également été annoncés.

Avec 40% des modèles aujourd’hui produits  par des entreprises basées aux États-Unis et de nombreux modèles existants formés  en anglais (qui signalent même un biais américain), l’absence de développement de masters en langues et en sciences centrés sur l’Afrique pour capturer informatiquement les distinctions linguistiques de la population diversifiée de près de 1,5 milliards d’Africains actuellement est un problème grave. Bien que ces masters régionaux n’auraient pas été possibles sans les cadres de développement créés aux États-Unis, ces masters les entreprendre est une réponse à la sous-représentation des langues à faibles ressources dans la construction de l’apprentissage automatique. Ils seraient également une affirmation de l’Afrique dans un écosystème par ailleurs dominé par les langues, la vision du monde et les ressources de non africainesLe fait de placer les discussions et décisions sur les technologies émergentes autour de l’extraction des matières premières dans le contexte de la concurrence entre grandes puissances détourne donc les décideurs politiques Africains de la priorité accordée aux éléments les plus importants de la technologie (les personnes et la planète) auxquelles ces matières premières servent et occulte la sous-évaluation de ces deux éléments dans la poursuite de l’optimisation de l’IA au bénéfice des africains.

Le deuxième enjeu est sécuritaire et porte sur la collecte des données. En fait, si l’IA est bénéfique pour les personnes et l’environnement en prédisant les itinéraires de circulation les plus efficaces ou le prochain tremblement de terre, elle est également gourmande en données, en main-d’œuvre et en ressources. Le registre de l’IA doit tenir compte des coûts intangibles de l’extraction, de la marchandisation, ainsi que des asymétries de pouvoir non seulement entre les pays, mais aussi par rapport aux géants de l’industrie. Pour que cette prise de conscience prenne racine en Afrique et qu’un mouvement de changement ait lieu, il faut d’abord envisager la technologie de manière plus large et à plus long terme, au-delà du prisme économique dominant.

Il convient en effet de réfléchir à la nature des données et aux motivations de leur collecte. Les données sont une construction sociale. Par exemple, la catégorisation de l’appartenance ethnique, de la religion ou de la nationalité d’une personne dans les enquêtes officielles est le résultat de décisions prises aux niveaux personnel et bureaucratique. Les données sur les changements biosphériques sont calculées à partir des interactions entre les êtres vivants et non vivants dans l’écosystème terrestre. Les données biométriques de l’iris ou de la voix d’une personne racontent une histoire sur les gènes, la famille et la lignée. Ainsi, même si les algorithmes d’IA reposent sur la rationalité (c’est-à-dire sur une combinaison de mathématiques et de déclarations «si… alors»), le principe fondamental de l’IA est relationnel. La compréhension des données (et de leur réseau de liens significatifs) impose donc un regard critique sur la qualité des données mises à disposition pour la formation, sur le but du scraping, de la mise en plateforme ou de la vente de données, et sur l’adéquation des cadres de gouvernance des données existants pour corriger les inégalités, et pas seulement pour faciliter le commerce.

Le troisième enjeu est humain et économique. En effet, les données nécessaires à l’entraînement des algorithmes nécessitent une vérification humaine constante. C’est au mieux une tâche fastidieuse (par exemple, apprendre aux systèmes d’IA à distinguer un piéton d’un vélo) et au pire, un traumatisme indélébile. Des rapports sur les modérateurs de contenu au Kenyaen Inde et aux Philippines  qui examinent des centaines d’articles par jour, y compris les pires cas d’humanité (meurtres, violences sexuelles, bestialité) pour des salaires allant de dégradants à décents avec peu ou pas d’accès à des services de conseil, témoignent de ce dernier cas. Le fait que la plupart de ce travail soit sous-traité au monde sous-développé où la main-d’œuvre est moins chère témoigne de la longue et persistante portée du colonialisme. En d’autres termes, quel est le prix de la dignité?

Enfin, le quatrième enjeu est écologique. En fait, en ce qui concerne les ressources, les experts ont fait valoir de manière convaincante  que le calcul précis de l’impact environnemental de l’IA doit nécessairement retracer son cycle de vie complet. La production d’un système d’IA implique l’extraction de matières premières, la fabrication et le transport de pièces. Le test ou l’utilisation du système entraîne différents niveaux de consommation ou de détournement d’énergie et d’émissions de gaz à effet de serre, selon l’application de l’IA. Enfin, la manière dont le système est démantelé, recyclé et/ou mis au rebut génèrera son propre impact environnemental. Bien qu’il existe des approximations  de la consommation d’énergie et d’eau pour faire fonctionner les centres de données, par exemple, il peut être difficile d’obtenir des chiffres précis pour des emplacements spécifiques. Le calcul de l’impact environnemental d’un système ou d’une structure d’IA sur l’ensemble de son cycle de vie s’inspire des normes internationales existantes (ISO 14040 et 14044) et de la méthodologie d’évaluation du cycle de vie spécifique aux technologies de l’information et de la communication de l’Union internationale des télécommunications. Il existe donc des modèles prêts à l’emploi et crédibles à utiliser ou à adapter. Pour les États Africains qui ont besoin de se développer aussi au même moment où les politiques écologiques de décroissance leur sont imposées, l’impact environnemental de l’économie numérique de l’Afrique ne peut plus être traité comme une externalité et le transfert compensatoire de technologies doit être clairement et courageusement discutée.

Telles sont à notre avis les grandes problématiques éclipsées en Afrique au sujet des technologies émergentes et la concurrence entre grandes puissances.

Perspectives

Si les derniers siècles de l’histoire de l’Afrique nous ont appris quelque chose, c’est qu’il faut tenir compte de la concurrence entre les grandes puissances. Bien qu’elle soit une considération, elle ne doit pas être une distraction, parce qu’il existe une deuxième leçon plus importante que celle-là que l’histoire nous a apprise, à savoir le mépris par les impérialistes des droits et intérêts des africains. De ce fait, à l’ère des DATAs, l’Afrique devrait imaginer un avenir numérique qui lui soit propre, un avenir qui oriente de manière significative ses habitants et son environnement. En pratique, cela pourrait signifier s’appuyer sur les capacités matérielles et informatiques des grandes puissances, mais poser des questions critiques sur l’éventail de ressources nécessaires pour développer ces capacités. Cela pourrait signifier se connecter aux réglementations internationales existantes sur les données tout en socialisant les cadres alternatifs de gouvernance des données en cours d’élaboration dans le monde. Surtout, cela devrait signifier repenser les modèles techniques, politiques et juridiques du développement technologique en collaborant davantage avec les innovateurs d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, plutôt que de copier-coller des modèles extractifs du passé, pourtant destructeurs. Et cela demande que l’Afrique s’unisse pour être plus porte.

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