Depuis le XIXe siècle, la nation a été conçue sur le principe de l’identité, ce qui a donné cohésion à un groupe d’individus. Dans l’Amérique hispanique la tendance des nouveaux pays fut de se constituer sous les paramètres des États modernes formés au préalable en Europe, à savoir des États créés par des collectivités culturellement homogènes, édifiés sur des concepts tels que la souveraineté et le contrat social établis entre le gouvernement et le peuple : la souveraineté devait demeurer dans le peuple. Pourtant, le paradigme de l’État-nation se trouve aujourd’hui en crise car il est clair qu’après plus de cent cinquante ans, viser une homogénéisation absolue n’est tout simplement pas possible. Will Kymlicka soutient à ce propos que le problème se trouve dans la conceptualisation moderne du «peuple absolu», qui ne se bâtit guère sur un élan hétérogène. En l’Amérique latine, les États-nations sont désormais fondés sur des «peuples » différents, ce qui implique que le concept de « peuple » évolue et change.
Rubén Torres Martínez, «L’État-nation, le peuple et ses « droits» », Cahiers d’études romanes, 35 | 2017, 419-429. DOI : 10.4000/etudesromanes.6307
Parler de « peuple», de « nation » ou d’«État» n’est pas chose aisée. De même, tenter de le conceptualiser de façon scientifique n’est pas possible car ces concepts sont des créations sociales et historiques, des sujets qui évoluent et changent. Cependant, il n’est guère possible de ne pas faire allusion aux concepts ; par conséquent, il faut les définir. Il nous semble donc indispensable de tenter une approche qui tende vers une conceptualisation. «Peuple », «nation» et « État » sont ainsi des outils sociaux, des artefacts culturels créés et utilisés par une certaine classe sociale particulière, généralement la dominante, avec l’idée de garder ses privilèges et l’hégémonie au sein d’un groupe social défini. Nous insistions sur le fait que tous les concepts scientifiques sont des créations historiques et sociales, donc, changeables. D’ailleurs, ces sujets sont importants pour les historiens contemporains; essayer de les comprendre semble être une tâche nécessaire pour toute démarche académique et scientifique.
Concepts et définitions
Il faut faire allusion avant toute chose à trois paradoxes qui nous semblent importants : tout d’abord, la modernité objective des concepts perçus par l’historien, par rapport à son âge, de la subjectivité, défendu par les «nationalistes», les «peuples » et la «bureaucratie»; ensuite, l’universalité formelle des concepts sociaux et culturels et, enfin, le pouvoir politique desdits concepts contre la naïveté idéologique de leurs défenseurs. Il faut par ailleurs rappeler que le vocable « peuple » est issu du latin populus, signalant ainsi l’ensemble des citoyens ayant le pouvoir de voter dans la constitution romaine, et qui s’oppose à la plèbe. Dès lors, le « peuple » désignait l’ensemble des citoyens dans la Rome antique. Avec le temps, d’autres conceptions plus modernes du terme ont surgi. Ainsi le «Peuple» peut être compris comme l’ensemble d’individus vivant au sein d’une nation, d’une région ou d’une localité spécifique. Le « peuple » peut être compris également comme une identification ethnique (raciale ou culturelle), surtout dans les expressions de «peuples originaux» ou de «peuples autochtones».
Au cours des créations des États-nations modernes – et plus particulièrement dans les nations des citoyens contemporains (avec une diversité pluraliste et hétérogène dans leurs racines, leur démographie, leurs traditions, leurs cultures et leurs langues) –, le concept de « peuple » a évolué pour se placer dans le domaine du droit constitutionnel. Ainsi, sa définition est assez complexe, controversée et non sans ambiguïté ; mais ce concept se trouve de nos jours aux origines de systèmes juridiques modernes et de la pensée politique libérale occidentale.
La « nation », selon Yves Alpe et Jean-Renaud Lambert « vient du latin natio qui renvoie à l’idée de peuple et de « race » et à l’idée de naissance. Il est difficile de définir la nation sans faire référence à l’État-nation et au nationalisme»1 . Pour les spécialistes, il existe deux définitions normalement acceptées par la communauté scientifique. La première perçoit la « nation » comme une conception « ethnique », qui considère un groupement humain qui partage langue et culture (parfois aussi la religion). Dans cette logique la « nation » est liée au sol et au sang ou filiation de sang (race). La seconde discerne la « nation » comme une «élection», au-delà de la race, le sang ou le sol ; la « nation » est saisie alors comme une construction sociohistorique qui résulte de la volonté de plusieurs individus pour vivre ensemble, sous les mêmes lois et dans le même territoire. À ce propos, Tzvetan Todorov nous rappelle que « toute nation est une entité politique et culturelle à la fois2 ».
Force est de constater qu’il nous faut penser la «nation» comme une communauté politique imaginée, limitée et souveraine3. Toute communauté, évoluant en communion et en harmonie, est, d’une certaine manière, projetée dans le temps ; il ne s’agit pas de savoir si elle est vraie ou fausse, mais de saisir au contraire qu’elle est partagée par des individus évoluant dans un imaginaire social. Elle est aussi limitée, car si elle a des frontières, extensibles et mobiles, il n’existe pas de nations avec des ambitions universelles. Enfin, la « nation » est souveraine parce qu’elle est la fille des Lumières et donc héritière d’une idée plus élaborée de la souveraineté que celle de l’Ancien Régime où la souveraineté reposait sur une «volonté divine». Cela explique d’ailleurs qu’elle soit conçue comme une communauté avec un profond sentiment d’appartenance, de fraternité, d’égalité et de solidarité.
L’État moderne, à savoir l’État rationnel n’a pu véritablement s’imposer qu’en Occident, et ce grâce au libéralisme. Cet État rationnel est le résultat d’une alliance pragmatique et stratégique entre le capital bourgeois national, le droit formel (romain et moderne) et l’État lui-même. Max Weber atteste en ce sens : « nous entendons par État une entreprise politique de caractère institutionnelle lorsque et en tant que sa direction administrative revendique avec succès le monopole de la violence physique légitime4 ». Ainsi, l’État et la politique marchent ensemble ; l’État étant le domaine des hommes qui empruntent la voie de l’exercice et de la violence légitime. Seul l’État peut exercer la violence, la coaction n’étant pas l’unique moyen employé mais celui qui le caractérise. Pour cela, il a besoin de former une bureaucratie qui hiérarchise la société. Cette conception d’un État moderne, rationnel et bureaucratique, est née au cours du XIXe siècle et s’est développée tout au long du XXe.
L’État-nation moderne et la diversité culturelle
Il faut signaler qu’au cours de la mise en place des États-nations modernes, la diversité culturelle a été toujours présente5 ; ainsi, on peut trouver plusieurs nations qui cohabitent (communautés historiques, institutionnalisées, avec une langue et une culture partagée6) au-dessus d’un même État. William Kymlicka nomme cela un « État multinational ». Les «peuples originaux » sont considérés comme des « minorités nationales ». Leur incorporation peut être volontaire ou involontaire, forcée dans le pire des cas. Notre spécialiste affirme : « Une source de diversité culturelle est la coexistence, à l’intérieur de quelconque État, de plusieurs nations, où « nation » signifie une communauté historique, plus ou moins institutionnalisée, et qui occupe un territoire en partageant une langue et une culture différentiées. Selon cette acception sociologique, la notion de « nation » se trouve fortement liée aux idées de « culture » et de « peuple » ; en fait les deux mots sont normalement utilisés de façon indiscriminée. Pourtant un pays qui détient plus d’une nation n’est pas une nation-État mais un État multinational »7.
La plupart des États-nations nés dans le continent américain suite aux mouvements indépendantistes se sont constitués comme des « États multinationaux » sans le savoir ou bien en l’ignorant expressément8. Dans la plupart des pays d’Europe, les États sont devenus multinationaux parce qu’ils ont incorporé par la force les populations autochtones (Espagne, France, Angleterre) ou bien parce qu’ils constituaient des associations volontaires de deux ou plusieurs cultures (Belgique, Suisse). Il est important de noter que les États multinationaux ne peuvent survivre qu’à condition que leurs différents groupes nationaux (peuples) lui gardent fidélité, et cela n’est possible que s’ils sont bien intégrés. À ce stade, nous devons par conséquent être capables de faire la distinction entre le patriotisme, le sens de la loyauté et le sentiment d’appartenance à un groupe national9.
La seconde source de pluralisme culturel est l’immigration. Les exemples les plus étudiés et illustrés, en ce qui concerne le cas anglo-saxon, sont les États-Unis, le Canada et l’Australie. Pour les pays ayant une tradition hispanique, il va sans dire que cela concerne l’ensemble des États qui aujourd’hui forment l’Amérique latine (y compris le Brésil). Durant la période coloniale, les couronnes, espagnole et britannique, ont cherché surtout l’« assimilation », à savoir l’abandon progressif mais radical du patrimoine culturel distinctif de chaque migrant. Nous pensons surtout aux frontières avec les colonies anglaises tout au long du Mississippi où la migration était d’origine anglo-saxonne. De nos jours, l’«assimilation » est considérée comme essentielle pour qu’il y ait stabilité politique au sein des États. Pour montrer leur degré d’assimilation, les migrants acceptaient d’adopter la langue, la culture voire la religion du pouvoir en place correspondant au territoire choisi10. Relevons le fait que la langue reste une priorité pour les migrants. Ces derniers savaient que pour exprimer leur particularité ethnique, ils devaient le faire dans la langue dominante et conformément à ses règles ; selon le propos de Kymlicka, ce phénomène selon lequel différents groupes ethniques sont ajoutés à une culture dominante est connu sous le nom de « polyethnicité11».
Le cas mexicain
Les colonisateurs ne se sont jamais considérés comme des immigrants parce qu’ils ne cherchaient pas à s’intégrer à une autre culture ; au contraire, ils ont imposé aux populations vernaculaires leur langue et leur culture. En Amérique hispanique, durant la période des indépendances, les créoles ont lancé un nombre conséquent de mouvements nationaux et ont cherché à intégrer les peuples autochtones dans une logique supposée plus pragmatique. Pendant la première moitié du XIXe siècle, les options sociopolitiques à suivre ne furent pas très claires. Il faut attirer l’attention sur le fait que les guerres d’indépendance dans l’Amérique hispanique ont dû faire face, d’une part, à l’élite (les Européens, le haut clergé, l’oligarchie créole) et, d’autre part, aux Créoles illustrés (les individus d’origine espagnole mais nés en Amérique) et le bas clergé. De plus, durant cette période, de nouveaux acteurs ont surgi, telle la couche sociale dite «basse». L’Église catholique, surtout le haut clergé, avait toujours été l’aiguille de la balance ; c’est à partir de la seconde moitié du XIXe siècle – mais surtout au début du XXe – que les nouveaux pays ont commencé à se définir comme étant des États-nations (dans le sens moderne du mot).
La voie à suivre par les nouveaux pays était de chercher à donner la citoyenneté à tous les individus nés dans son territoire sans prendre en compte leur appartenance ethnique ou culturelle ; peu importait donc le «peuple» d’origine car les nouveaux États-nations cherchaient à créer un nouveau « peuple », pas espagnol, pas indigène, mais un « peuple naissant ». Une lecture très libérale et occidentale12. Pour cela, deux choses étaient très importantes. Tout d’abord, il fallait établir une langue et une culture de base, qui pourraient être partagées par l’ensemble des individus et, à partir de cette assise, former les futurs citoyens que la nation demandait, des citoyens avec une identité propre et nouvelle. Ensuite, il fallait faire participer les individus issus des « peuples » originaux à la vie institutionnelle que les États-nations étaient en train de bâtir. Dans cette logique on ne peut pas nier le rôle primordial joué par l’institution ecclésiastique. Cette dernière, en se fondant sur les principes du syncrétisme, a permis l’émergence d’un nationalisme tout à fait différent de celui qui se développait alors en Europe.
Ainsi, les élites créoles ont décidé de garder la langue et la culture hispanique car c’était leur propre culture, mais avec des ingrédients d’un tout nouveau nationalisme ibéro-américain ; la tragédie de n’avoir pas été né en Espagne s’est paradoxalement transformé en un avantage pendant cette période. Cependant, les « peuples » vernaculaires n’ont été intégrés que dans le discours ; en vérité, même si leur existence sociale était manifeste, ils ont pratiquement disparu car la politique mise en place par le pouvoir élitiste d’alors avait défini suivant des règles juridiques qui ne les reconnaissaient pas. Le concept de « multiculturalité » restait encore confus et a rendu encore plus difficile la tâche de comprendre une réalité visible au niveau social mais invisible au niveau juridico-politique. C’est encore Will Kymlicka qui nous offre des outils pour mieux saisir de telles réalités. Pour lui, il est plus approprié de parler de « multinationalité » et de « polyethnicité13 ». Le mot « multiculturel » fait référence à une approche assez large et ne fait pas nécessairement appel à la notion d’« ethnicité». Le concept « culture » est encore plus complexe et nous amène vers des abstractions telles qu’« ethos », « civilisation » voire « peuple » ; parallèlement le mot « culture» peut faire appel à des phénomènes concrets comme les « coutumes » et les « rituels ». Néstor García Canclini atteste en ce sens que : « Le concept de « culture » peut avoir plus de 300 façons de la définir. Il y a quelques années, ceux qui ont étudié la culture ont expérimenté le vertige des imprécisions. En 1952, les anthropologues Alfred Kroeber et Clyde K. Klukhohn ont rassemblé dans un ouvrage presque 300 définitions du mot « culture » … En 2003, le magazine Commentaire a traduit un texte tiré de The Republic of Letters, pour agglutiner 57 emplois différents dudit terme. Sa banalisation est telle que même aujourd’hui il existe un ministère de la « culture »14« .
Kymlicka emploie le terme « culture » comme synonyme du mot « nation » ou du mot « peuple ». Il s’agit donc d’une communauté intergénérationnelle, institutionnalisée dans un territoire déterminé dans lequel on partage une histoire et une langue. Pour mener à bien notre étude, nous avons décidé d’adopter cette terminologie. En conséquence, un État est multiculturel quand il est multinational (ses membres individuels appartiennent à des nations différentes et diverses) et quand il est polyethnique (ses membres individuels ont émigré depuis diverses nations). Dans le Vieux Monde, on peut trouver des communautés intactes et enracinées dans un territoire occupé depuis des siècles et qui aujourd’hui se rendent publiques sous le schéma de la « libération nationale » (Corse, Pays basque, Catalogne, etc.). Dans le Nouveau Monde, le pluralisme a ses fondements sur deux piliers, à savoir, les « peuples » autochtones et la migration conquérante et colonisatrice. C’est pourquoi le pluralisme n’est pas perçu de la même manière dans ces deux continents. L’histoire officielle a malheureusement donné une place plus importante aux conquistadores qu’aux « peuples » originaux. Cela explique les préjugés racistes, évolutionnistes et colonialistes qui, jusqu’à nos jours, se reproduisent dans le sous-continent latino-américain et qui nient encore toute la valeur des « peuples » vernaculaires.
Dans la réalité d’aujourd’hui, la plupart des pays latino-américains, de tradition saxonne ou de tradition latine, sont des pays multinationaux et polyethniques en même temps ; rares sont ceux qui acceptent de telles conditions. Hormis le Canada, de tradition anglo-saxonne, le Paraguay avec la préservation et le maintien officiel de la langue guarani et la Bolivie, avec la reconnaissance depuis peu des droits des «peuples » autochtones, la majorité des pays du continent ignorent une telle réalité. En outre, il ne faut pas oublier, car cela représente un problème, que les groupes nationaux en Amérique ne sont pas définis par leur ascendance mais par une mixité ethnique, empreinte de racisme et d’injustice.
Réflexions sur de nouvelles réalités
En principe, l’appartenance « nationale » doit être ouverte à tout individu prêt à apprendre la langue et l’histoire d’une société d’accueil et ainsi participer dans ses institutions politiques et sociales. Au début du XXe siècle, la vision libérale a cherché à imposer ses valeurs ; pour cela les libéraux ont promu l’acceptation des principes politiques et des droits démocratiques sans prendre en compte l’origine ou l’appartenance ethnique, raciale ou culturelle de l’individu. De cette façon, les « peuples » ont peu à peu disparu dans l’imaginaire social. On est face à l’apparition des États-nations « civiques » et non plus forcément de « nations ethniques ». Il nous paraît important de rappeler un des « messages révolutionnaires » d’Antonin Artaud : « Il y a le nationalisme culturel, qui atteste le caractère d’une nation, ses objectifs et tout ce qui le distingue ; il y a aussi le nationalisme dénommé civique, qui dans sa forme la plus égoïste est marqué par le chauvinisme et se traduit en luttes douanières et confrontations économiques et, dans le pire de cas, en guerre totale15. » L’incorporation des « peuples originaux » et l’assimilation des anciens «colonisateurs » à une culture en formation sont les sources de la diversité au sein des États-nations latino-américains contemporains.
Nous pouvons aller plus loin et approfondir encore davantage la réflexion si nous observons le cas de la population d’origine africaine dans l’ensemble du continent américain. Issus d’une politique d’esclavage, ceux qui sont aujourd’hui appelés afro-américains ne sont ni des immigrants volontiers, ni des conquérants-colonisateurs, ni même des « peuples originaux » de l’Amérique. De plus, nous pouvons affirmer que la population afro-descendante n’est pas issue d’une seule « nation » ou du même « peuple » car elle n’a pas pu partager la même culture au moment de son arrivée dans les Amériques. Cela peut expliquer l’interminable et compliqué procès d’intégration ou d’assimilation bureaucratie que la population noire a dû subir par la suite tout au long du XXe siècle.
Néanmoins on peut désormais affirmer que ces populations issues des anciennes « nations » et « peuples » africains ont forgé une loyauté assez forte avec leurs États-nations en comparaison avec d’autres secteurs de la société latino-américaine. Le fait de se focaliser sur l’incorporation aux institutions socio-hégémoniques (bureaucratie, médias, élites scientifiques, etc.) n’a pas permis de faire naître un « nationalisme » africain en Amérique. Toutefois, dans des pays tels que les États-Unis, la Colombie ou le Brésil, où il existe une forte ascendance africaine, ces populations ont fini par bâtir une culture plutôt « noire » qu’africaine.
Pour revenir de manière concrète au thème du libéralisme, il faut rappeler que la démocratie libérale a depuis toujours cherché l’égalité et la liberté pour l’ensemble des citoyens ; la plupart des Constitutions modernes garantissent d’ailleurs les droits civiques et politiques de tous les individus sans prendre en compte leur appartenance, croyance ou affiliation. Une réponse aux valeurs de l’Ancien Régime où la hiérarchisation de la société était le fondement même du système. Dans cette logique, l’idée des « droits spéciaux » ou « droits exclusifs » n’a pas sa place ; les « droits spéciaux » font appel à une perspective collectiviste ou communautariste et non aux valeurs libérales d’égalité et de liberté, fondement même des droits individuels. Cela explique aussi la disparition des « droits aux peuples ». La catégorie des « droits collectifs », quant à elle, a une histoire longue et hétérogène et c’est pourquoi il faut faire la distinction entre la « citoyenneté différenciée » et les « droits spéciaux ».
De même, il est erroné de penser que les « droits collectifs » sont opposés aux « droits individuels ». L’origine de cette confusion se trouve dans la façon de formuler les revendications établies par les groupes ethniques et nationaux. Les revendications ethniques impliquent l’exigence d’un groupe contre ses propres membres, elles cherchent donc à se consolider de l’intérieur, n’admet pas le dissentiment entre ses membres et cherche au bout du compte à fermer l’ethnie à toute « pollution » externe ; on appelle cela des « restrictions internes ». Les revendications nationales s’érigent contre les principes sociopolitiques de la société à laquelle elles appartiennent ; la consolidation est recherchée plutôt vers l’extérieur ; le dissentiment est normal et la communauté est comprise comme ouverte et changeante. On est face aux « protections externes ». Les « restrictions internes » emploient le pouvoir étatique pour limiter la liberté de l’individu à l’intérieur du groupe ou de l’ethnie. Il est nécessaire de reconnaître que tout type d’autorité est synonyme de restriction à la liberté, même la démocratie est restrictive ; cependant, il existe des groupes qui cherchent à imposer des restrictions plus larges et finissent par nier les valeurs démocratiques de liberté et de l’égalité.
Les « protections externes », elles, cherchent plutôt à limiter l’impact des « décisions démocratiques et sociales » sur l’ensemble du groupe ; dans cette logique, le sujet de discussion se trouve donc sur le principe de justice et d’équité parmi les groupes sociaux à l’intérieur d’une société déterminée. Les « protections externes » sont défensives donc ne cherchent pas l’imposition de valeurs. À en juger par les propos de Will Kymlicka : « Les «protections externes » ont l’objectif de maintenir les droits libéraux et les institutions démocratiques ; les « restrictions internes », quant à elles, ont pour objectif de limiter les droits libéraux au nom de la tradition culturelle ou bien d’une orthodoxie religieuse… Les « protections externes » impliquent des relations intergroupales. Le groupe ethnique ou national essaie de protéger son existence et son identité spécifique en limitant l’impact des décisions prises par l’ensemble de la société au sein duquel le groupe est englobé. Les « restrictions internes » impliquent par conséquent des relations intragroupales. Le groupe ethnique ou national cherche donc à employer le pouvoir de l’État pour limiter les libertés de leurs propres membres au nom de la solidarité du groupe »16.
Force est de constater donc que les « restrictions internes » surviennent dans les pays qui ont cherché l’homogénéité culturelle dans la mesure où les « protections externes » ont lieu dans les États qui reconnaissent la diversité culturelle (États multinationaux ou États polyethniques). Soulignons que les « restrictions internes » sont une menace réelle pour les droits individuels, mais il serait inexact d’affirmer que de telles restrictions sont le résultat des politiques multiculturelles des États-nations modernes. En réalité, la mise en marche des politiques multiculturelles cherche à ce que les minorités historiquement niées ou invisibles arrivent à exprimer leurs identités ethniques dans un cadre de reconnaissance étatique où les « pressions externes » pour l’homogénéisation sont déjà dépassées. C’est la raison pour laquelle la plupart des revendications des « peuples originaux » sont des « protections externes ».
Les « restrictions internes » s’inscrivent dans une logique religieuse et pas forcément culturelle ; il s’agit plutôt d’actes de foi et non pas de réflexions ou d’idées. C’est sans doute pourquoi dans les sociétés laïques et séculaires les « restrictions internes » ne trouvent pas de place et finissent toujours par échouer17. En ce qui concerne les pays latino-américains de tradition romane ou latine, le procès de construction des États-nations indépendants, nous l’avons dit, a forcément été influencé par une institution telle que l’Église catholique. Cela a donné l’émergence d’une sorte de nationalisme religieux dans plusieurs régions du sous-continent. Toutefois, les États-nations latino-américains d’aujourd’hui sont, pour la plupart, des pays qui cherchent à établir des valeurs démocratiques. Pour cela, ils tentent de promouvoir les « protections externes » en laissant de côté les « restrictions internes ».
En définitive, il nous a semblé essentiel d’établir dans ce travail une claire distinction entre ces deux types de « droits spéciaux » car ils continuent de nos jours à être adoptés de façon indistincte, toujours au service des intérêts d’une certaine hégémonie et non des «peuples» dans les réalités latino-américaines18, où on décèle des États-nations multiculturels et polyethniques.
Notes
- Yves Alpe, Jean-Renaud Lambert, Christine Dollo et al., Lexique de sociologie, Paris, Dalloz, 2007, p. 201.
- Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion sur la diversité humaine, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 1989, p. 203.
- Benedict Anderson, Comunidades Imaginadas. Reflexiones sobre el origen y la difusión del nacionalismo, México, FCE, 2007, p. 63.
- Max Weber, Economía y Sociedad, México, FCE, 2000, p. 1067.
- Benedict Anderson, Comunidades Imaginadas…, op. cit., p. 63-76.
- Peter L. Berger, Thomas Luckmann, « Modernidad, pluralismo y Crisis de Sentido. ¿Qué necesidades humanas básicas de orientación deben ser satisfechas? », Estudios Públicos, 63 (invierno 1996), 54 p.
- Will Kymlicka, Ciudadanía multicultural, Barcelona, Paidós, 2010, p. 26.
- Par exemple pour le cas argentin Diego Jarak souligne : « La littérature argentine du XIXe siècle […] est le plus souvent utilisée pour incarner celui qui, à cette époque, se présente aux yeux des Argentins comme la menace la plus actuelle devant le processus de construction d’une identité nationale : l’étranger. » Diego Jarak, « Les Indiens face à la construction de l’État-nation en Argentine », Cahiers d’études romanes, Nouvelle Série, no 30, « Les mots du politique », 2015, p. 99.
- Par exemple, les Suisses revendiquent aussi bien un patriotisme « local » que «national» ; ils ont aussi un sentiment de loyauté envers la fédération helvétique qui est composée de différentes nations dans un État multinational appelé la Suisse.
- Sylvia I. Hilton, « En busca de la felicidad: el buen gobierno y el patriotismo en las fronteras españolas de Norteamérica », in Patricia Galeana (coord.), Historia Comparada de las Américas. Sus procesos independentistas, México, Siglo XXI-CIALC, 2010, p. 69-89.
- «Les groupes des immigrés ne sont pas des « nations », leur spécificité réside principalement dans la vie familiale et dans les associations “civiles” ; cela n’est pas en contradiction avec son intégration institutionnelle à la société d’accueil. Les groupes des immigrés ont affirmé de façon systématique leur droit à exprimer leurs spécificités ethniques ; cependant, ils l’ont fait dans les institutions publiques créées expressément à cet objectif. Nombre de “groupes ethniques”, étant des cultures librement ajoutées à une société plus vaste, sont devenus, de ce fait, des États polyethniques » (Will Kymlicka, Ciudadanía multicultural, op. cit., p. 31).
- Gérard Gómez atteste en ce sens : « En effet, les criollos ont mis en marché le processus d’indépendance au début du XIXe siècle en se basant sur les écrits des auteurs français du XVIIIe siècle tels que Montesquieu, Voltaire ou Rousseau… le processus indépendantiste mis en place pour Simón Bolivar durant les premières décennies du XIXe siècle et les mouvements contestataires d’Emiliano Zapata au Mexique et d’Augusto César Sandino au Nicaragua au début du XXe siècle se sont inscrits dans la lignée des révolutions anglaise de 1688, nord-américaine de 1776 et française de 1789. » Gérard Gómez, « Les vecteurs de l’expression politique en Amérique latine (XXe-XXIe siècles) », Cahiers d’études romanes, Nouvelle Série, no 30, « Les mots du politique », 2015, p. 249.
- Will Kymlicka, Ciudadanía multicultural, op. cit., p. 26-46.
- Néstor García Canclini, Diferentes, Desiguales y Desconectados. Mapas de la interculturalidad, Barcelona, Gedisa, p. 29.
- Antonin Artaud, Messages révolutionnaires, Paris, Gallimard, 1979, p. 106.
- Will Kymlicka, Ciudadanía multicultural, op. cit., p. 59.
- Bien qu’il y ait des exceptions telles que les mennonites dans plusieurs pays latino-américains, notamment au Paraguay, dans la région du Chaco.
- On a suggéré dans un travail antérieur : « En los hechos y en la realidad tangible el concepto de latino y más específicamente el termino América Latina no convenía, y sigue sin convenir ni convencer, a grandes partes del continente, más allá del territorio sajón, por ejemplo las comunidades indígenas que de latino no tienen nada, o bien los territorios franceses que parecían no pertenecer a ninguna de las dos grandes Américas, o incluso todas la poblaciones de afrodescendientes que desde entonces ya vivían en el continente. » Rubén Torres Martínez, « Sobre el concepto de América Latina. ¿Invención francesa? », Cahiers d’études romanes, Nouvelle Série, no 32, « Amérique francophone et Amérique latine. Rencontres contemporaines », 2016, p. 96.
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